Nous
sommes désormais en possession d’une certaine espèce d’imbécile
capable de résister à toutes les catastrophes jusqu’à ce que
cette malheureuse planète soit volatilisée.
Georges Bernanos,
1945.
Ce
qui est en jeu, c’est la survie, la persévérance dans
l’existence, et aucun monde humain destiné à durer plus longtemps
que la vie brève des mortels ne pourra jamais survivre sans des
hommes qui veuillent faire ce qu’Hérodote fut le premier à
entreprendre consciemment : dire ce qui est.
Hannah
Arendt,
1967.
Depuis
longtemps, nos sociétés techno-industrielles s’adonnent sans
retenue au fétichisme des nombres, fondé sur l’identification de
la quantité et de l’objectivité (des « statistiques »
footballistiques... au comptage en continu des morts de la Covid-19).
Or les nombres, loin d’être objectifs par eux-mêmes, sont
construits, puis présentés de telle ou telle manière, si bien que
cette construction/présentation conditionne leur analyse et celle de
la situation qu’ils sont censés décrire. L’exemple le plus
significatif de la construction discutable d’un chiffre fétiche
est fourni par le PIB, dont la croissance sanctifiée préside
pourtant à chacune de nos destinées.
Or, comme le précise Gilbert
Rist : « b) Les coûts entraînés par les activités «
réparatrices » (les frais de carrossier ou d’hôpital après un
accident de voiture [ou
une épidémie], les dépollutions des rivières ou des sites
industriels, les nuisances qu’il faut compenser, (...)) sont
considérés comme des valeurs positives, puisqu’elles stimulent
l’activité, tout comme l’embauche de policiers, de vigiles et de
juges supplémentaires pour faire face à l’augmentation de la
criminalité. [...]d) Le PIB ne tient pas compte du « coût » de la
destruction des biens « offerts gratuitement » par la nature.
Ainsi, le prix (même élevé) du pétrole ne tient pas compte du
fait que la ressource est extraite pour être irréversiblement
détruite, ce qui entraîne, de fait, un appauvrissement du
patrimoine commun 1.
» En outre, il n’est pas difficile de modifier la perception de la
réalité en transformant la présentation de son image purement
quantitative.
Je débute l’écriture de cet article le 9 novembre
2020 : à ce jour, depuis que le comptage officiel a débuté, on a
dénombré 1 787 324 cas positifs à la Covid-19 (ce chiffre est à
coup sûr sous-estimé), 197 951 hospitalisations et 40 439 décès 2.
Mais je pourrais également énoncer, ce qui est strictement
équivalent, que 2,66% de la population française (67 millions) a
été contaminée, 0,3% hospitalisée et que les victimes en
représentent 0,06%. À partir de cette présentation, il me paraît
raisonnable de considérer la Covid-19 en dehors du catastrophisme
politico-médiatique. Chaque année, la pollution de l’air fait en
France au moins 48 000 morts (en 2016, probablement moins cette
année) : quel gouvernement a décidé de confiner les voitures, les
camions, les avions, les porte-conteneurs et les usines ? Et combien
de victimes actuelles et à venir de l’épidémie de cancers «
industriels »
(probablement
plus, finalement, que celles de la Covid-19) 3
? Si, au
niveau mondial, la Covid-19 fera en 2020 autour de 1,5 millions de
morts, plus de 3 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent de
faim chaque année (probablement
davantage cette année): peut-être ne serait-il pas inutile que
chaque « journal » de TF1 ou de CNews présente quotidiennement les
avancées de ce constat macabre...
Avec le recul (dont j’ai
moi-même initialement manqué), il convient donc de reconnaître que
la Covid-19 n’est ni la peste, ni une « grippette » : elle n’est
« ni très grave, ni sans gravité 4
». On peut
souhaiter ne pas en devenir un cas aigu (comme de ne pas avoir été
un irradié de Tchernobyl ou de ne pas être un cancéreux de
l’amiante), on peut regretter les victimes (comme les autres
morts) et
déplorer que l’État, bien que prévenu depuis longtemps, ait
négligé de s’y préparer 5.
On peut, aussi, s’estimer heureux que l’ère des pandémies ne
nous confronte, pour l’instant, qu’à un virus à faible létalité
: d’autres, bien plus meurtriers, viendront assurément anéantir
le business as usual dont
beaucoup semblent pourtant espérer le retour. La Covid-19
justifie-t-elle, pour autant, de contraindre, sans souci des
retombées, une génération entière d’enfants de 6 ans (et plus)
au port du masque ? En France comme aux États-Unis et partout dans
le monde, l’explosion de la pauvreté et des inégalités et le
chaos social qui va en résulter sont les principales conséquences
des mesures restrictives censées contenir l’épidémie, sans que
leur efficacité fasse même l’unanimité scientifique (après
tout, la Suède a obtenu des résultats quasiment similaires sans
maximiser les contraintes) 6.
Et ses conséquences auront à leur tour leurs propres
conséquences...
Même du point de vue du calcul coût/bénéfice
cher aux technocrates, la stratégie des confinements à répétition
paraît irrationnelle, d’autant que sa durée est indéterminée :
qui peut être certain de la mise au point rapide d’un vaccin
efficace et sans danger ? Que faire sinon, maintenant que la
saisonnalité du SARS-CoV-2 semble avérée : instaurer un
confinement périodique à vie, comme y invite l’explosion
savamment orchestrée du tout numérique (qui, par ailleurs, fait la
fortune du capitalisme transhumaniste 7)
? Le doute étant, je l’espère, installé, je propose quelques
réflexions inactuelles complémentaires, en ce qu’elles s’appuient
parfois sur des réflexions sur les sociétés techno-industrielles
émises avant le contexte actuel, ou indépendamment de lui.
Le fétiche de la santé parfaite et l'absurdité du risque zéro
Il
est possible d’apprendre même de mauvais films. Clones (Jonathan
Mostow, 2017) est vraisemblablement un film médiocre et son intrigue
n’encombre pas ma mémoire. Mais je tiens la société qu’il
décrit comme un symbole édifiant de notre état présent. Les
individus consentent à y vivre assignés à résidence, pour ne plus
prendre aucun risque. À cette fin, on a mis à leur disposition
(contre rétribution) une technologie mêlant le virtuel et le
clonage robotique. Chacun vit chez soi, enfoncé dans un fauteuil
d’où il lui est possible de guider et de vivre à travers un
robot. Cette technologie lui offre, en plus du risque zéro, la
liberté d’être n’importe qui (un homme peut opter pour un
robot-femme, et vice versa, etc., conformément à la liberté du
choix du consommateur postmoderne), pour faire possiblement n’importe
quoi (ce n’est pas l’humain, mais le robot, qui est endommagé,
mis au rebut et remplacé).
Évidemment, les individus sont, en
majorité, dépressifs et médicamentés, car leur liberté
virtuelle, en apparence illimitée, s’accompagne d’une aliénation
et d’une inactivité profondes. Par définition, vivre revenant à
être en danger de mort, ne pas vouloir l’être suppose de cesser
de vivre, ou de se contenter d’un ersatz numérique d’existence.
La problématique sous-jacente à ce « mauvais » film de
science-fiction est donc fondamentale, car elle questionne notre
rapport au risque, à la santé, aux technologies et aux autorités
politico-industrielles qui promettent la sécurité (totale) pour
s’assurer de la dépendance (totale) de ceux qu’ils appareillent.
Schopenhauer s’emportait, au début du XIXe
siècle,
contre la croyance moderne selon laquelle les gouvernements sont
responsables de tous les maux, de sorte qu’un gouvernement
progressiste signifie l’absence de maux : « [...] à
leurs yeux, le monde, par sa nature, leur semble organisé dans la
perfection, un vrai séjour de félicité. C’est aux seuls
gouvernements qu’ils attribuent les misères colossales du monde
qui crient contre cette théorie ; il leur semble que si les
gouvernements faisaient leur devoir, le ciel existerait sur terre 8.
» C’est oublier, selon lui, que la vie est, dans son immédiateté,
souffrance, ennui, non-sens. Il aurait pourtant dû ajouter que les
souffrances sociales, celles que les humains s’affligent entre eux
en surplus des souffrances naturelles, ont pour cause principale le
désir effréné d’y échapper au détriment (direct ou indirect)
des autres... et de la nature. Et que cette croyance est,
réciproquement, stimulée par les promesses de ces gouvernements,
dont la légitimité repose sur l’échange hobbesien sécurité
contre liberté, au fondement idéologique des États modernes.
Il me
semble que cette perspective permet d’éclairer deux choses. La
première est que l’acceptation des mesures coercitives et
sécuritaires actuelles par les populations (rester chez soi,
s’adonner au télétravail, au télé-loisir, au télé-sport,
etc., « vivre » à distance et en virtuel... et,
conjointement, accepter la surveillance des drones, des détecteurs
de présence, de la traçabilité, etc.) tient moins à la gravité
objective de la situation qu’à cette croyance dans le pouvoir des
gouvernements de les protéger de tout
(y compris des catastrophes qu’ils provoquent pour entretenir leur
promesse de sécurité).
En retour, ces mesures sont prises par les
gouvernements, non pas tant pour protéger les populations que pour
protéger et conforter leur propre légitimité, qui s’effondrerait
s’ils reconnaissaient leur incapacité à tenir cette promesse.
Pourtant, comme dans Clones, ce « contrat social » aboutit à
l’enfermement technologiquement assisté : l’amenuisement de
l’existence, l’isolement, l’apathie, la dépression, parfois le
suicide.
Il me semble qu’Ivan Illich anticipait ce type de piège,
quand il constatait que l’extension de l’obsession de la santé
parfaite, poussée jusqu’au déni de la mort, facilitait
l’institution technocratique d’un « hôpital planétaire
». Car ce
fantasme devient nécessairement, dans sa
démesure,
un « facteur pathogène »
: « Plus grande est l’offre de santé, plus les gens répondent
qu’ils ont des problèmes, des besoins, des maladies. Chacun exige
que le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne le
plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et prolonge la
vie à l’infini. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Oubliant ainsi
qu’un tel dégoût de l’art de souffrir est la négation même de
la condition humaine. » Sortir de l’impasse du principe «
sécurité contre liberté », qui ne conduit finalement qu’à
l’insécurité dans la
captivité, suppose à l’inverse de redéfinir collectivement «
les limites entre lesquelles il convient d’affronter la souffrance
plutôt que de l’éliminer, d’accueillir la mort plutôt que de
la repousser. 9
»
Il faut
aller plus loin. Si la Covid-19 est l’un des produits du mode de
vie industriel, si ce mode de vie est centré sur l’obsession de la
santé parfaite et de la vie sans risque, alors cette redéfinition
collective des limites, plus que l’accroissement des moyens
hospitaliers, paraît indispensable si l’on veut éviter la
prolongation tragique de l’ère des pandémies.
Management de crise ou crise du management ?
Il
existe un remède simple contre les théories du complot : ne pas
surestimer l’intelligence des gens de pouvoir (technoscientifique,
économique et politique), prisonniers de schémas mentaux étroits
et peu aptes à en changer par eux-mêmes. Prisonniers, également,
des effets d’homogénéisation engendrés par le mimétisme. L’un
de ces schémas mentaux consiste à promouvoir, en toutes
circonstances, l’impératif de s’adapter au progrès, au
développement, c’est-à-dire au processus qui, faisant de
l'accroissement du PIB et des innovations technologiques une
nécessité indiscutable, « oblige à transformer et à détruire,
de façon généralisée, le milieu naturel et les rapports sociaux
en vue d’une production croissante de marchandises (biens et
services) destinées, à travers l’échange, à la demande
solvable 10.
»
Cet impératif d’adaptation est l’un des piliers du
management, applicable aussi bien dans l’entreprise que pour
gouverner un pays appréhendé comme une entreprise (qui n’a
pourtant pas vocation à la démocratie) : dans les deux cas, les
travailleurs, les gens du commun, considérés comme incompétents et
irrationnels, doivent s’en remettre aux experts et autres «
conseillers du Prince ». L’historien Johann Chapoutot, tout en
dévoilant l’une de ses racines (nazie), décrit cette méthode
comme « hiérarchique sans être autoritaire »,
dans la mesure où elle offre aux « « collaborateurs » la
jouissance d’une liberté aménagée, où l’on est libre de
réussir en exécutant au mieux ce que l’on n’a pas décidé
soi-même 11.
» La fin est fixée par le sommet (les dirigeants éclairés par les
experts) et les exécuteurs sont libres dans sa réalisation, avec le
minimum de moyens que le sommet leur octroie. Cette « liberté
aménagée » les amènent à endosser la responsabilité de l’échec
(bien qu’ils ne décident ni de la fin, ni des moyens pour
l’obtenir), alors que la réussite sera évidemment celle des «
décideurs ». Tel est bien le cas des mesures prises pour contenir
l’épidémie actuelle, fondées sur la responsabilisation aliénée
et la culpabilisation des populations, dans l’exécution des
décisions gouvernementales auxquelles elles n’ont pas été
conviées à participer.
En
contexte de crise, devenu la norme, cette méthode trouve son
prolongement dans les « plans de continuité des activités » («
business continuity plans »)
: « Théorisée depuis les années 1990 par le management du risque,
à travers notamment le Business Continuity Institute
qui délivre
des formations suivies par les dirigeants du monde entier, l’idée
s’est imposée que nous étions en train d’entrer dans une
période de catastrophes incessantes (écologiques, industrielles,
terroristes) qui risquait de conduire les populations à la défiance
et au questionnement. Face à ce risque, le but avoué de ces «
plans » est d’utiliser les catastrophes et leur effet de
sidération sur les esprits pour reprendre les populations en main, à
partir de directives qui partent des instances dirigeantes et qui se
diffusent dans tous les organes de directions publics et privés, et
qui permettent de poursuivre la transformation des sociétés au
service de l’innovation [du
développement] », c’est-à-dire, actuellement, au service du tout
numérique 12.
Entretenir l’adaptation des populations a donc pour finalité de
désamorcer « la réflexivité politique du danger »
et, ainsi, toute forme de résistance et de contestation : « Si on
se rend à l’évidence et que l’on prouve que les gardiens de la
rationalité et de l’ordre permettent qu’on nous mette en danger
de mort en toute légalité, cela va vraiment faire désordre au
niveau politique. » Voilà l’enjeu majeur pour les tenants des
sociétés techno-industrielles, c’est-à-dire des sociétés du
risque, dont le développement est voué à se confronter en
permanence avec la multiplication de leurs nuisances écologiques et
de leurs contre-effets sanitaires 13.
Néanmoins, ce management se heurte aujourd’hui à un dilemme :
resserrer les contraintes est susceptible d’aggraver
l’appauvrissement social au-delà de ce qui est politiquement
soutenable ; les desserrer revient à remettre en question la
promesse de la protection complète et de la santé parfaite. Dans
les deux cas, la légitimité de l’État protecteur – de l’État
« maître de la situation », est dévaluée. Combien de temps la
stratégie actuelle d’un confinement de basse intensité
survivra-t-elle ?
Vers un délitement de l'imaginaire de la maîtrise ?
Les
sociétés techno-industrielles, qui se complaisent dans la
soumission aveugle aux nécessités des processus qu’elles-mêmes
ont initiés, sont hantées par l’imaginaire de la maîtrise : la
croyance que l’emprise insensible sur la nature et l’enfermement
douillet dans un monde hyper-technologique sont synonymes, sinon de
liberté (en dehors de celle de consommer à hauteur de sa
solvabilité), du moins de sécurité ; que toutes les nuisances
engendrées par les sociétés techno-industrielles peuvent trouver
leur solution dans le cadre même de la structure et de la logique de
ces sociétés. Que leur puissance sans cesse accrue leur permet de
diriger à leur gré le cours de leur histoire. Que rien, en
conséquence, ne doit entraver les progrès de l’efficience
rationnelle 14.
La
Covid-19 a pourtant engagé un processus inédit, un engrenage de
nécessités internes aux conséquences imprévisibles. Elle devrait
nous réapprendre cette banalité que le temps est ce qui nous engage
dans son flux émergent : indéterminé et irréversible. Et que, «
Loin de faire et de construire leur histoire, les hommes doivent bien
davantage supporter une histoire qui les bouscule, les pousse et les
balaye sans ménagement 15.
» Elle devrait nous amener, en d’autres termes, à (re)penser
notre propre histoire en dehors du mythe décrivant l’histoire
humaine comme la dynamique de perfectionnement de la technoscience
et, à sa suite, de la condition humaine, censé être linéaire,
cumulatif, continu, nécessaire, irréversible et indéfini.
Le
symptôme le plus significatif du délitement de l’imaginaire de la
maîtrise (ou du mythe du Progrès) est peut-être aujourd’hui le
chaos informationnel généré par l’expansion du monde des écrans
(qui se répercute déjà en chaos social). Je m’inspirerai ici
d’Hannah Arendt, qui distingue trois types de vérités 16
: (a) La
vérité scientifique, dont le contraire est l’erreur ou
l’ignorance.Il est de notoriété publique que le gouvernement,
pris dans la panique de l’impréparation, a décidé de couvrir ses
décisions par l’instauration d’un Comité scientifique : les
décisions prises, conformes en principe à la vérité scientifique,
ne peuvent alors qu’être les bonnes décisions, et tout avis
contraire relever, soit de l’erreur, soit de l’ignorance. Les
populations, ne pouvant posséder les connaissances et la position
sociale requises pour contredire les conseils des experts, sont alors
condamnées, bon gré mal gré, à s’adapter (voir le management de
crise).
Que des scientifiques aient accepté de se prêter à cet
aménagement en dit long sur la science réellement existante.
Bertrand Russell définit l’esprit scientifique à partir de
comportements tels que la « réceptivité critique non dogmatique
» ou l’«
attitude expérimentale et pleine de doutes »,
inadaptés à l’urgence et à l’action immédiate. La science
réellement existante dans le monde industriel, sacrifiant cet
esprit, s’est insérée « toujours davantage dans une organisation
qui agrège investissements, crédits de recherche et innovations
technologiques selon un but premier qui est l’expansion de la
puissance 17.
» Dans ce cadre, l’image que les scientifiques (médecins,
épidémiologistes, etc.) nous offrent depuis des mois est celle
d’une caste traversée par les conflits d’intérêt, les
stratégies de carrière et les luttes entre égos surdimensionnés.
Une caste dont n’émanent que des informations intempestives et
contradictoires, pour des raisons souvent étrangères à
l’argumentation rationnelle. D’où le cercle vicieux : le
gouvernement, cherchant à légitimer ses décisions politiques par
la science, a fini par tenir compte uniquement des avis scientifiques
que lui-même apolitiquement institués. Évitant ainsi, sous couvert
d’objectivité, la possibilité de mener une politique démocratique
de confiance envers l’« intelligence collective des publics
concernés » (Barbara Stiegler). (b) La vérité philosophique, dont
le contraire est l’illusionLes travers de la science réellement
existante, et leur instrumentalisation politique, ont été
amplifiés, au-delà du ridicule, par l’emballement médiatique.
Doit-on s’en étonner ?
Neil Postman
a montré, il y a longtemps, que « les moyens de transmission de
l’information propres à chaque civilisation ont une influence
déterminante sur la formation des préoccupations intellectuelles et
sociales de cette civilisation »
(p. 26) et « qu’avec le déplacement de la typographie vers la
périphérie de notre culture, tandis que la télévision [les
écrans] en
prend [en prennent] la
place, le sérieux, la clarté et surtout la qualité du discours
public déclinent dangereusement »
(p. 54). Il revient aux techniques télévisuelles, puis numériques,
d’avoir produit par elles-mêmes une civilisation submergée par
l’image, l’instant, la sensation immédiate et l’impact
émotionnel. Une civilisation dans laquelle « l’information [est
simplifiée] à
l’extrême, [vidée] de
sa substance, [dépouillée] de
son contexte et de son histoire »
(p. 211) : « Nous avons si complètement accepté les définitions
de la vérité, de la connaissance et de la réalité de la
télévision que l’insignifiant et l’intempestif nous semblent
importants et que l’incohérence nous semble parfaitement saine
(p. 215) 18.
»
Comment s’étonner, donc, du spectacle faisant de la Covid-19 un
show catastrophiste assourdissant, indifférent aux causes
historiques réelles, à la réflexion et à la logique la plus
élémentaire ? Et comment s’étonner que les médias se soient
fait l’amplificateur automatique du gouvernement par la peur, qui
n’est, somme toute, qu’une modalité parmi d’autres du
gouvernement par l’émotion ? (c) La vérité de fait, dont le
contraire est le mensonge délibéré Le règne de la « vérité »
scientifique politiquement instituée et
de l’« opinion » construite et homogénéisée par les médias
a pour
fâcheuse conséquence d’éradiquer toute possibilité d’établir
la matière factuelle commune à partir de laquelle pourrait se
constituer la confrontation des opinions, c’est-à-dire le débat
démocratique : « La liberté d’opinion est une farce si
l’information sur les faits n’est pas garantie (p. 798). »
À
suivre Hannah Arendt, on comprend que toute forme de domination ne
peut que chercher à s’affranchir de la force contraignante de la
vérité de faits, qui lui échappe et la contrarie : « Les faits
importuns ont cette exaspérante ténacité que rien ne saurait
ébranler, sinon de purs et simples mensonges(p. 801). » La
nouveauté de l’ère moderne tient plutôt aux moyens
technologiques de la publicité politique mis à la disposition des
gouvernements, qui permet le réarrangement complet des faits et tend
à détruire le « sens par lequel nous nous orientons dans le monde
réel »
(p. 815), la faculté de juger et la capacité de s’opposer à des
mesures arbitraires.
À cela s’ajoute, aujourd’hui, que la
récurrence des confinements renforce, par l’usage imposé du
numérique, l’« organisation massive d’individus atomisés et
isolés » 19.
Ce qui, selon Hannah Arendt, est la définition minimale d’un
régime totalitaire, c’est-à-dire d’un régime cherchant à
atteindre la maîtrise totale de la société en la détruisant. Ce
mélange de contradictions, de confusions et de mensonges, ne sert
pourtant la maîtrise qu’à court terme, car les faits, bien que
recouverts par le « chaos informationnel » 20,
sont têtus : c’est un fait que l’expansion des sociétés
techno-industrielles est suspendue à des limites
physiques, à la déplétion des ressources pétrolières, au
réchauffement climatique, à l’écroulement de la biodiversité,
etc. ; c’est un fait que la perpétuation de leur fuite en avant
est conditionnée, en particulier, par la réussite de la transition
énergétique et numérique ; et c’est un fait que celle-ci est
partie prenante dans l’ère des pandémies (entre autres
catastrophes industrielles). L’imaginaire de la maîtrise se heurte
donc à deux dilemmes : le premier, déjà signalé, concerne la
gestion de l’épidémie. Le second correspond à l’incompatibilité
intrinsèque entre la maîtrise de l’acceptabilité sociale de la
transition énergétique et la maîtrise des épidémies.
Mieux vaut prévenir que guérir : mais quelle prévention ?
Le
premier dilemme est clairement énoncé par le rapport de l’IPBES
(Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la
biodiversité et les services écosystémiques, ONU) : « Notre
approche habituelle des pandémies est basée sur le confinement et
le contrôle après l'apparition d'une maladie et repose
principalement sur des approches réductionnistes du développement
de vaccins et de thérapies plutôt que sur la réduction des moteurs
du risque de pandémie pour les prévenir avant qu'ils
n'apparaissent 21.
»
Or, selon
ce rapport, investir pour empêcher la survenue de nouvelles
pandémies serait moins coûteux que d’en gérer les conséquences.
Dans ses implications ultimes, ce raisonnement technocratique
signifie ceci : la démesure des sociétés techno-industrielles,
c’est-à-dire des sociétés de l’efficience et de la rentabilité
illimitée, court le risque, si l’on tient compte de la complexité
et du coût immense de la prise en charge des contre-effets des
nuisances qu’elles provoquent, de sombrer dans l’inefficience et
la banqueroute généralisées. Prévenir revient alors à maintenir
la rentabilité globale de ces sociétés (qui ne peuvent se
contenter de celle des industries pharmaceutique et numérique).
Cette démarche de prévention suppose d’identifier les causes
sous-jacentes à l’ère des pandémies, c’est-à-dire à
l’accroissement, depuis le sida (1981), de la fréquence de
l’émergence de nouvelles épidémies virales. Celles-ci
proviennent de zoonoses : d’infections humaines d’origine
animale 22.
Dans le cas du SARS-CoV-2, l’hypothèse d’une transmission à
l’humain due à une modification génétique artificielle et un
accident au sein du laboratoire P4 de Wuhan (établi en 2018 avec le
soutien de la France) ne peut être écartée : les mesures
technocratiques prises pour lutter contre les épidémies dues aux
nouveaux virus les plus pathogènes peuvent provoquer l’exact
contraire de ce à quoi elles sont censées remédier 23.
De manière plus générale, l’ère des pandémies tient à une
série de facteurs : les
contacts entre les humains et la faune sauvage se multiplient avec
les avancées de la déforestation, elle-même due à la croissance
de l’urbanisation, de l’agro-industrie à destination du marché
mondial, de l’industrie minière : « L’expansion agricole
mondialisée et le commerce ont conduit à des pandémies (par
exemple, la consommation d’huile de palme
[biocarburants],
de bois exotiques, de produits nécessitant l’extraction minière)
» (IPBES) ; Le
franchissement de la barrière d’espèce augmente avec la
consommation ou le commerce mondial (légal et illégal) d’animaux
sauvages jouant le rôle d’hôtes intermédiaires.
Mais ce
transfert peut aussi, comme dans le cas du Nipah (1998, Malaisie),
transiter par les élevages industriels ; une
fois franchie la barrière d’espèce, l’explosion épidémique se
répand rapidement par les canaux (maritimes, aériens) du système
logistique mondialisé des mouvements de personnes et de
marchandises. En termes de prévention, IPBES se concentre
essentiellement sur la deuxième étape, en appelant à limiter la
consommation et le commerce d’animaux sauvages. Et pour cause :
interroger les facteurs initiaux revient, non seulement à remettre
en cause le développement, mais aussi les politiques menées, en
pleine épidémie, au sein des sociétés techno-industrielles les
plus avancées. L’extension de l’urbanisation suppose celle de la
déforestation, mais le capitalisme industriel s’est partout (en
Occident, en URSS, en Chine, etc.) [imposé et développé selon le
même schéma :« Le
capitalisme concentre la main-d’œuvre et provoque une urbanisation
accélérée [...]. Pour obtenir la force de travail nécessaire, il
arrache les paysans à la terre et les entraîne dans un milieu
artificiel 24.
»
La mondialisation est donc immanquablement celle de
l’urbanisation, de la déforestation... et des zoonoses. Pendant ce
temps, l’Union Européenne a engagé un Green New deal
fondé sur la
délocalisation de ses nuisances à l’étranger, y favorisant la
déforestation et l’empoisonnement des sols, notamment pour
importer des biocarburants (dans l’espoir de suppléer à la
déplétion des ressources pétrolières) 25.
Et la Covid-19 permet, grâce au management de crise, d’accélérer
l’adoption arbitraire de la 5G, alors que le numérique est
dépendant de l’industrie minière, qui participe activement à la
déforestation : « A l’heure actuelle, plus de 60% des matériaux
extraits dans le monde proviennent de mines de surface, qui
provoquent la dévastation des écosystèmes où elles sont
installées (par la déforestation, la contamination et la
dégradation de l’eau, la destruction d’habitats) 26.
» Si l’énergie du soleil, de l’air ou de l’eau sont
écologiques, les éoliennes, les panneaux solaires et les batteries
électriques ne le sont en aucun cas. Ils supposent l’extraction «
de plus de ressources minérales en une génération que durant les
70 000 ans précédents. »
La « matérialité » de l’«
immatériel » numérique (terminaux des usagers, infrastructures,
centres de données) n’est pas en reste. Sa fabrication est «
énergivore, polluante, consommatrice de ressources et génératrice
de déchets, étroitement associée aux industries minières et
métallurgiques, chimiques et pétrolières ».
Et son fonctionnement, qui
représente
10 % de la consommation mondiale d’électricité, émet d’ores et
déjà plus de gaz à effet de serre que le trafic aérien mondial 27.
Il semblerait donc que, sur ce point, le dilemme soit tranché : ce
sera le développement durablement « augmenté »... et les
pandémies (entre autres). Jusqu’à ce qu’elles deviennent, dans
tous les sens du terme, ingérables (rien ne permet, déjà, d’être
assuré qu’il y aura un « après » Covid-19 : nous verrons...).
L'industrialisme, les pandémies à venir et les imbéciles
À
la sortie des deux guerres mondiales, Georges Bernanos écrivait un
court pamphlet, dans lequel il observait qu’à partir de la
première révolution industrielle, les perfectionnements
technologiques continus (la « Technique ») servaient l’adoration
universalisée du Dieu-argent et l’objectif de puissance poursuivis
par tous les États sans exception, quelle que soit leur idéologie
(libérale, fasciste ou « communiste »). Et que cette course à la
puissance développait en elle-même, par-delà ces idéologies, des
capacités d’autodestruction qui échappaient à la responsabilité,
pétrifiaient la sensibilité et entravaient la liberté. Les
imbéciles, pour lui, ne sont pas les ignorants, mais tous ceux qui
soutiennent, malgré l’accumulation des catastrophes provoquées
par la Technique (et la liste, depuis 1945, n’a fait que
s’allonger), que ses progrès sont aussi naturels (obligatoires)
que bienfaisants.
C’est pourquoi « La civilisation des Machines
est la civilisation des techniciens, et dans l’ordre de la
Technique un imbécile peut parvenir aux plus hauts grades sans
cesser d’être imbécile, à cela près qu’il est plus ou moins
décoré [diplômé]. »
Laissons-lui les mots de la fin : «
Sommes-nous des êtres conscients et libres, ou des pierres roulant
sur une pente ? (...) Lorsqu’on dit : revenir de ses erreurs
[ou de ses
illusions], cette expression ne signifie nullement un retour en
arrière. Mais on devrait évoquer bien plutôt l’idée d’un
changement de direction dans la marche en avant 28.
»
Jacques Luzi, maître de conférences en économie. Il est l'un des animateurs de la revue Ecologie & Politique.
1
G. Rist, L’économie
ordinaire entre songes et mensonges, Les Presses de SciencesPo,
Paris, 2010, p. 150-151.
2
Ces données brutes ont
été récupérées sur cascoronavirus.fr
3
C. Izoard (Revue Z), « Cancers : l’incroyable aveuglement sur une
hausse vertigineuse », reporterre.net, 14 septembre 2020.
4
F. Gouget, « Confinés, délivrés ? Réflexions par-delà la
pandémie », L’Inventaire, n°10, Automne 2020, p. 7-44.
5
Pour preuve, voir le « Rapport d’information fait au nom de la
délégation sénatoriale à la prospective sur les nouvelles menaces
des maladies infectieuses émergentes », daté de 2012
[senat.fr/rap/r11-638/r11-6381.pdf].
6
Pour les États-Unis, voir C. Hedge, « Biden et Trump ne sont qu’un
symptôme de l’effondrement de notre empire », les-crises.fr, 7
novembre 2020 : en un an, la faim dans les ménages américains a
triplé, la proportion d'enfants américains qui ne mangent pas à
leur faim est 14 fois plus élevée. Les banques alimentaires sont
débordées. Le moratoire sur les saisies et les expulsions a été
levé alors que plus de 30 millions d'Américains sans ressources
risquent d'être jetés à la rue. La France n’est pas en reste :
secourspopulaire.fr/pauvrete-precarite-pp 7
« Démasqués, les profiteurs du Covid ! », La Canard enchaîné, 4
novembre 2020.
8
A. Schopenhauer, Pensées et fragments, Slatkine Reprints, Genève,
1979, p. 207.
9
I. Illich, « Un facteur pathogène prédominant : l’obsession de
la santé parfaite », Le Monde diplomatique, mars 1999.
10
G. Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale,
Paris, Presse de Sciences Po, p. 26-36 (chaque élément de cette
définition est commenté par l’auteur).
11
J. Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à
aujourd’hui, Gallimard, 2020.
12
A. G. Cohen, « Néolibéralisme et pandémie. Entretien avec Barbara
Stiegler », terrestres.org, 26 juin 2020. Voir, également, B.
Stiegler, « « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif
politique », Gallimard, Paris, 2019.
13
Pour la citation, voir U. Beck, « La politique dans la société du
risque », Revue du Mauss, 2001, n°17, p. 376-392.
14
Voir C. Castoriadis, pour qui le noyau imaginaire central du
capitalisme est celui de la maîtrise rationnelle illimitée, aussi
bien de la nature que de la société. Il relie cet imaginaire avec «
un des traits les plus profonds de la psyché singulière –
l’aspiration à la toute-puissance », Figures du pensable. Les
Carrefours du labyrinthe VI,
Seuil, Paris, 1999, p. 72-73. Dans les faits, il n’existe pourtant
qu’une « pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle »...
15
A. G. Gargani, L’étonnement et le hasard, Éditions de l’Éclat,
1988, Paris, p. 99.
16
Voir H. Arendt, « Vérité et politique », dans La crise de la
culture, L’Humaine condition, Quarto Gallimard, Paris, 2012 [1967],
p. 788-820. Les pages renvoyant aux citations sont mises entre
parenthèses.
17
R. Garcia, « Marx, les Lumières et la science : inventaire en
réponse à José Ardillo », L’Inventaire, n°10, Automne 2020, p.
74 et suivantes.
18
N. Postman, Se distraite à en mourir, Nova Éditions, 2010 (1985).
19
H. Arendt, « Le totalitarisme », in Les origines du totalitarisme,
Paris, Quarto Gallimard, 2002 [1951], p. 634.
20
N. Postman, Technopoly. Comment la technologie détruit la culture,
L’Échappée, Paris, 2019, p. 88 : « Pour définir la Technopoly,
on peut donc dire qu’il s’agit d’une société qui ne dispose
plus d’aucun moyen de défense contre l’excès d’information ».
21
Le résumé de ce rapport est disponible sur ipbes.net/pandemics, 29
octobre 2020 (c’est moi qui traduis).
22
Je ne reprends ici que les principaux éléments de J. Luzi, « La
Covid-19 comme catastrophe industrielle », lalterite.fr (ce texte
trouve son prolongement dans le récent livre de Lucile Leclair,
Pandémies, une production industrielle, Seuil, Paris, 2020).
23
Pièces & Main d’œuvre, « Un virus d’origine scientifreak ?
», piecesetmaindoeuvre.com, 8 juin 2020 ; et « La question de
l'origine du SARS-CoV-2 se pose sérieusement », lejournal.cnrs.fr,
28 octobre 2020.
24
J. Ellul, Changer de révolution. L’inéluctable prolétariat, La
Table Ronde, Paris, 2015 (1982), p. 49.
25
R. Fuchs, C. Brown & M. Rounsevell, « Europe’s Green Deal
offshores environmental damage to other nations. Importing millions
of tonnes of crops and meat each year undercuts farming standards in
the European Union and destroys tropical forests », nature.com, 26
octobre 2020. 26
L’industrie minière
: impact sur la société et l’environnement, Mouvement Mondial
pour les Forêts Tropicales, Montevideo, 2004, p. 18, wrm.org.uy/fr/
27
G. Pitron, La guerre des métaux
rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique,
Les Liens qui Libèrent, Paris, 2018, p. 214 ; P. Bihouix, «
Consommation énergétique et cycle de vie des objets numériques :
quels impacts environnementaux », Passerelle, n° 21, 2020, p. 87-94
; B. Monange et F. Flipo (dir.), « Extractivisme : logiques d’un
système d’accaparement », Écologie & Politique, n° 59,
2019.
28
G. Bernanos, La France contre les
robots - Révolution industrielle et technologique, AOJB, 2019
(1947), p. 83-84. Sur la conscience et la liberté, voir J. Luzi, «
Lettre à mes « amish » de PMO à propos de Lumières de Macron »
(piecesetmaindoeuvre.com, 7 octobre 2020). Et sur le changement de
direction, voir A. Berlan et J. Luzi, « L’écosocialisme du XXIe
siècle doit-il s’inspirer de Keynes ou d’Orwell ? »
(mediapart.fr, 17 octobre 2020).