vendredi 21 décembre 2018

Comme Nankuo Tsa-ts'i



Au dehors, le dos appuyé à la paroi, il a étendu ses jambes devant lui. Son regard vagabonde en contrebas puis remonte vers les falaises pour errer sur le causse qui, à cette heure, n'est plus qu'un plateau de brume scintillante. 
Le soleil a passé la barrière d'yeuses et le réchauffe doucement. Son esprit se fait plus lent. Ses pensées s’étiolent pour n'être plus que des sensations qui s'éparpillent dans les arbres et les roches. 
Mazet s’évanouit dans un stand by si vaporeux qu'il en oublie sa dissolution. A cet instant - mais peut-on parler d'instant dans ce long déroulé qui l’abolit ? -, il n'est pas plus que la roche où il s'appuie, pas moins que le rapace qui plane au-dessus des bois. 
Il n'est pas moins absent que ce vieux Ferguson rouge et immobile au milieu du champ. 
Il n’est pas plus présent que cette bille de brindilles que roule un scarabée à quelques centimètres de son pied. Peut-être est-il alors semblable à Nankuo Tsa-ts'i qui rendait son corps semblable au bois mort et son esprit pareil à la cendre ? 
Un chevreuil s'est approché et broute sans méfiance à ses côtés. Pourquoi se défierait-il de celui qui n'est pas plus qu'un arbre ? L’animal mâche son herbe, la rivière coule en de lentes plaques vertes et les nuages font comme des toupets au ras de l'horizon. Lorsqu’il perçoit enfin la présence de l’animal celui-ci détale d'un bond et disparaît. 

Antoine Samano, Les enfants de Moloch 

lundi 10 décembre 2018

Un pognon de dingue


Pour celles et ceux qui souhaiteraient juger l'intervention macronienne d'hier soir de façon un tantinet dialectique, nous vous proposons la lecture, in extenso, de l'article de Loan Nguyen dans l'Humanité du 4 décembre dernier.

L’Assemblée entérine 40 milliards d’euros de cadeau fiscal au patronat

Adoptée en lecture définitive hier par les députés, la transformation du CICE en allégement de cotisations sociales apparaît comme un nouveau signe d’une politique aux antipodes des exigences des gilets jaunes.

Complètement à rebours des revendications sociales qui montent dans le pays depuis quelques semaines, l’Assemblée nationale entérinait, hier, la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2019, dont le contenu ne fait que confirmer l’orientation austéritaire et pro-patronale poursuivie par le gouvernement. 

À côté des restrictions posées aux budgets des hôpitaux, la majorité LaREM ne bouge pas d’un cheveu sur sa politique de cadeaux aux grandes entreprises en adoptant en lecture définitive le versement de 20 milliards d’euros de CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) et de CITS (crédit d’impôt sur la taxe sur les salaires) au titre de l’année 2018, mais également la transformation de ces avantages en allégements pérennes de cotisations patronales d’assurance maladie de 6 points pour les rémunérations allant jusqu’à 2,5 Smic au 1er janvier 2019. Puis dans un second temps, à compter du 1er octobre 2019, un allégement supplémentaire de 4 points imputés sur l’assurance chômage et les retraites complémentaires pour les salaires au niveau du Smic et de manière dégressive jusqu’à 1,6 Smic. Une facture salée pour les caisses de l’État et disproportionnée par rapport aux effets de ce dispositif observés sur l’emploi. 

« La transformation du CICE en réductions de cotisations sociales se traduit en 2019 par un quasi-doublement du coût budgétaire, avec, d’un côté, la créance de CICE au titre des années précédentes et, de l’autre, la dépense fiscale due à la réduction des cotisations sociales équivalentes pour les salaires de 2019 », soulignaient, en octobre, des économistes de l’Institut des politiques publiques (IPP), chiffrant par ailleurs à 0,8 point de PIB l’impact d’une telle mesure sur le déficit public. La transformation de cette aide en allégement de cotisation devrait, par ailleurs, bénéficier aux secteurs intensifs en main-d’œuvre peu qualifiée comme l’hôtellerie et la restauration, les services administratifs ou encore la santé et l’action sociale, d’après l’IPP.

Créé fin 2012 par le gouvernement de François Hollande pour « alléger le coût du travail » et relancer la création d’emplois, le CICE n’a eu de cesse de monter en puissance, passant de 4 % à 6 % de la masse salariale en 2014, sans pourtant jamais faire la preuve de son efficacité macroéconomique. « Les évaluations de l’impact du CICE ont été plutôt mitigées, avec des effets positifs sur les marges des entreprises, mais des effets modestes sur l’emploi, et quasi nuls sur l’investissement », rappelait l’IPP. Vu son mode de calcul, le dispositif a essentiellement profité aux grands groupes. 

Chez Carrefour, premier employeur privé de France, la CGT estime à 744 millions d’euros le montant du CICE versé ces cinq dernières années au poids lourd de la grande distribution. La Poste et la SNCF touchent chacune environ 300 millions d’euros annuels au titre de ce cadeau fiscal. Le groupe Banque Populaire – Caisse d’Épargne en tire, de son côté, environ 100 millions d’euros par an. Mais plutôt que d’utiliser cette manne pour créer des emplois, ces groupes ont en grande partie favorisé la restauration de leurs marges et le gonflement de leurs bénéfices. Un pur « effet d’aubaine », pour la CGT.

Ironie cruelle de l’affaire, à l’heure où les taxes sur les carburants augmentent pour le commun des consommateurs au nom de la transition écologique, c’est justement ces recettes issues de la fiscalité écologique qui seront censées compenser en partie les trous budgétaires laissés par la transformation du CICE en baisse de cotisations. De quoi jeter encore de l’huile sur le feu.


jeudi 6 décembre 2018

Histoire(s)



"Pour autant, la mobilisation des « gilets jaunes » est une forme de mobilisation très courante dans notre histoire. Seulement, nous ne sommes pas dans un mouvement ouvrier, mais un mouvement de consommateurs, c’est-à-dire de personnes qui partagent une expérience de consommation, celle d’un pouvoir d’achat trop bas, celle de la faim. Cette problématique est le propre des mouvements sociaux depuis le Moyen Age, où la question a toujours été de pouvoir se nourrir. Avant, c’était le prix du pain, maintenant, c’est le prix de l’essence".

On pourra lire la suite de ce court entretien publié par le Monde de Mathilde Larrère, historienne spécialiste des mouvements révolutionnaires en France au XIXᵉ siècle et maître de conférences à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée. 

Analyses

Laurent Mauduit Le crépuscule du macronisme Médiapart

(...) Ce régime est le plus régressif que l’on ait connu depuis les débuts de la Ve République, et le plus désinhibé : il conduit sa politique de déconstruction du modèle social français de la manière la plus violente. Presque avec ostentation. Cette caractéristique renvoie à un trait qui est sans doute celui d’Emmanuel Macron, mais qui plus largement a contaminé la haute fonction publique du ministère des finances : l’adoration, quasi fétichiste, pour les chiffres – les 3 % de déficit public, les 60 % d’endettement public… – qui ne sont, après tout, que des conventions ; et la détestation de la question sociale, sinon le mépris de classe… De ce trait un tantinet méprisant, on trouve d’innombrables indices. D’abord, les sorties d’Emmanuel Macron – tantôt des gaffes, tantôt du mépris assumé – qui donnent à comprendre ce qu’il pense des plus modestes : de ces ouvrières de chez Gad qui sont « pour beaucoup des illettrées » ; de ces ouvriers de Lunel, dans l’Hérault, qui n’ont pas compris que « la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler » ; de ces « gens qui ne sont rien », que l’on croise dans les gares, à côté des « gens qui réussissent » ; de ces « fainéants » auxquels il ne veut rien céder, pas plus qu’aux « cyniques » ou aux « extrêmes » ; ou encore de ceux qui préfèrent « aller foutre le bordel » plutôt que « d’aller regarder s’ils ne peuvent pas avoir des postes ». Autant de formules qui, d'un bout à l'autre du pays, à tous les ronds-points occupés par des « gilets jaunes », n'ont évidemment pas été oubliées…(...)

*


Frédéric Lordon, Fin de monde ? Le Monde diplomatique

(...) Mais l’on y verra surtout le retour de ce qu’on pourrait appeler « la situation La Boétie », celle que le pouvoir s’efforce de nous faire oublier constamment, et d’ailleurs que nous oublions constamment, tant elle semble un incompréhensible mystère : ils sont très peu et règnent sur nous qui sommes nombreux. Il arrive cependant que le voile se déchire et que fasse retour la cruelle réalité arithmétique du pouvoir. Et c’est bien cet aveu touchant de candeur qu’a consenti samedi soir le sous-ministre de l’intérieur, en reconnaissant qu’il ne pouvait guère engager davantage de troupe à Paris quand toute la carte de France clignote et demande de la garnison. Un manager de la startup nation trouverait sans doute à dire que le dispositif est « stressé ». Le « stress du dispositif », c’est le retour de La Boétie. Nous sommes les plus nombreux. Nous sommes même beaucoup plus nombreux qu’eux. C’est d’autant plus vrai que le plein est loin d’avoir été fait et qu’il y a encore une belle marge de progression. Tout ça se vérifiera bientôt : lycéens, étudiants, ambulanciers, agriculteurs, tant d’autres.


Mais alors quoi ? L’armée ? L’adolescent désaxé qui est à l’Élysée en est très capable : n’utilise-t-il pas contre sa population des grenades qui sont des armes de guerre, et n’a-t-il pas fait placer des snipers avec fusils à lunettes au sommet de quelques bâtiments parisiens, image des plus impressionnantes, étonnamment offerte par Le Monde qui est peut-être en train de se demander lui aussi s’il n’est pas temps de lâcher son encombrant protégé dans un virage ? (...)

*



mercredi 5 décembre 2018

Se souvenir de René Char (1907-1988)


Contrairement à l'opinion avancée, le courage du désespoir fait peu d'adeptes. Une poignée d'hommes solitaires, jusqu'en 1942, tenta d'engager de près le combat. Le merveilleux est que cette cohorte disparate composées d'enfants trop choyés et mal aguerris, d'individualistes à tous crins, d'ouvriers par tradition soulevés, de croyants généreux, de garçons ayant l'exil du sol natal en horreur, de paysans au patriotisme fort obscur, d'imaginatifs instables, d'aventuriers précoces voisinant avec les vieux chevaux de retour de la Légion étrangère, les leurrés de la guerre d'Espagne ; ce conglomérat fut sur le point de devenir entre les mains d'hommes intelligents et clairvoyants un extraordinaire verger comme la France n'en avait connu que quatre ou cinq fois au cours de son existence. Mais... 

Notes sur le maquis, 1944



mardi 4 décembre 2018

Zu asche, zu staub



De la république de Weimar aux futures sections d'assaut. Ambiance, ambiance... Qu'il est tentant, à se laisser entraîner par cette hypnose de groupe, de glisser sur les sables du temps. La fin d'une époque ? Le début d'une nouvelle ? Le spectateur, finalement, ne fait qu'attendre la suite...

 

jeudi 29 novembre 2018

Se souvenir de Bohumil Hrabal (1914-1997)



Je ne sais pas distinguer les idées qui sont miennes de celles que j'ai lues. Car moi, lorsque je lis, je ne lis pas vraiment, je ramasse du bec une belle phrase et je la suce comme un bonbon, je la sirote comme un petit verre de liqueur jusqu'à ce que l'idée se dissolve en moi comme l'alcool ; elle s'infiltre en moi si lentement qu'elle n'imbibe pas seulement mon cerveau et mon coeur, elle pulse cahin-caha jusqu'aux racines de mes veines, jusqu'aux radicelles de mes capillaires.  

Une trop bruyante solitude


vendredi 23 novembre 2018

Ecrire




Écrire, c’est accepter d’être un homme, de le faire, de se le faire savoir, aux frontières de l’absurde et du précaire de notre condition.

Georges Perros 

 

lundi 19 novembre 2018

A l'arrière des berlines


A celles et ceux qui, un peu vite sans doute, souhaitent ranger la jacquerie en gilet jaune de ces derniers jours dans l'unique tiroir d'un néo-poujadisme bon teint, proposons cet article du Vent se lève.  

On sera d'accord, ou pas, avec l'analyse, assez économiciste il est vrai, de Marion Beauvalet. Au moins, aura t-on un peu touillé dans le bocal d'images toutes faites que nous trimballons dans notre musette. C'est déjà ça...

mercredi 14 novembre 2018

Les méthodes de l’antiterrorisme et de répression du grand banditisme appliquées au militantisme politique



Pour ce qui est des lutte contre le monde tel qu'il ne va pas, cet article de Libération sur les méthodes employées par la justice et la gendarmerie contre les opposants à la décharge nucléaire de Bure. Il semble que les leçons de Tarnac n'aient pas servies à grand chose... 
 
Aussi, on a un bel aperçu, pour ne pas dire une preuve, de l'inquiétude de l'Etat et de ses alliés (vu les moyens employés) face à toute révolte consciente et organisée. C'est édifiant et assez instructif quant à leur état d'esprit.
 

mardi 13 novembre 2018

Geworfenheit et dialectique




L’homme naît inachevé, il est jeté dans le monde parce qu’il y entre inachevé, il s’y retrouve comme assiégé. Il doit donc secréter la culture comme une carapace défensive et cet inachèvement constitue la base anthropologique de la pensée dialectique. (Lapassade dit que « la prématuration biologique de l’enfant crée davantage que la fixation durable aux premiers objets d’amour, cette prématuration est source d’un besoin de fusion inassouvi ». ) En effet « jeté dans le monde », l’enfant y constitue une totalité inachevée, incomplète, une nostalgie ou si on veut une intention de la totalité qui tend à se compléter et à se rendre autonome mais qui n’y arrivera qu’aux prix d’un effort. Cet effort de totalisation est l’ébauche de la praxis. La dialectique se définit comme une logique de l’inachèvement.

Joseph Gabel, Anthropologie et dialectique



mardi 6 novembre 2018

Le salut par les sorcières


Dans ce texte, les collègues du Vent se lève rendent compte du dernier essai de l'excellente Mona Chollet : Sorcières, La puissance invaincue des femmes.

Il y est dit que le bouquin, classé depuis sa parution dans les meilleures ventes d’essais, provoque un véritable engouement médiatique. Succès explicable dans une époque qui voit "le retour de la misogynie la plus décomplexée dans de nombreux Etats, aux Etats-Unis et au Brésil notamment, mais aussi dans un contexte de crise écologique sans précédent, où l’homme n’a jamais été si proche de détruire de manière irréversible son milieu vital. 

En réponse, la figure de la sorcière, comme incarnation d’une résistance contre le patriarcat et une certaine rationalité qui justifie l’exploitation de la nature, fait son grand retour. Mona Chollet s’appuie sur cette figure et sur ses avatars modernes pour faire entendre une parole émancipatrice".  

Et nos amis de conclure qu'à "l’heure où les droites conservatrices et misogynes s’imposent un peu partout dans le monde, il semble fondamental de ne pas renoncer au « combat culturel », toujours à mener. Si la sorcière est, comme le dit Mona Chollet, celle qui « surgit au crépuscule, alors que tout semble perdu », « celle qui parvient à trouver des réserves d’espoir au cœur du désespoir », alors ses sorcières apparaissent à point nommé, pour conjurer la domination et créer d’autres possibles". 


 

lundi 5 novembre 2018

Ne pas désespérer (totalement) de l'effondrement



Pessimistes de tous poils, catastrophistes éclairés et autres contempteurs de ce monde, voici l’entretien mené par François Ruffin avec Pablo Servigne. 

En ces temps de disparition assurée de notre espèce, ce dernier vient utilement présenter ses travaux en « collapsologie » ou science de l’effondrement. On y trouvera son boire et son manger, des raisons de ne pas être d’accord, et d’autres pour ne pas totalement désespérer. 


lundi 29 octobre 2018

La Plaine rompt mais ne se rend pas


On lira chez Jef Klak la façon dont les habitants et défenseurs de la Plaine s'opposent à la mairie de Marseille et à leurs copains promoteurs. La vie même...

jeudi 25 octobre 2018

La Plaine est en feu


Pour qui connait Marseille, la place de la Plaine est un lieu encore véritablement populaire. Le mélange des genres et des classes s'y fait plutôt bien même si le quotidien de certains fut, et demeure encore, difficile. 

Mais enfin, la vie y va comme elle peut et il ne nous est pas indifférent d'y avoir pu croiser n'importe qui ou, pour être plus clair, d'avoir pu rencontrer des êtres aux talents, destins, origines et fortunes très diverses. On peut dire qu'il y a peu encore, l'air de la Plaine émancipait. 

La sinistre équipe qui préside aux destinées de la ville a décidé de mettre fin à cet état des lieux. Elle poursuit ici son entreprise de gentrification cahotante de la cité. Après le Panier, la rue de la République et le Vieux port, elle continue d'expulser les pauvres du centre-ville. Les camarades de Lundi matin en rendent compte précisément ici.

mercredi 10 octobre 2018

Par la bouche de qui parle le dieu splendide


C’est d’ailleurs pourquoi l’on pourrait soutenir que Gloria est un Cassavetes mineur. L’intrigue de thriller est inessentielle et fait en quelque sorte double emploi, quand le sujet véritablement thrilling est la gloire de Gloria, le récital Gena Rowlands, le portrait d’une force (et d’une forcenée), le blason d’une personne, prêtresse par la bouche de qui parle le dieu splendide, ou bien soeur équivoque du destin. Et ainsi de suite.

Jean-Patrick Manchette, Charlie Hebdo, janvier 1981

mercredi 3 octobre 2018

Doxa

 


La jouissance qu'impose, par lavements progressifs de la sensibilité, la doxa actuelle est un éclair pauvre, dépouillé des embuscades, trébuchements et séduisantes erreurs que nous vivons quand nous nous laissons gagner par l'autre. 
La jouissance comme seul but nie le trésor broussailleux de la découverte. Et nous voilà enjoint à faire rimer le plus intime avec le mot de possession – possession d'un manque qui, de toute façon, ne se livre jamais. 
Le désir, lui, est échappée belle, offrande de sa faiblesse à l'autre qui nous tient dans la paume de ses envies et glisse sous la notre comme une truite.

Antoine Samano, Le prodige, madame...
 

jeudi 20 septembre 2018

Lire (ou relire) Bernanos


Si nous pensions que ce système est capable de se réformer, qu’il peut rompre de lui-même le cours de sa fatale évolution vers la Dictature – la Dictature de l’argent, de la race, de la classe ou de la Nation – nous nous refuserions certainement à courir le risque d’une explosion capable de détruire des choses précieuses qui ne se reconstruirons qu’avec beaucoup de temps, de persévérance, de désintéressement et d’amour. Mais le système ne changera pas le cours de son évolution, pour la bonne raison qu’il n’évolue déjà plus ; il s’organise seulement en vue de durer encore un moment, de survivre. Loin de prétendre résoudre ses propres contradictions, d’ailleurs probablement insolubles, il paraît disposer à les imposer par la force, grâce à une réglementation chaque jour plus minutieuse et plus stricte des activités particulières, faite au nom d’une espèce de socialisme d’État, forme démocratique de la dictature.

Georges Bernanos, La France contre les robots, 1945.


lundi 17 septembre 2018

Musidora




A la recherche du secret perdu du cinéma, on croisera, dans Les Vampires, sa première et inoubliable muse.




jeudi 13 septembre 2018

Avec cette façon de faire, tous ceux qui ne jouent pas le jeu sont éliminés

Éleveur et maraîcher, ancien animateur de la Confédération paysanne, Yannick Ogor retrace, dans cette intervention, la fin du monde paysan achevée par les normes imposées par les politiques agricoles. Il décrypte les lieux de pouvoir et les mensonges qui fondent l'alimentation de la population et dénonce l'assujettissement des agriculteurs, fussent-ils « bio », à la logique industrielle. Il explique aussi ce désastre de façon détaillée dans son livre Le paysan impossible.

 

mardi 11 septembre 2018

Avancer




à Franz

On se déplaçait sans savoir où cela nous mènerait. Le voyage valait autant que son but : quitter un endroit pour en rejoindre un autre ; un endroit que l'on avait, d'ailleurs, le plus grand mal à distinguer de l'horizon. Parfois, le mot d'horizon était bien précis pour décrire la mélasse dans laquelle nous avancions.
Pour ma part, j'avais abandonné les cartes pour ne me fier qu'aux récits des voyageurs. Même s'ils décrivaient un paysage disparu, ils me livraient son âme et, par là-même, la possibilité de suivre mon propre chemin. Nul compagnon de voyage avec moi, à peine quelques auberges, ça et là, où une hôtesse plus ou moins bien disposée me tendait une tasse pour étancher ma soif.
J'ai vieilli sur ces sentiers en glanant le peu de sagesse que m'offraient les rencontres, silhouettes qui éboulaient les cailloux quand elle s'éloignaient. 
Aujourd'hui, je marche toujours – que faire d'autre ? – même si je suis plus sensible aux déclivités du terrain. Les arbres sont devenus des présences et je m'arrête de plus en plus souvent près des lacs pour capter les échos de ceux qui s'y sont baignés.
Je ne suis plus capable de mesurer le chemin parcouru. Aux grincements de mes genoux, à mon dos douloureux, je devine que je suis loin de la cabane que j'ai quitté dans ma jeunesse. 
Les voyageurs que je croise – nous prenons un thé pour échanger des nouvelles de la route – ne peuvent m'en dire plus. Eux-mêmes, lorsque je regarde leur visage à la lueur du feu, me semblent un peu hagards. Sans doute faut-il y voir l'effet de la fatigue et de la poussière qui nous font comme un masque à la fin de la journée.
Les femmes que j'ai rencontrées ne songeaient guère à s'attarder. La plupart du temps, nous cachions nos affaires derrière un rocher avant d'aller nous allonger sous un buisson. Je garde le souvenir de peaux poivrées, de morsures, de quelques mots échangés dans la timidité de l'aube. Une ou deux avaient un regard de louve. Je ne les ai jamais revues.
L'orage me surprenait rarement. Je veillais à surveiller le ciel car, ici, il n'y a rien de plus pernicieux que de se laisser bercer par ses pieds.
Parfois, un chien me rejoignait. Il s'agissait le plus souvent d'un corniaud au regard vif qui frottait ses flancs contre mes jambes. J'aimais sa compagnie, sa façon d'errer devant moi sans jamais se perdre. La nuit, à mes côtés, il lui arrivait de redresser la tête pour scruter les ténèbres avant d'entamer un dialogue silencieux avec quelque chose que je ne voyais pas. Il disparaissait au bout de quelques jours aussi rapidement qu'il était apparu et, pendant un moment, je sentais encore sa présence à mes côtés.



dimanche 9 septembre 2018

Quelques lueurs en septembre





On dirait une sorte de lumière qui n'a pas besoin de détruire l'ombre pour se faire comprendre.

Angelo, Jean Giono


mercredi 11 juillet 2018

Ombres


Je peux enlever le chapeau d'un grand geste et, saluant les ruines de la maison paternelle, dire : "Me voilà, j'ai triomphé, je ne suis rien de ce que vous vouliez que je sois ; je ne possède rien de ce que vous prétendiez que je possède, il ne me reste rien. Je ne laisse rien."

Alberto Executor y Sàez de Miera
in Sombra de la Sombra de Paco Ignacio Taibo II

 

jeudi 5 juillet 2018

Mon royaume pour une étoile




On le sent, on le sait : la contemplation d'une colline, ou d'un ciel étoilé, fait du bien. Plus qu'on ne le croit à lire un des articles du nouveau numéro de la revue Hors sol que publient nos collègues grenoblois de Pièces & Main d'Oeuvre

Selon cet article, un groupe de cliniciens et de chercheurs suisses en psychiatrie a montré qu'il y a près de deux fois plus de schizophrènes dans les centres urbains qu'en milieu rural. Un constat connu depuis 80 ans mais rarement étudié. 
 
Selon nos sagaces helvètes, le risque de schizophrénie est donc proportionnel au nombre d'années passées en milieu urbain, notamment pendant l'enfance. Plus un enfant est élevé en ville, plus il sera enclin à la schizophrénie. Ainsi, entre 1965 et 1997, le nombre de schizophrènes londoniens a plus que doublé.
 

mardi 3 juillet 2018

Voilà !


Si, devant des gens en pleine santé, l’on prononce les mots ordinaires de la nature : foin, herbe, prairie, saules, fleuves, sapins, montagnes, collines, on les voit comme touchés par un doigt magique. Les bavards ne parlent plus. Les forts gonflent doucement leurs muscles sous les vestes, les rêveurs regardent droit devant eux. Si l’on écoutait à ce moment là la petite voix de leur âme, on entendrait qu’elle dit : voilà ! Comme si elle était enfin arrivée.

Jean Giono, Aux sources mêmes de l'espérance

 

vendredi 29 juin 2018

Loupiotes estivales





   L’été est un continent d’épices brûlées
   dont les heures crépitent autour des fontaines

   son ciel tremble
   ébloui par le plus doué des anges

   libre
   je confie
   mon ombre à son échine

   et de cette cache
   - un lieu oublié des satellites -
   j’observe le soleil faire la roue
   loin d’une mer qui a perdu son nom.


Antoine Samano, Leçons de ténèbres et autres loupiotes

 

vendredi 22 juin 2018

Ce qui n'a pas de prix


On ne dira jamais assez combien la lecture des textes d’Annie Le Brun illumine les quelques moments que nous réussissons à sauver des griffes de ces temps désolants. Sa lucidité ne se dépare jamais de l’éclair surréaliste – ce qui a été vécu une fois ne s’oublie pas – qui fait des ténèbres les plus hostiles une couleur d’où peut jaillir l’espoir. 
 
Dans ce qui n’a pas de prix, Annie Le Brun nous décrit cet enlaidissement du monde que nous connaissons bien. Laideur fomentée par la collusion entre riches et artistes se réclamant du contemporain à travers un « Art des vainqueur », entreprise de neutralisation visant à installer une domination sans réplique et à camoufler la course d'un monde allant à sa perte. 
 
« De même que le régime soviétique visait à façonner les sensibilités à travers l’art réaliste socialiste, il semble que le néo-libéralisme en ait trouvé l’équivalent dans un certain art contemporain (Koons, Hirst, Kapoor et autre Cattelan, ndlr) dont toute l’énergie passe à instaurer le règne de ce que j’appellerais le réalisme globaliste. À cette différence près que, pour exercer cette emprise mondiale, nul besoin de s’en remettre à des représentations édifiantes émanant d’une idéologie précise. Car il ne s’agit plus d’imposer une conception de la vie plus qu’une autre mais essentiellement des processus ou des dispositifs en parfaite concordance avec ceux de la financiarisation du monde. Et si la terreur du totalitarisme idéologique est ici remplacée par les séductions du totalitarisme marchand, la spécificité du réalisme globaliste est de nous convier à notre propre dressage ».

Un peu de Marx avant de partir récupérer ses forces de travail


En quoi consiste l’aliénation du travail ?... Dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas mais se nie ; il ne s’y sent pas à l’aise, mais malheureux ; il n’y déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier se sent auprès de soi-même seulement en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui-même quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas dans son propre élément. Son travail n’est pas volontaire, mais contraint, travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail ? Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. 
 
Karl Marx, Ecrits de jeunesse

 

vendredi 8 juin 2018

Vert (de gris)



En vérité, il n’y a pas d’action qui exprime plus hautement la liberté de l’homme que de fixer des limites à sa capacité d’agir, sous forme d’impératifs, de normes et de règles à validité universelle, et de s’y tenir. C’est par cette autolimitation que les individus deviennent des personnes autonomes entrant en communication les unes avec les autres. Penser cela, est-ce inévitablement verser dans le totalitarisme en politique ? C’est évidemment le contraire qui est vrai. Ou le débat démocratique au sujet des nouvelles menaces va porter de plus en plus sur les limites que les sociétés industrielles vont devoir s’imposer à elles-mêmes, en coordination les unes avec les autres, ou bien c’est un écofascisme terrifiant qui risque d’imposer sa loi à la planète. 

Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé

 

mardi 5 juin 2018

La moindre chance



Le courage ? Je ne sais rien du courage. Il est à peine nécessaire à mon action. La consolation ? Je n’en ai pas encore eu besoin. L’espoir ? Je ne peux vous répondre qu’une chose : par principe, connais pas. Mon principe est : s’il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous nous sommes mis, alors il faut le faire. (…) et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?

Günther Anders


mercredi 23 mai 2018

Dada (hue)



Ce n’est pas un hasard si ceux qui se révoltent contre le capitalisme sans être possédés par l’idéologie industrialiste cherchent en général la liberté et l’égalité hors du monde des organisations et de l’éthos professionnel, dans celui des formes d’organisation communautaire, en tâchant de changer d’échelle, de revenir sur terre

Aurélien Berlan , La fabrique des derniers hommes. Retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber