Il existe encore, non loin de P. – et ce nom même évoque celui du passage -, un canal situé au sud de ce gros bourg. Il y a ces hautes herbes, les pins surplombant l’eau mate, le béton fendillé des rives, le parfum de fenouil et de roseaux pourris qui hante les endroits retirés. Nous ne sommes plus très loin de l’été. C'est là, quelques semaines après notre première rencontre, que je retrouve Oriane. Elle voit très vite dans quel genre de naïveté je patauge.
Oriane
est brune et ses lèvres s'opposent à la vulgarité du monde. Elle a
de longs cheveux noirs très épais. Son nez romain lui donne un air
grave qu'atténuent des gestes de farfadet. C’est une fille
brillante, vive, que l’on imagine mal immobile. Son intelligence me
charme par l’étendue de sa mémoire et de sa fantaisie. Elle voue
un culte à Proust et transporte toujours dans son sac à main un
exemplaire de La Recherche du temps perdu.
Ce
jour là, nous marchons en nous tenant par la main et nos reflets
dans l’eau du canal nous désencombrent peu à peu de nos
timidités.
- Tu
as déjà fait l’amour ?
- Une
ou deux fois...
- Un
puceau ! Il va falloir que je m’occupe de toi !
Nous
prenons beaucoup de temps à nous passer au crible de nos lectures.
Comment peut-elle aimer ma rugosité forgée à coup de marteau
sartrien ? Comment mon présent, jaugé à la seule balance
existentialiste, est-il perçu par cette fille qui ne frémit qu’aux
échos de Méséglise ? Nous nous disputons avec régularité même
si l’encre et ses pouvoirs nous permet de dresser des ponts
suffisamment féconds. Elle me donne la mesure de ce qui m’attend.
En
mai 1988, dans notre petite chambre de la rue V., Oriane croque un
carré de chocolat et s'étire. Elle a travaillé toute l’après-midi
à son mémoire. Elle allume une cigarette et souffle la fumée vers
la fenêtre qui s’ouvre au ras des tuiles. Elle se tourne vers moi
en s'emparant de l'exemplaire taché d'encre qui lui sert de sherpa.
Nous reprenons notre dispute du matin. Comme d’habitude, elle veut
me convertir au temps proustien et, comme d’habitude, je résiste.
Sa voix s'élève dans la pièce, un peu étouffée et ne se met à
résonner qu'au moment ou je copie ces lignes : Et c'est parce
qu'ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains
peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu'ils
contiennent tant de souvenirs, de joies et de désirs déjà effacés
pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans
l'ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu'à
en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du
corps et les souvenirs - si indifférents, si pâlis - sont effacés
de celle qui n'est plus et le seront bientôt de celui qu'ils
torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d'un
corps vivant ne les entretiendra plus.
1 commentaire:
Je suis triste parce-que je sais que je vais vous oublier
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