mardi 27 octobre 2015

L'étreinte incestueuse du temps

 
Le temps ambiant, celui du tout tout de suite, du tout jouir, du tout plein, est aussi celui de l'inceste. Hier le temps était une figure de destin à laquelle il semblait naturel de se soumettre. Il est aujourd'hui une figure d'emprise dont il s'agit de se dégager. Voilà l'étrange combat dans lequel s'épuise l'homme contemporain : desserrer l'étreinte incestueuse du temps.
 
Catherine Ternynck, L'homme de sable.


Le cirque des mirages




Fumée d'opium
Âcre parfum de fleurs fanées
Ivre d'alcool
Dans l'arrière-salle hallucinée

Yanowski & Fred Parker 

lundi 26 octobre 2015

Jayne


Du trop de réalité


En fait, une nouvelle forme de censure ne reposant plus sur l'interdiction et le manque mais sur l'excès, voire le gavage, nous menaçait au plus profond de nous-mêmes, nous empêchant de prendre de la distance, aussi bien pour penser que pour rêver.
Ainsi, en suis-je venue à l'idée d'un « trop de réalité », non sans être en prise de vertige à en reconnaître les effets dans tous les domaines, qu'il s'agisse de l'information, de l'alimentation, de l'habillement, sans parler des loisirs.
Pire, ce « trop de réalité » était en train de devenir notre seule et unique réalité, imposant sa positivité mensongère à travers ce que j'ai appelé un langage de synthèse, propre à faciliter le formatage de nos façons d'être et de penser, pour produire autant d'idées dans corps que de corps sans idées. Ce constat, je le faisais il y a dix ans, rien depuis n'est venu infirmer les sinistres perspectives.

Annie Le Brun, Nouvelles servitudes volontaires

Julianne


Nous ne goustons rien de pur

La foiblesse de nostre condition fait que les choses, en leur simplicité et pureté naturelle, ne puissent pas tomber en nostre usage. Les élémens que nous jouyssons sont alterez, et les metaux de mesme ; et l'or, il le faut empirer par quelque autre matiere pour l'accommoder à nostre service.

Michel de Montaigne, Nous ne goustons rien de pur, Les Essais

dimanche 11 octobre 2015

Les bains Tivoli


Rue Saint-Lazare se trouvaient durant le règne de Louis XIV les bains Tivoli, qui s'étaient fait une spécialité des « bains prénuptiaux ». Jacques Chabannes, qui affirme que c'est le « débridement sexuel du règne de Louis XV » qui mit à la mode la propreté corporelle, raconte : « La veille du mariage, un bain au Tivoli est une preuve de qualité, de raffinement. On y mélange à l'eau du bain des épices et des plantes aromatiques. Après le bain, on masse le futur époux avec de l'huile, à la cantharide et autres aphrodisiaques. La séance se termine par une collation de truffes cuites au champagne. Et voilà le jeune homme fin prêt pour le sacrifice. »

Marc Lemmonier & Alexandre Dupouy, Histoire(s) du Paris libertin

jeudi 8 octobre 2015

Louise


Les yeux de Caïn


Ils avaient inventé un jeu : Les yeux de Caïn. Les jumelles se dénudaient avant de se mettre à quatre pattes sur le lit. Leurs mains, lourdement baguées, écartaient leurs fesses, dévoilant leur sexe surmonté par l'œillet foncé de l'anus. Excité au plus haut point, Mazet se caressait et, selon la fantaisie du moment, les rejoignait sur le lit. Parfois, une voix s'élevait qui disait : « Tel est vu qui croyait voir ! ». Cette voix ne pouvait être que celle de Karine car Lucile était obnubilée par l'attente de ce sexe qui allait la perforer (et cette « perforation », c'est le mot qu'elle employait, ne prenait sens et joie que dans cette attente et par ce don) alors que Karine goûtait moins cette sensation que l'ironie de ce jeu à quatre yeux. Ainsi, l'une l'accueillait sans retenue, s'ouvrant immédiatement pour l'engloutir dans ce qui lui semblait être un magma de velours, l'autre se rendait par à-coups, l'enserrant pour mieux contrôler sa descente, l'autorisant à de brèves ruades jusqu'au plongeon final qui faisait que Mazet s'abandonnait souvent en elle.


Antoine Samano, L'emprunt Gallinet.

mercredi 7 octobre 2015

Sophia


Karl


Tout homme s'applique à susciter chez l'autre un besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau sacrifice, le placer dans une nouvelle dépendance et l'inciter à un nouveau mode de jouissance, donc de ruine économique. Chacun cherche à créer une puissance étrangère qui accable son prochain pour en tirer la satisfaction de son propre besoin égoïste. Ainsi, avec la masse des objets, l'empire d'autrui croît aux dépens de chacun, et tout produit nouveau devient une nouvelle source de duperie et de pillage réciproques. En se vidant de son humanité, l'homme a toujours besoin de plus d'argent pour s'emparer de l'autre, qui lui est hostile ; et la puissance de son argent diminue en raison inverse de l'accroissement du volume de production, autrement dit son indigence augmente à mesure que croît le pouvoir de l'argent.

Karl Marx, Économie et philosophie. Manuscrits
parisiens (1844).

mardi 6 octobre 2015

Monica


Se souvenir de Roberto Bolano (1953 - 2003)



2 novembre

J'ai été cordialement invité à faire partie du réalisme viscéral. Évidemment, j'ai accepté. Il n'y a pas eu de cérémonie d'initiation. C'est mieux comme ça.


3 novembre

Je ne sais pas très bien en quoi consiste le réalisme viscéral. J'ai dix-sept ans, je m'appelle Juan Garcia Madero, je suis en premier semestre du cursus de droit. Je voulais faire des études de lettres, pas de droit, mais mon oncle a insisté et au bout du compte j'ai fini par m'incliner. Je suis orphelin. Je serai avocat. C'est ce que j'ai dit à mon oncle et à ma tante et ensuite je me suis enfermé dans ma chambre et j'ai pleuré toute la nuit. Ou du moins une bonne partie. Puis, avec une résignation de façade, j'ai fait mon entrée à la glorieuse faculté de droit, mais au bout d'un mois je me suis inscrit à l'atelier de poésie de Julio César Alamo, à la faculté de philosophie et de lettres, et c'est comme ça que j'ai connu les réal-viscéralistes, ou les viscéralistes ou même vicerréalistes comme ils aiment parfois s'appeler.

Roberto Bolano, Les détectives sauvages.

lundi 5 octobre 2015

Frances


Se souvenir d'André Blanchard (1951 - 2014)



Le spleen nous épingle un galon d'avant-garde : qu'on meurt un peu chaque jour, nous le prouvons.
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Coller au dogme de l'époque, lequel promotionne l'accélération en tout, la lecture ne saurait couper à ça, ont dû se dire nos frappés – sauf par ce qu'ils méritent des taloches.
La lecture considérée comme un sprint, nous y sommes ; ainsi France Inter nous livre cinq matins par semaine la chronique d'une journaliste qui parle d'un livre, ce qui, au compteur, attribue à celle-ci près de mille cinq cents pages lues par semaine. Reprenons notre sérieux et disons qu'il faudrait un mot qui soit à la lecture ce qu'est le mot « nègre » à l'écriture.
*
Comme convive à réinviter, l'abbé Mugnier se posait là tant on était sûr, avec lui, qu'au menu il y en aurait de bien bonnes. Lors d'un dîner où la conversation vint sur Léautaud, l'abbé dit que celui-ci pouvait dire ou écrire des choses choquantes, peu importe, "il sera sauvé", parce qu'au jugement dernier il y aura tellement d'animaux qui intercèderont pour lui que Dieu, quasi la larme à l'oeil, lui ouvrira les portes. C'est mignon tout plein.
Et c'est le paradoxe dont pourrait se targuer la religion catholique : les images en provenance du ciel sont à ce point belles qu'elles se passent d'être vraies.
*
Avoir la littérature dans la peau a son synonyme : la vie vaut plus le coup d'être lue que vécue.
Écrire en rajoute une couche. La vie ? C'est ce dont on se souvient.
*
Il y a peu j'ai lu cette appréciation à propos de mes Carnets : « pour public cultivé ». C'est flatteur ; mais enfin, si c'est là un tableau d'honneur, disons qu'il est à l'image d'un salon Guermantes seconde manière, quand une Verdurin y préside : c'est un déclassement. Il y a un siècle, le public cultivé eû trouvé mes Carnets l'égale, en liturgie, du temps ordinaire.
*
André Blanchard, À la demande générale.

John & Gena


Transports en commun

 
La science et les techniques ayant mis, semble-t-il, un petit coin d'univers à la portée de l'homme, son désir s'enflamme et il s'imagine volant de mondes en mondes. C'est d'ailleurs le siècle des transports en commun.

Jean Giono, Le bonheur est ailleurs

jeudi 1 octobre 2015

Kate


Maître Tchouang


Lorsqu'il vivait au Wei, Tseng Tseu portait une robe molletonnée sans doublure, il avait le visage boursouflé, les mains calleuses et des durillons sous les pieds. Il lui arrivait bien souvent de devoir se passer de manger trois jours d'affilée ; une robe lui durait dix ans. les cordons de son bonnet auraient cassé s'il avait cherché à l'ajuster, ses coudes seraient apparus s'il avait tiré sur ses manches, s'il avait enfilé à fond ses chaussures, le talon se serait fendu. Il traînait ses savates en chantant à tue-tête les hymnes dynastiques des Chang, et sa voix emplissait ciel et terre comme un orchestre de cloches ou de lithophones. Le Fils du Ciel n'aurait pu en faire son ministre ni les princes feudataires un ami.
Le preux qui nourrit de hautes aspirations oublie son corps, le sage qui nourrit son corps oublie les biens matériels, l'homme inspiré qui atteint au Tao oublie sa conscience.

Les Oeuvres de Maître Tchouang.
Traduction de Jean Levi.

Ornella


Entre le jour et la nuit

 
En 1998, Radovan Ivsic constatait : « Aujourd'hui, le monde dort mais ne rêve pas ». Pourtant, s'il est vrai, à en croire encore Hugo, que « le rêve qu'on a en soi, on le retrouve hors de soi », le temps ne serait-il pas venu de songer à changer le jour ? Car – le rêve nous l'enseigne – la vraie vie n'est pas ailleurs mais entre le jour et la nuit.

Annie Lebrun, La couleur du rêve