Le
camarade Jacques Luzi nous offre, en primeur, sa recension du dernier
numéro de la revue
Réfractions,
Avis de tempêtes :
la fin des beaux jours ? sortie lors du printemps
2020.
Dans
ce numéro, Réfractions
propose un ensemble de réflexions critiques sur la collapsologie
(« science de l’effondrement »), qu’accompagne un
texte de l’un de ses principaux promoteurs : Pablo Servigne,
également auteur « historique » de la revue. Les
différents ne portent pas tant sur l’inventaire des nuisances
écologiques engendrées par l’industrialisme, ou sur les
difficultés à surmonter (individuellement et
collectivement)
la
coexistence de la catastrophe et du déni de la catastrophe,
que sur la prétention d’ériger cet inventaire en prophétie
scientifique « innovante », sur le déterminisme
naturaliste (proche de la sociobiologie) et l’absence de mise en
perspective socio-historique (des idées et des faits), sur la
réduction subséquente de la problématique du changement social à
la gestion psychologique et technocratique, etc. Ce faisant, ce
numéro développe un effort salutaire pour cerner ce qu’est (ou
n’est pas) l’écologie politique.
Le
texte de David Watson, peu surpris que la montée de l’angoisse
puisse « donner de la matière à une discipline académique,
une mode éditoriale, des jérémiades sur Youtube, des formes
expérimentales de retraites et des activités de consulting »
(10), ne s’adresse pas spécifiquement à la « collapsologie ».
On y trouve pourtant deux éléments notables pouvant lui être
adressés. Le premier est le constat que la « fuite en avant
technologique », propre à la civilisation industrielle
engendre un société suicidaire vouée à « l’entropie et
l’anomie » (13), date au moins des années 1960. Le second
est l’idée selon laquelle, même si « Le capital est une
hydre, la société de masse un bourbier » (18), « l’une
des meilleures façons de prendre en charge le traumatisme lié au
climat est de s’engager, d’être actif et d’assumer [son] lien
à la Terre » (19).
José
Ardillo considère que la collapsologie, par son naturalisme et son
déni de l’histoire, peut favoriser l’infantilisation (la
déresponsabilisation) et la dépolitisation. La reconnaissance de
l’« énorme résilience » (27) dont fait preuve la
société industrielle, que renforce les positions étatistes de la
gauche « organique », le conduit à relativiser la
« pédagogie de la catastrophe ». « Avant d’être
une anticipation des maux à venir, l’écologie politique consiste
à appréhender ce qui s’est déjà produit et ce qui est en train
de se produire » (28) – et de s’y opposer aussitôt. Elle
est « inséparable d’une critique de la domination »
(34) et de la volonté de pratiquer et d’encourager, à son
encontre, la « désertion
des habitudes de vie instaurées par le système en place »
(souligné par l’auteur, 39). En conséquence, l’anticipation de
l’effondrement ne peut ni se prévaloir de la certitude
(scientifique), ni constituer une raison nécessaire et suffisante de
s’opposer à l’industrialisme (39).
À
sa façon, le décroissant Pierre Thiesset rejoint Watson et Ardillo
sur le fait qu’il n’a pas fallu attendre les collapsologues pour
apprendre « que ce monde se précipitait vers sa ruine »
(44) et que la conséquence de leur discours « égocentrique et
dépolitisé » (46) est de renforcer le narcissisme produit par
la société industrielle. En ce sens, la collapsologie sert plutôt
« le renforcement de l’organisation, au détriment de la
liberté » (50). En outre, comme y insiste la rédaction de la
revue suisse Moins ! :
« En oubliant d’analyser les raisons politiques de
[l’]effondrement, on renie une partie des conséquences et des
effets que celui-ci produit, pour ne parler que d’écologie pure et
de « perte de sens ». La tragique conséquence de cette
posture amène irrémédiablement à un oubli, voire un mépris, des
différents opprimés de ce monde » (61). Une manière de
rappeler qu’une société entretient des rapports avec la nature
selon les rapports sociaux qui la structure et, qu’en conséquence,
« aucun
des problèmes écologiques auxquels nous nous affrontons ne pourra
être résolu sans un changement social profond »
(Murray Bookchin, qui souligne).
Pour
Bertrand Louart, ce déni des racines historiques, sociales et
politiques, des nuisances industrielles avance masqué sous couvert
de scientisme. Un « Positivisme qui, sous prétexte
d’objectivité scientifique, en vient à naturaliser
l’ordre social existant, c’est-à-dire à neutraliser la charge
critique qu’implique le désastre pour la société actuelle au
profit de la prophétie scientifique de l’effondrement »
(67), présentée comme une issue cathartique contraignant les êtres
humains à la survie et l’adaptation. Plutôt que « la lutte
contre les fauteurs de désastre » (70) – dont fait partie
une composante non négligeable des scientifiques, les
« collapsologues » prêchent ainsi « la
résignation, l’attente de l’événement purificateur et
rédempteur » (78).
Pour
servir ce déni, les « collapsologues » semblent
détourner de leur sens authentique les œuvres de certains auteurs.
Renaud Garcia revient ainsi sur leur usage de la pensée de
Kropoktine (1842-1921, savant et communiste libertaire), dont ils ne
retiennent que la partie consacrée à la solidarité dans le monde
animal, afin d’explorer, dans le cadre de leur naturalisme, les
techniques de « gouvernance collaborative » (98).
Considérant comme impossible aussi bien un changement social
d’origine populaire qu’une réorientation sociale menée par les
pouvoirs politiques en place, ils se présentent comme
« l’avant-garde d’un nouvel écologisme d’État »
conduit par une « caste de sages » (eux-mêmes) (100). Ce
faisant, ils éludent la part la plus importante et la plus actuelle
de l’œuvre de Kropoktine, montrant non seulement la multitude des
formes de coopération dans les sociétés humaines, leur destruction
par les États modernes et les conditions de leur renaissance :
la critique théorique et pratique de l’aliénation marchande et
bureaucratique (108).
Dans
son texte, Pablo Servigne revient sur le déroulement de la pensée
« collapsologue » (« décrire les faits »,
« apprendre à vivre avec »), insiste sur son
inachèvement et promet des considérations politiques à venir. On a
malgré tout du mal à se défaire du sentiment que l’objectif est
d’instituer une « totalité œcuménique » (Renaud
Garcia, 108) acquise à la gestion de la catastrophe par une
technocratie « verte ». Son appel à « enrichir la
collapsologie » (94), par exemple, paraît indifférent à la
question de savoir ce qu’elle-même est susceptible d’apporter à
l’écologie politique déjà existante. Et l’on reste circonspect
devant l’affirmation qu’« Il y a encore beaucoup de travail
conceptuel avant d’arriver à quelque chose de palpable au niveau
politique » (91). Comme si ce type de raisonnement, plaçant
l’abstraction conceptuelle (les intellectuels) au-dessus de
l’existence concrète (des « gens ordinaires ») et
l’homogénéité au-dessus de la diversité, ne faisait pas partie
du problème. Comme si les chemins ne se traçaient pas en marchant.
Le
succès éditorial et médiatique de la « collapsologie »
s’explique probablement par toute une série de facteurs, notamment
par la confusion médiatiquement entretenue autour des nuisances
industrielles, associées à l’homme « en général » :
que l’on songe à l’absence, dans les grands médias,
d’informations sur les pratiques industrielles à l’origine de
l’accroissement de la fréquence des épidémies, ou à
l’instrumentalisation de leurs conséquences auxquels ces médias
participent activement et qui conduisent « au renforcement de
l’organisation, au détriment de la liberté ». Mais ce
succès encourage à coup sûr, consciemment ou pas, les diverses
tentatives issues du monde intellectuel pour neutraliser l’écologie
politique, initialement développée par des intellectuels déclassés
(comme le fut Charbonneau) et des militants dont les réflexions,
hier comme aujourd’hui, sont indissociables des pratiques visant à
freiner la catastrophe et à se réapproprier, dans l’autonomie,
les dimensions culturelles, politiques et matérielles de leur
existence.