Dans
ce bref ouvrage, Michel Blay et Renaud Garcia développent une
perspective « naturienne » à contre-courant de la
société industrielle et du dévoiement technocratique de
l’écologie, avec pour finalité la préservation commune de la
nature et de la liberté.
Le
terme « naturien » s’inspire du mouvement populaire et
libertaire de « retour à la nature » qui, entre 1894 et
1914, s’est élaboré contre l’artificialisation de la vie
provoquée par l’industrialisation de la société, ou comme moyen
de défendre « non seulement la nature, mais ce que l’on fait
avec [elle], en tant que vivant humain ».
Malgré
leurs « impasses, leurs préjugés, leurs échecs, leur
folklore pseudo-mystique parfois », les auteurs proposent de
recueillir l’héritage des « naturiens » à la manière
de Pierre Fournier (La
gueule ouverte)
et d’Alexandre Grothendieck (Survivre
et vivre)
et, ainsi, de demeurer des « vivants politiques dans un milieu
vivant ».
Tenir
cette position suppose d’en finir avec les « penseurs du
vivant » ou des « descolatouriens » qui, au nom de
l’écologie, associent l’effacement conceptuel de la nature à sa
dissolution industrielle concrète. Ainsi, pour Philippe Descola, la
« nature n’existe pas », et, pour Bruno Latour, la
« nature est morte, Dieu merci ! ».
Disparaît alors la distinction entre « nature » et
« artifice » et toute résistance possible à l’expansion
industrielle, fondée sur une représentation abstraite de la nature
comme une machine privée de toute qualité sensible et sur une
pratique soumettant la nature à cette représentation abstraite et
destructrice.
La
disparition de cette distinction implique également la confusion
entre les vivants et les systèmes techniques permettant, comme y invitait le cybernanthrope Gilbert Simondon
(1924-1989), de considérer les technolologies (les applications
issues des abstractions technoscientifiques) comme des partenaires de
relations sociales. Ce qui suppose l’affirmation d’un
néo-animisme dotant les machines, fabriquées et mortes, du statut
de « vivant » et, en quelque sorte, de fétiches.
Car cette confusion sert l’« adaptation (subtile, négociée,
diplomatique) à l’innovation technologique tous azimuts,
c’est-à-dire à la force qui motorise désormais l’accumulation
du capital ».
Et cette adaptation baigne dans le paradoxe qui consiste à soutenir
l’expansion mortifère des technologies de la quatrième révolution
industrielle, dérivées du naturalisme machinal de l’industrialisme,
en le complétant par l’animisme postmoderne faisant mine, et
seulement mine, de s’en émanciper.
La
société industrielle correspond à l’application généralisée
des abstractions technoscientifiques, que ce soit dans ses rapports à
la nature, au corps vivant ou la société. Dans tous les cas, la
représentation de la nature-machine, du corps-machine et de la
société-machine conduit à nier la nature comme « devenir,
mouvement incessant, apparition et disparition, génération et
corruption », ou comme ce qui « naît,
croît, vieillit et meure, en un cycle du vivant caractérisé par
ailleurs par sa spontanéité et son imprévisibilité ».
À partir de Edmund Husserl (1859-1938), Maurice
Merleau-Ponty (1908-1961) ou encore Michel Henry (1922-2002), les
auteurs définissent la vie comme « Celle que nous sentons à
la première personne, la vie sensible éprouvée du dedans [avant
toute représentation], et non la vie telle que la conçoit la
biologie moléculaire, tributaire des modélisations de la physique », c’est-à-dire de la conception machinale de la nature
propre à l’industrialisme.
À
l’apogée de la démesure technologique, l’industrialisation du
vivant, portée par les biotechnologies et dans laquelle s’inscrit
la reproduction artificielle de l’humain, fait du corps-vivant un
corps-objet, un corps-fabriqué et machinal, un corps-mort.
Là encore, les penseurs du vivant – et autres technophiles
postmodernes – pataugent dans la boue mêlant leur adhésion à la
bio-industrie des tenants de la nature-machine et leur appel animiste
à considérer ces technologies comme des partenaires sociaux. Comme
s’il était possible d’échanger humainement avec une femme en
situation de mort cérébrale et utilisée comme ventre reproductif,
avant, pendant et après l’accouchement. Ou, lors la
gestation machinée, de soutenir le moral d’un utérus artificiel
contrôlé par une intelligence artificielle. De lui offrir des
fleurs au moment de la délivrance de l’enfant. Et d’organiser,
plus tard, de tendres rencontres entre cet enfant-machine et sa
mère-machine. Comme si naître par des voies naturelles n’était
pas le caractère de tout vivant, propulsé, singulier et inédit,
dans le cycle immanent et indéfini de la « nature qui
s’exprime dans le devenir, (…) où s’incarne notre vie ».
À
la racine de la démesure technologique, on ne trouve pas la
conception ancestrale (antique et chrétienne) de la nature, mais la
représentation abstraite de la nature comme machine spécifique à
l’ère industrielle et technologique. Cette représentation
correspond en particulier à celle, depuis le 17e siècle, du temps abstrait, insensible et uniforme, « sans
relation à rien d’extérieur » (Isaac Newton, 1687). Ce
temps-machine, parce qu’il est dissocié de la vie et du vécu
sensible, est le fondement du travail abstrait et du productivisme
caractérisant le salariat.
Il est, de surcroît, le fondement de la mesure du travail, défini
comme « produit du poids d’un corps par son déplacement ». De sorte que la nature, au même titre que les humains,
« est assimilée à une immense réserve de travail » que l’industrie minière a en charge d’extirper en
totalité. Au salariat correspond ainsi la nature-machine-stock, afin
d’établir la domination de l’ordre du Technique (« développement
de la nature-machine, réorganisation sociale autour de la machine,
pouvoir des maîtres de la machine » ).
En
évacuant le concept de « nature », les penseurs du
vivant entretiennent le déni écolo-technocratique de l’aliénation
à cet ordre du Technique, parce qu’ils le dominent et en
jouissent. Ils ne sont pas les premiers.
Contre cette satisfaction imbécile, il convient d’entretenir
l’espoir de luttes visant l’instauration de l’autonomie
humaine, dans le cadre d’un « compagnonnage » avec la
nature vivante.
C’est
à cet espoir auquel nous convient Blay et Garcia et il n’en existe
pas d’autre pour s’extraire de l’impasse industrielle, s’il
est encore temps. Quant à ceux qui s’acharnent à stigmatiser cet
espoir comme « réactionnaire », il convient de
persévérer à dénoncer leur vision théologique de l’histoire,
suspendue dans l’éther d’un « temps homogène et vide » :
« Notre réflexion part de l’idée que la foi obstinée
qu’ont ces hommes politiques [et ces intellectuels organiques] dans
le progrès, la certitude qu’ils ont de s’appuyer sur une « base
massive » et pour finir leur intégration servile dans un appareil
incontrôlable [sont] trois faces de la même chose. »
Jacques Luzi
M. Blay
& R. Garcia, La
nature existe. Par-delà règne machinal et penseurs du vivant,
L’échappée,
Paris, 2025.