vendredi 27 novembre 2020

Interdiction de diffuser des images de policiers, drones, reconnaissance faciale : ce que veut le gouvernement

Publié ici-même in extenso, l'article des collègues de Reporterre sur la proposition de loi relative à la "sécurité globale", nous montre les tentatives répétées pour rogner les rares libertés qu'il nous reste. 
 
A lire cette analyse, on comprend à quel point le pouvoir, toujours craintif de révoltes possibles et à venir, restreint dès qu'il le peut les terrains d'expression de celles-ci. Du préventif, en somme, que l'on tente de faire passer, en loucedé, occupés que nous sommes par cette survie imposée en temps d'épidémie. Rien de nouveau sous le soleil, sinon cette constante et sombre aggravation...
 



Le Parlement commence l’examen d’une proposition de loi qui vise à renforcer fortement les pouvoirs des forces de l’ordre et à entraver la liberté d’informer.

Rappelez-vous l’affaire Benalla, ou l’affaire Cédric Chouviat… Dans ces deux cas, filmer les forces de l’ordre avait permis de révéler la vérité. Cela sera-t-il encore possible ? Pas certain. La proposition de loi relative à la « sécurité globale », examinée ce mercredi 4 novembre en commission des lois à l’Assemblée nationale, pourrait fortement restreindre la possibilité de diffuser des images des forces de l’ordre — et donc les violences policières.

Présenté par deux députés En Marche, l’avocate Alice Thourot et Jean-Michel Fauvergue, ancien chef du Raid et commissaire de police à la retraite, le texte vise à « relever les nouveaux défis pour la sécurité des Français ». Il comporte une grande diversité des mesures : renforcement des pouvoirs de la police municipale et des agents de sécurité privée, utilisation des drones et caméras portées directement par les agents dans une grande variété de situations, forte limitation de la diffusion des images d’agents des forces de l’ordre sur les réseaux sociaux, possibilité ouverte aux policiers de conserver sur eux leur arme de service hors des heures de travail y compris dans les lieux publics…

Ce texte « est un fantasme des plus réactionnaires et des plus sécuritaires », dénonçait mardi 3 novembre l’avocat Arié Alimi, membre du bureau national de Ligue des droits de l’Homme, dans une interview au site Regards.

Les députés En Marche tiennent une promesse ministérielle

Attardons-nous sur la forme, d’abord, qui interroge. Ce texte est une proposition de loi, donc présentée par des députés. Elle est pourtant défendue par le ministre de l’Intérieur lui-même, Gérald Darmanin, dans les médias. Le 2 novembre, sur BFM, il se félicitait que le texte lui permette de tenir sa promesse « de ne plus pouvoir diffuser les images des policiers et les gendarmes sur les réseaux sociaux ».

Ce choix a deux avantages pour le gouvernement. Premièrement, contrairement à un projet de loi — présenté par l’exécutif —, la proposition de loi peut se dispenser d’étude d’impact et d’avis du Conseil d’État. Seule exception : le journal Nextinpcat a affirmé que le Conseil d’État publierait dans la semaine un avis sur la disposition concernant les drones, mais seulement eux.

Deuxième avantage pour l’exécutif, passer par une proposition de loi lui permet de gagner du temps. Alors que la fin du quinquennat approche, que la crise sanitaire a retardé les travaux parlementaires, l'exécutif craint de ne pouvoir faire aboutir tous ses projets législatifs. Or, confier un texte à un député permet de l’étudier sur le temps imparti aux parlementaires, plutôt que d’empiéter sur le planning de l’exécutif.

« Quand on attribue de gros pouvoirs, il faut prévoir les abus de pouvoir »

Sur le fond, la proposition de loi assure vouloir assurer un « continuum de sécurité », d’où la formule de « sécurité globale ». La coordination entre forces de l’ordre nationales, policiers municipaux et agents de sécurité privée doit être améliorée, selon l’exposé des motifs. Ainsi, une expérimentation de trois ans pour étendre les pouvoirs des policiers municipaux est prévue (possibilité de faire des relevés d’identité pour trafic de drogue ou conduite sans permis, d’immobiliser un véhicule, etc). La création d’une police municipale à Paris est autorisée.

Les pouvoirs des agents de sécurité privée seraient également étendus. Ils pourraient notamment constater des infractions, dresser des procès-verbaux, prendre l’identité des personnes et contacter des officiers de police ou de gendarmerie. La personne « interpellée » devrait alors attendre que les forces de l’ordre soient contactées, sous peine d’amende et de deux mois de prison.

« Les personnes qui vont exercer ces nouveaux pouvoir auront-elles la formation [adéquate] ? Des mécanismes de responsabilité sont-ils prévus en cas de violation des droits humains ? Voilà les questions que l’on doit se poser » à propos de ces deux premiers titres de la loi, dit à Reporterre Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer à Amnesty International France. « Quand on attribue de gros pouvoirs, il faut prévoir les abus de pouvoir. » Notons que son association a été la seule organisation de défense des libertés auditionnée par les députés lors de la préparation de la proposition de loi qui prévoit d’étendre les pouvoirs des policiers et gendarmes. La « sécurité globale » passe par « une utilisation adaptée des outils technologiques à disposition », explique l’exposé des motifs. Ces « outils technologiques » sont en l’espèce les caméras-piétons, c’est-à-dire les petites caméras que les agents peuvent porter sur leur uniforme ; et les drones ou autres moyens de filmer de façon aérienne.

« C’est un passage à la surveillance de masse »

L’article 21 élargit l’usage des images captées par les caméras-piétons des forces de l’ordre : ces images pourront désormais être diffusées « pour l’information du public ». « Que vont-ils faire ? Diffuser largement les images de ces caméras-piétons ? Cela ne permet pas le respect de la vie privée », s’inquiète Anne-Sophie Simpere.

Par ailleurs, ces images pourront aussi désormais être visualisées en temps réel « au poste de commandement ». Or, « la police est autorisée depuis 2012 à utiliser des logiciels de reconnaissance faciale », rappelle La Quadrature du Net dans son analyse de la loi. Il serait alors possible, dans les manifestations, de « renseigner en direct les agents de terrain sur l’identité des nombreux militants et militantes qu’ils croiseront », éventuellement pour les interpeller préventivement et les empêcher de manifester, s’inquiète l’association.

Il serait possible, dans les manifestations, de « renseigner en direct les agents de terrain sur l’identité des nombreux militants qu’ils croiseront ».

Enfin, les agents portant la caméra pourront désormais visualiser les images, ce qui n’était pas le cas avant. Une interdiction d’ailleurs considérée par la Cnil (Commission nationale informatique et libertés) comme une « garantie essentielle ». En effet, explique Anne-Sophie Simpere, « il y a un risque d’usage malveillant, que les policiers ou gendarmes visualisent les images et se mettent d’accord sur une version des faits ».

Ce n’est pas tout. L’article 22 s’intéresse lui aux « caméras aéroportées ». Comprenez les drones ou caméras installées sur des hélicoptères. Une longue liste de circonstances dans lesquelles ils peuvent être utilisés est dressée. Manifestations et rassemblements sur la voie publique, prévention du terrorisme, protection des bâtiments publics, constat des infractions… Bref, « on peut filmer absolument partout », résume Anne-Sophie Simpere. Certes, il est prévu d’informer les personnes qu’elles sont filmées, « sauf lorsque les circonstances l’interdisent ou que cette information entrerait en contradiction avec les objectifs poursuivis », précise l’article.

Là encore, la reconnaissance faciale pourrait être utilisée sur ces images. « C’est un passage à la surveillance de masse et donc une atteinte disproportionné au droit à la vie privée », poursuit Mme Sampere. « Ce que l’on essaye de faire avec cette loi, c’est d’appliquer la reconnaissance faciale de manière généralisée », estime Arié Alimi dans son entretien avec Regards. « On veut surveiller de manière généralisée la population, sans que la population puisse regarder les abus de la police. »

Un an d’emprisonnement en cas de diffusion de l’image du visage d’un policier ou d’un gendarme

Enfin, un chapitre est consacré à un renforcement des pouvoirs et protections des « forces de sécurité intérieure ». L’article 23 limite les remises de peine pour les infractions commises à l’encontre d’un élu, d’un militaire, d’un gendarme, d’un policier ou d’un sapeur-pompier. L’article 24 attente à la liberté d’informer : il prévoit de punir « d’un an d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende le fait de diffuser (…) l’image du visage ou tout autre élément d’identification » d’un policier ou d’un gendarme « lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police. »

Une précision est apportée : les images doivent être diffusées dans le but de porter atteinte à l’« intégrité physique ou psychique » de l’agent. « Mais concrètement, selon Arié Alimi, à partir du moment où une personne diffuse ces images, le procureur a tout loisir de renvoyer devant un tribunal correctionnel en disant ‘je ne sais pas quelle est l’intention, ce sera au juge de le déterminer’. Les procédures baillons risquent de se multiplier. »

Manifestation du 1er mai 2019, à Paris.

Anne-Sophie Simpere juge cette loi « liberticide » : « On restreint la possibilité de filmer la police et on renforce celle de filmer les citoyens. La proposition de loi est liberticide car elle porte atteinte à la liberté d’informer et à la vie privée. On nous parle de protéger la police, mais ce déséquilibre se voit et va contribuer à la dégradation des rapports police – population. »

Les discussions ne font que commencer, mais il semble que le gouvernement ait prévu d’encore durcir le texte dans un sens encore plus contraire aux libertés publiques et à la désobéissance civile. Il a déposé 32 amendements. L’un prévoit notamment d'alourdir les sanctions en cas d’intrusion sur la piste d’un aéroport. D’une sanction administrative de 750 euros, on passerait à six mois d’emprisonnement et 7.500 euros d’amende. Le double si c’est en réunion. La disposition semble étrangement viser les actions militantes contre le trafic aérien qui se sont multipliées ces derniers mois.


mardi 24 novembre 2020

Vaccin & COVID : ça vous gratouille, ou ça vous chatouille ?


A l'heure où l'annonce de la production de vaccins sensés prémunir du COVID suscite la méfiance d'une partie de la population, l'habituelle claque journalistique vilipende ce réflexe obscurantiste d'un peuple prompt à enfourcher la moindre vessie complotiste. 

Peut-être faudrait-il rappeler à ces consternants plumitifs la conduite passée de l'industrie pharmaceutique et des officines du pouvoir censées contrôler leurs élans philanthropiques...

Pour ce faire, nous reproduisons ici la liste, pourtant peu exhaustive, dressée par Philippe Descamps dans le dernier numéro numérique du Diplo.

. Dépakine. Commercialisé depuis 1967 pour traiter l’épilepsie, le valproate de sodium (Dépakine) agit comme un anticonvulsivant. Alors que des effets tératogènes (provoquant des malformations de l’embryon au cours d’une grossesse) sont connus depuis le début des années 1980, la pharmacovigilance fait défaut. Il faut attendre 2004 pour que l’accumulation des risques justifie une information pour les prescripteurs et les patients, mais celle-ci n’interviendra pleinement qu’en 2010. En février 2020, Sanofi, qui produit la Dépakine, a été mis en examen pour « tromperie aggravée » et « blessures involontaires ». L’État a été condamné à indemniser plusieurs victimes.

. Mediator. Dès 1978, le benfluorex (Mediator), vendu officiellement comme traitement du diabète, s’avère inefficace, toxique et très cher. Détourné pour servir de coupe-faim, il provoque de nombreuses valvulopathies cardiaques, mais reste commercialisé jusqu’en 2009 par Servier, qui se montre très généreux avec les médecins et le monde médical. Le procès, dont le jugement est attendu en 2021, a vu comparaître aux côtés des dirigeants de l’entreprise un ancien membre de la Haute Autorité de santé, plusieurs responsables de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps, devenue ANSM), un ex-directeur général de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et une sénatrice.

. Paxil. En 2001, l’étude 329 conclut à l’efficacité et à l’innocuité de la paroxétine (Paxil, Deroxat, Seroxat, Divarius), un antidépresseur vendu par GlaxoSmithKline (GSK) pour les enfants et les adolescents. En compulsant les données de cet essai thérapeutique, en 2015, le British Medical Journal démontre qu’elles permettent de tirer la conclusion inverse et font notamment état d’un risque de suicide. Aucun des vingt-deux signataires officiels de cette étude n’avait participé à sa rédaction, confiée à un « auteur fantôme » rémunéré par GSK.

. Vioxx. En 2004, cinq ans après l’avoir mis sur le marché et avoir dépensé un montant record en publicité, Merck retire le rofécoxib (Vioxx), un anti-inflammatoire non stéroïdien. L’administration américaine des denrées alimentaires et des médicaments (Food and Drug Administration, FDA) lui impute plusieurs dizaines de milliers de morts par arrêt cardiaque. Des auteurs employés par Merck considéraient qu’il était « bien toléré », alors que les essais contre placebo montraient une forte mortalité.

. Tamiflu. En 2009, la campagne de vaccination contre la grippe A (H1N1) tourne au fiasco, tandis que le risque apparaît surévalué. Plusieurs gouvernements ont fait des réserves de vaccins et d’antiviral oséltamivir (Tamiflu), commercialisé par Roche. Une enquête du British Medical Journal démontre que plusieurs auteurs des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur l’utilisation des antiviraux avaient des contrats occultes avec des sociétés pharmaceutiques qui les fabriquent. Alors que les preuves d’efficacité faisaient défaut depuis le début, l’OMS n’a retiré l’oséltamivir de sa liste des médicaments essentiels qu’en 2017.

. Opioïdes. Depuis 2015, on attribue une partie de la baisse de l’espérance de vie aux États-Unis à un analgésique stupéfiant, l’oxycodone (Oxycontin, Oxynorm), qui provoque une forte dépendance. Avec le fentanyl, il s’avère responsable de centaines de milliers de morts par surdose. Il a été consommé massivement en raison d’une commercialisation agressive des visiteurs médicaux de Purdue Pharma, qui ont poussé les médecins à élargir la prescription au-delà des douleurs cancéreuses et en sous-estimant le risque, comme le fit également la FDA. D’autres sociétés, dont Johnson et Johnson, doivent elles aussi faire face à des demandes de dommages évalués à plusieurs milliards de dollars. L’entreprise a déposé le bilan et devra payer plus de 8 milliards de dollars d’amendes et de dommages après avoir plaidé coupable, notamment pour le versement de pots-de-vin aux médecins.


mardi 17 novembre 2020

La Covid-19 et les imbéciles


Nous sommes désormais en possession d’une certaine espèce d’imbécile capable de résister à toutes les catastrophes jusqu’à ce que cette malheureuse planète soit volatilisée.

Georges Bernanos, 1945.

Ce qui est en jeu, c’est la survie, la persévérance dans l’existence, et aucun monde humain destiné à durer plus longtemps que la vie brève des mortels ne pourra jamais survivre sans des hommes qui veuillent faire ce qu’Hérodote fut le premier à entreprendre consciemment : dire ce qui est. 

Hannah Arendt, 1967.

Depuis longtemps, nos sociétés techno-industrielles s’adonnent sans retenue au fétichisme des nombres, fondé sur l’identification de la quantité et de l’objectivité (des « statistiques » footballistiques... au comptage en continu des morts de la Covid-19). 

Or les nombres, loin d’être objectifs par eux-mêmes, sont construits, puis présentés de telle ou telle manière, si bien que cette construction/présentation conditionne leur analyse et celle de la situation qu’ils sont censés décrire. L’exemple le plus significatif de la construction discutable d’un chiffre fétiche est fourni par le PIB, dont la croissance sanctifiée préside pourtant à chacune de nos destinées. 

Or, comme le précise Gilbert Rist : « b) Les coûts entraînés par les activités « réparatrices » (les frais de carrossier ou d’hôpital après un accident de voiture [ou une épidémie], les dépollutions des rivières ou des sites industriels, les nuisances qu’il faut compenser, (...)) sont considérés comme des valeurs positives, puisqu’elles stimulent l’activité, tout comme l’embauche de policiers, de vigiles et de juges supplémentaires pour faire face à l’augmentation de la criminalité. [...]d) Le PIB ne tient pas compte du « coût » de la destruction des biens « offerts gratuitement » par la nature. Ainsi, le prix (même élevé) du pétrole ne tient pas compte du fait que la ressource est extraite pour être irréversiblement détruite, ce qui entraîne, de fait, un appauvrissement du patrimoine commun 1. » En outre, il n’est pas difficile de modifier la perception de la réalité en transformant la présentation de son image purement quantitative. 

Je débute l’écriture de cet article le 9 novembre 2020 : à ce jour, depuis que le comptage officiel a débuté, on a dénombré 1 787 324 cas positifs à la Covid-19 (ce chiffre est à coup sûr sous-estimé), 197 951 hospitalisations et 40 439 décès 2. Mais je pourrais également énoncer, ce qui est strictement équivalent, que 2,66% de la population française (67 millions) a été contaminée, 0,3% hospitalisée et que les victimes en représentent 0,06%. À partir de cette présentation, il me paraît raisonnable de considérer la Covid-19 en dehors du catastrophisme politico-médiatique. Chaque année, la pollution de l’air fait en France au moins 48 000 morts (en 2016, probablement moins cette année) : quel gouvernement a décidé de confiner les voitures, les camions, les avions, les porte-conteneurs et les usines ? Et combien de victimes actuelles et à venir de l’épidémie de cancers « industriels » (probablement plus, finalement, que celles de la Covid-19) 3 ? Si, au niveau mondial, la Covid-19 fera en 2020 autour de 1,5 millions de morts, plus de 3 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent de faim chaque année (probablement davantage cette année): peut-être ne serait-il pas inutile que chaque « journal » de TF1 ou de CNews présente quotidiennement les avancées de ce constat macabre... 

Avec le recul (dont j’ai moi-même initialement manqué), il convient donc de reconnaître que la Covid-19 n’est ni la peste, ni une « grippette » : elle n’est « ni très grave, ni sans gravité 4 ». On peut souhaiter ne pas en devenir un cas aigu (comme de ne pas avoir été un irradié de Tchernobyl ou de ne pas être un cancéreux de l’amiante), on peut regretter les victimes (comme les autres morts) et déplorer que l’État, bien que prévenu depuis longtemps, ait négligé de s’y préparer 5. On peut, aussi, s’estimer heureux que l’ère des pandémies ne nous confronte, pour l’instant, qu’à un virus à faible létalité : d’autres, bien plus meurtriers, viendront assurément anéantir le business as usual dont beaucoup semblent pourtant espérer le retour. La Covid-19 justifie-t-elle, pour autant, de contraindre, sans souci des retombées, une génération entière d’enfants de 6 ans (et plus) au port du masque ? En France comme aux États-Unis et partout dans le monde, l’explosion de la pauvreté et des inégalités et le chaos social qui va en résulter sont les principales conséquences des mesures restrictives censées contenir l’épidémie, sans que leur efficacité fasse même l’unanimité scientifique (après tout, la Suède a obtenu des résultats quasiment similaires sans maximiser les contraintes) 6. Et ses conséquences auront à leur tour leurs propres conséquences... 

Même du point de vue du calcul coût/bénéfice cher aux technocrates, la stratégie des confinements à répétition paraît irrationnelle, d’autant que sa durée est indéterminée : qui peut être certain de la mise au point rapide d’un vaccin efficace et sans danger ? Que faire sinon, maintenant que la saisonnalité du SARS-CoV-2 semble avérée : instaurer un confinement périodique à vie, comme y invite l’explosion savamment orchestrée du tout numérique (qui, par ailleurs, fait la fortune du capitalisme transhumaniste 7) ? Le doute étant, je l’espère, installé, je propose quelques réflexions inactuelles complémentaires, en ce qu’elles s’appuient parfois sur des réflexions sur les sociétés techno-industrielles émises avant le contexte actuel, ou indépendamment de lui. 

Le fétiche de la santé parfaite et l'absurdité du risque zéro

Il est possible d’apprendre même de mauvais films. Clones (Jonathan Mostow, 2017) est vraisemblablement un film médiocre et son intrigue n’encombre pas ma mémoire. Mais je tiens la société qu’il décrit comme un symbole édifiant de notre état présent. Les individus consentent à y vivre assignés à résidence, pour ne plus prendre aucun risque. À cette fin, on a mis à leur disposition (contre rétribution) une technologie mêlant le virtuel et le clonage robotique. Chacun vit chez soi, enfoncé dans un fauteuil d’où il lui est possible de guider et de vivre à travers un robot. Cette technologie lui offre, en plus du risque zéro, la liberté d’être n’importe qui (un homme peut opter pour un robot-femme, et vice versa, etc., conformément à la liberté du choix du consommateur postmoderne), pour faire possiblement n’importe quoi (ce n’est pas l’humain, mais le robot, qui est endommagé, mis au rebut et remplacé). 

Évidemment, les individus sont, en majorité, dépressifs et médicamentés, car leur liberté virtuelle, en apparence illimitée, s’accompagne d’une aliénation et d’une inactivité profondes. Par définition, vivre revenant à être en danger de mort, ne pas vouloir l’être suppose de cesser de vivre, ou de se contenter d’un ersatz numérique d’existence. 

La problématique sous-jacente à ce « mauvais » film de science-fiction est donc fondamentale, car elle questionne notre rapport au risque, à la santé, aux technologies et aux autorités politico-industrielles qui promettent la sécurité (totale) pour s’assurer de la dépendance (totale) de ceux qu’ils appareillent. 

Schopenhauer s’emportait, au début du XIXe siècle, contre la croyance moderne selon laquelle les gouvernements sont responsables de tous les maux, de sorte qu’un gouvernement progressiste signifie l’absence de maux : « [...] à leurs yeux, le monde, par sa nature, leur semble organisé dans la perfection, un vrai séjour de félicité. C’est aux seuls gouvernements qu’ils attribuent les misères colossales du monde qui crient contre cette théorie ; il leur semble que si les gouvernements faisaient leur devoir, le ciel existerait sur terre 8. » C’est oublier, selon lui, que la vie est, dans son immédiateté, souffrance, ennui, non-sens. Il aurait pourtant dû ajouter que les souffrances sociales, celles que les humains s’affligent entre eux en surplus des souffrances naturelles, ont pour cause principale le désir effréné d’y échapper au détriment (direct ou indirect) des autres... et de la nature. Et que cette croyance est, réciproquement, stimulée par les promesses de ces gouvernements, dont la légitimité repose sur l’échange hobbesien sécurité contre liberté, au fondement idéologique des États modernes. 

Il me semble que cette perspective permet d’éclairer deux choses. La première est que l’acceptation des mesures coercitives et sécuritaires actuelles par les populations (rester chez soi, s’adonner au télétravail, au télé-loisir, au télé-sport, etc., « vivre » à distance et en virtuel... et, conjointement, accepter la surveillance des drones, des détecteurs de présence, de la traçabilité, etc.) tient moins à la gravité objective de la situation qu’à cette croyance dans le pouvoir des gouvernements de les protéger de tout (y compris des catastrophes qu’ils provoquent pour entretenir leur promesse de sécurité). 

En retour, ces mesures sont prises par les gouvernements, non pas tant pour protéger les populations que pour protéger et conforter leur propre légitimité, qui s’effondrerait s’ils reconnaissaient leur incapacité à tenir cette promesse. Pourtant, comme dans Clones, ce « contrat social » aboutit à l’enfermement technologiquement assisté : l’amenuisement de l’existence, l’isolement, l’apathie, la dépression, parfois le suicide. 

Il me semble qu’Ivan Illich anticipait ce type de piège, quand il constatait que l’extension de l’obsession de la santé parfaite, poussée jusqu’au déni de la mort, facilitait l’institution technocratique d’un « hôpital planétaire ». Car ce fantasme devient nécessairement, dans sa démesure, un « facteur pathogène » : « Plus grande est l’offre de santé, plus les gens répondent qu’ils ont des problèmes, des besoins, des maladies. Chacun exige que le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et prolonge la vie à l’infini. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Oubliant ainsi qu’un tel dégoût de l’art de souffrir est la négation même de la condition humaine. » Sortir de l’impasse du principe « sécurité contre liberté », qui ne conduit finalement qu’à l’insécurité dans la captivité, suppose à l’inverse de redéfinir collectivement « les limites entre lesquelles il convient d’affronter la souffrance plutôt que de l’éliminer, d’accueillir la mort plutôt que de la repousser. 9 » 

Il faut aller plus loin. Si la Covid-19 est l’un des produits du mode de vie industriel, si ce mode de vie est centré sur l’obsession de la santé parfaite et de la vie sans risque, alors cette redéfinition collective des limites, plus que l’accroissement des moyens hospitaliers, paraît indispensable si l’on veut éviter la prolongation tragique de l’ère des pandémies. 

Management de crise ou crise du management ?

Il existe un remède simple contre les théories du complot : ne pas surestimer l’intelligence des gens de pouvoir (technoscientifique, économique et politique), prisonniers de schémas mentaux étroits et peu aptes à en changer par eux-mêmes. Prisonniers, également, des effets d’homogénéisation engendrés par le mimétisme. L’un de ces schémas mentaux consiste à promouvoir, en toutes circonstances, l’impératif de s’adapter au progrès, au développement, c’est-à-dire au processus qui, faisant de l'accroissement du PIB et des innovations technologiques une nécessité indiscutable, « oblige à transformer et à détruire, de façon généralisée, le milieu naturel et les rapports sociaux en vue d’une production croissante de marchandises (biens et services) destinées, à travers l’échange, à la demande solvable 10. » 

Cet impératif d’adaptation est l’un des piliers du management, applicable aussi bien dans l’entreprise que pour gouverner un pays appréhendé comme une entreprise (qui n’a pourtant pas vocation à la démocratie) : dans les deux cas, les travailleurs, les gens du commun, considérés comme incompétents et irrationnels, doivent s’en remettre aux experts et autres « conseillers du Prince ». L’historien Johann Chapoutot, tout en dévoilant l’une de ses racines (nazie), décrit cette méthode comme « hiérarchique sans être autoritaire », dans la mesure où elle offre aux « « collaborateurs » la jouissance d’une liberté aménagée, où l’on est libre de réussir en exécutant au mieux ce que l’on n’a pas décidé soi-même 11. » La fin est fixée par le sommet (les dirigeants éclairés par les experts) et les exécuteurs sont libres dans sa réalisation, avec le minimum de moyens que le sommet leur octroie. Cette « liberté aménagée » les amènent à endosser la responsabilité de l’échec (bien qu’ils ne décident ni de la fin, ni des moyens pour l’obtenir), alors que la réussite sera évidemment celle des « décideurs ». Tel est bien le cas des mesures prises pour contenir l’épidémie actuelle, fondées sur la responsabilisation aliénée et la culpabilisation des populations, dans l’exécution des décisions gouvernementales auxquelles elles n’ont pas été conviées à participer.

En contexte de crise, devenu la norme, cette méthode trouve son prolongement dans les « plans de continuité des activités » (« business continuity plans ») : « Théorisée depuis les années 1990 par le management du risque, à travers notamment le Business Continuity Institute qui délivre des formations suivies par les dirigeants du monde entier, l’idée s’est imposée que nous étions en train d’entrer dans une période de catastrophes incessantes (écologiques, industrielles, terroristes) qui risquait de conduire les populations à la défiance et au questionnement. Face à ce risque, le but avoué de ces « plans » est d’utiliser les catastrophes et leur effet de sidération sur les esprits pour reprendre les populations en main, à partir de directives qui partent des instances dirigeantes et qui se diffusent dans tous les organes de directions publics et privés, et qui permettent de poursuivre la transformation des sociétés au service de l’innovation [du développement] », c’est-à-dire, actuellement, au service du tout numérique 12

Entretenir l’adaptation des populations a donc pour finalité de désamorcer « la réflexivité politique du danger » et, ainsi, toute forme de résistance et de contestation : « Si on se rend à l’évidence et que l’on prouve que les gardiens de la rationalité et de l’ordre permettent qu’on nous mette en danger de mort en toute légalité, cela va vraiment faire désordre au niveau politique. » Voilà l’enjeu majeur pour les tenants des sociétés techno-industrielles, c’est-à-dire des sociétés du risque, dont le développement est voué à se confronter en permanence avec la multiplication de leurs nuisances écologiques et de leurs contre-effets sanitaires 13

Néanmoins, ce management se heurte aujourd’hui à un dilemme : resserrer les contraintes est susceptible d’aggraver l’appauvrissement social au-delà de ce qui est politiquement soutenable ; les desserrer revient à remettre en question la promesse de la protection complète et de la santé parfaite. Dans les deux cas, la légitimité de l’État protecteur – de l’État « maître de la situation », est dévaluée. Combien de temps la stratégie actuelle d’un confinement de basse intensité survivra-t-elle ?

Vers un délitement de l'imaginaire de la maîtrise ?

Les sociétés techno-industrielles, qui se complaisent dans la soumission aveugle aux nécessités des processus qu’elles-mêmes ont initiés, sont hantées par l’imaginaire de la maîtrise : la croyance que l’emprise insensible sur la nature et l’enfermement douillet dans un monde hyper-technologique sont synonymes, sinon de liberté (en dehors de celle de consommer à hauteur de sa solvabilité), du moins de sécurité ; que toutes les nuisances engendrées par les sociétés techno-industrielles peuvent trouver leur solution dans le cadre même de la structure et de la logique de ces sociétés. Que leur puissance sans cesse accrue leur permet de diriger à leur gré le cours de leur histoire. Que rien, en conséquence, ne doit entraver les progrès de l’efficience rationnelle 14.

La Covid-19 a pourtant engagé un processus inédit, un engrenage de nécessités internes aux conséquences imprévisibles. Elle devrait nous réapprendre cette banalité que le temps est ce qui nous engage dans son flux émergent : indéterminé et irréversible. Et que, « Loin de faire et de construire leur histoire, les hommes doivent bien davantage supporter une histoire qui les bouscule, les pousse et les balaye sans ménagement 15. » Elle devrait nous amener, en d’autres termes, à (re)penser notre propre histoire en dehors du mythe décrivant l’histoire humaine comme la dynamique de perfectionnement de la technoscience et, à sa suite, de la condition humaine, censé être linéaire, cumulatif, continu, nécessaire, irréversible et indéfini. 

Le symptôme le plus significatif du délitement de l’imaginaire de la maîtrise (ou du mythe du Progrès) est peut-être aujourd’hui le chaos informationnel généré par l’expansion du monde des écrans (qui se répercute déjà en chaos social). Je m’inspirerai ici d’Hannah Arendt, qui distingue trois types de vérités 16 : (a) La vérité scientifique, dont le contraire est l’erreur ou l’ignorance.Il est de notoriété publique que le gouvernement, pris dans la panique de l’impréparation, a décidé de couvrir ses décisions par l’instauration d’un Comité scientifique : les décisions prises, conformes en principe à la vérité scientifique, ne peuvent alors qu’être les bonnes décisions, et tout avis contraire relever, soit de l’erreur, soit de l’ignorance. Les populations, ne pouvant posséder les connaissances et la position sociale requises pour contredire les conseils des experts, sont alors condamnées, bon gré mal gré, à s’adapter (voir le management de crise). 

Que des scientifiques aient accepté de se prêter à cet aménagement en dit long sur la science réellement existante. Bertrand Russell définit l’esprit scientifique à partir de comportements tels que la « réceptivité critique non dogmatique » ou l’« attitude expérimentale et pleine de doutes », inadaptés à l’urgence et à l’action immédiate. La science réellement existante dans le monde industriel, sacrifiant cet esprit, s’est insérée « toujours davantage dans une organisation qui agrège investissements, crédits de recherche et innovations technologiques selon un but premier qui est l’expansion de la puissance 17. » Dans ce cadre, l’image que les scientifiques (médecins, épidémiologistes, etc.) nous offrent depuis des mois est celle d’une caste traversée par les conflits d’intérêt, les stratégies de carrière et les luttes entre égos surdimensionnés. Une caste dont n’émanent que des informations intempestives et contradictoires, pour des raisons souvent étrangères à l’argumentation rationnelle. D’où le cercle vicieux : le gouvernement, cherchant à légitimer ses décisions politiques par la science, a fini par tenir compte uniquement des avis scientifiques que lui-même apolitiquement institués. Évitant ainsi, sous couvert d’objectivité, la possibilité de mener une politique démocratique de confiance envers l’« intelligence collective des publics concernés » (Barbara Stiegler). (b) La vérité philosophique, dont le contraire est l’illusionLes travers de la science réellement existante, et leur instrumentalisation politique, ont été amplifiés, au-delà du ridicule, par l’emballement médiatique. Doit-on s’en étonner ? 

Neil Postman a montré, il y a longtemps, que « les moyens de transmission de l’information propres à chaque civilisation ont une influence déterminante sur la formation des préoccupations intellectuelles et sociales de cette civilisation » (p. 26) et « qu’avec le déplacement de la typographie vers la périphérie de notre culture, tandis que la télévision [les écrans] en prend [en prennent] la place, le sérieux, la clarté et surtout la qualité du discours public déclinent dangereusement » (p. 54). Il revient aux techniques télévisuelles, puis numériques, d’avoir produit par elles-mêmes une civilisation submergée par l’image, l’instant, la sensation immédiate et l’impact émotionnel. Une civilisation dans laquelle « l’information [est simplifiée] à l’extrême, [vidée] de sa substance, [dépouillée] de son contexte et de son histoire » (p. 211) : « Nous avons si complètement accepté les définitions de la vérité, de la connaissance et de la réalité de la télévision que l’insignifiant et l’intempestif nous semblent importants et que l’incohérence nous semble parfaitement saine (p. 215) 18. » 

Comment s’étonner, donc, du spectacle faisant de la Covid-19 un show catastrophiste assourdissant, indifférent aux causes historiques réelles, à la réflexion et à la logique la plus élémentaire ? Et comment s’étonner que les médias se soient fait l’amplificateur automatique du gouvernement par la peur, qui n’est, somme toute, qu’une modalité parmi d’autres du gouvernement par l’émotion ? (c) La vérité de fait, dont le contraire est le mensonge délibéré Le règne de la « vérité » scientifique politiquement instituée et de l’« opinion » construite et homogénéisée par les médias a pour fâcheuse conséquence d’éradiquer toute possibilité d’établir la matière factuelle commune à partir de laquelle pourrait se constituer la confrontation des opinions, c’est-à-dire le débat démocratique : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie (p. 798). » 

À suivre Hannah Arendt, on comprend que toute forme de domination ne peut que chercher à s’affranchir de la force contraignante de la vérité de faits, qui lui échappe et la contrarie : « Les faits importuns ont cette exaspérante ténacité que rien ne saurait ébranler, sinon de purs et simples mensonges(p. 801). » La nouveauté de l’ère moderne tient plutôt aux moyens technologiques de la publicité politique mis à la disposition des gouvernements, qui permet le réarrangement complet des faits et tend à détruire le « sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel » (p. 815), la faculté de juger et la capacité de s’opposer à des mesures arbitraires. 

À cela s’ajoute, aujourd’hui, que la récurrence des confinements renforce, par l’usage imposé du numérique, l’« organisation massive d’individus atomisés et isolés » 19. Ce qui, selon Hannah Arendt, est la définition minimale d’un régime totalitaire, c’est-à-dire d’un régime cherchant à atteindre la maîtrise totale de la société en la détruisant. Ce mélange de contradictions, de confusions et de mensonges, ne sert pourtant la maîtrise qu’à court terme, car les faits, bien que recouverts par le « chaos informationnel » 20, sont têtus : c’est un fait que l’expansion des sociétés techno-industrielles est suspendue à des limites physiques, à la déplétion des ressources pétrolières, au réchauffement climatique, à l’écroulement de la biodiversité, etc. ; c’est un fait que la perpétuation de leur fuite en avant est conditionnée, en particulier, par la réussite de la transition énergétique et numérique ; et c’est un fait que celle-ci est partie prenante dans l’ère des pandémies (entre autres catastrophes industrielles). L’imaginaire de la maîtrise se heurte donc à deux dilemmes : le premier, déjà signalé, concerne la gestion de l’épidémie. Le second correspond à l’incompatibilité intrinsèque entre la maîtrise de l’acceptabilité sociale de la transition énergétique et la maîtrise des épidémies. 

 

Mieux vaut prévenir que guérir : mais quelle prévention ? 

Le premier dilemme est clairement énoncé par le rapport de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, ONU) : « Notre approche habituelle des pandémies est basée sur le confinement et le contrôle après l'apparition d'une maladie et repose principalement sur des approches réductionnistes du développement de vaccins et de thérapies plutôt que sur la réduction des moteurs du risque de pandémie pour les prévenir avant qu'ils n'apparaissent 21. » 

Or, selon ce rapport, investir pour empêcher la survenue de nouvelles pandémies serait moins coûteux que d’en gérer les conséquences. Dans ses implications ultimes, ce raisonnement technocratique signifie ceci : la démesure des sociétés techno-industrielles, c’est-à-dire des sociétés de l’efficience et de la rentabilité illimitée, court le risque, si l’on tient compte de la complexité et du coût immense de la prise en charge des contre-effets des nuisances qu’elles provoquent, de sombrer dans l’inefficience et la banqueroute généralisées. Prévenir revient alors à maintenir la rentabilité globale de ces sociétés (qui ne peuvent se contenter de celle des industries pharmaceutique et numérique). 

Cette démarche de prévention suppose d’identifier les causes sous-jacentes à l’ère des pandémies, c’est-à-dire à l’accroissement, depuis le sida (1981), de la fréquence de l’émergence de nouvelles épidémies virales. Celles-ci proviennent de zoonoses : d’infections humaines d’origine animale 22. Dans le cas du SARS-CoV-2, l’hypothèse d’une transmission à l’humain due à une modification génétique artificielle et un accident au sein du laboratoire P4 de Wuhan (établi en 2018 avec le soutien de la France) ne peut être écartée : les mesures technocratiques prises pour lutter contre les épidémies dues aux nouveaux virus les plus pathogènes peuvent provoquer l’exact contraire de ce à quoi elles sont censées remédier 23

De manière plus générale, l’ère des pandémies tient à une série de facteurs : les contacts entre les humains et la faune sauvage se multiplient avec les avancées de la déforestation, elle-même due à la croissance de l’urbanisation, de l’agro-industrie à destination du marché mondial, de l’industrie minière : « L’expansion agricole mondialisée et le commerce ont conduit à des pandémies (par exemple, la consommation d’huile de palme [biocarburants], de bois exotiques, de produits nécessitant l’extraction minière) » (IPBES) ; Le franchissement de la barrière d’espèce augmente avec la consommation ou le commerce mondial (légal et illégal) d’animaux sauvages jouant le rôle d’hôtes intermédiaires. 

Mais ce transfert peut aussi, comme dans le cas du Nipah (1998, Malaisie), transiter par les élevages industriels ; une fois franchie la barrière d’espèce, l’explosion épidémique se répand rapidement par les canaux (maritimes, aériens) du système logistique mondialisé des mouvements de personnes et de marchandises. En termes de prévention, IPBES se concentre essentiellement sur la deuxième étape, en appelant à limiter la consommation et le commerce d’animaux sauvages. Et pour cause : interroger les facteurs initiaux revient, non seulement à remettre en cause le développement, mais aussi les politiques menées, en pleine épidémie, au sein des sociétés techno-industrielles les plus avancées. L’extension de l’urbanisation suppose celle de la déforestation, mais le capitalisme industriel s’est partout (en Occident, en URSS, en Chine, etc.) [imposé et développé selon le même schéma :« Le capitalisme concentre la main-d’œuvre et provoque une urbanisation accélérée [...]. Pour obtenir la force de travail nécessaire, il arrache les paysans à la terre et les entraîne dans un milieu artificiel 24. » 

La mondialisation est donc immanquablement celle de l’urbanisation, de la déforestation... et des zoonoses. Pendant ce temps, l’Union Européenne a engagé un Green New deal fondé sur la délocalisation de ses nuisances à l’étranger, y favorisant la déforestation et l’empoisonnement des sols, notamment pour importer des biocarburants (dans l’espoir de suppléer à la déplétion des ressources pétrolières) 25. Et la Covid-19 permet, grâce au management de crise, d’accélérer l’adoption arbitraire de la 5G, alors que le numérique est dépendant de l’industrie minière, qui participe activement à la déforestation : « A l’heure actuelle, plus de 60% des matériaux extraits dans le monde proviennent de mines de surface, qui provoquent la dévastation des écosystèmes où elles sont installées (par la déforestation, la contamination et la dégradation de l’eau, la destruction d’habitats) 26. » Si l’énergie du soleil, de l’air ou de l’eau sont écologiques, les éoliennes, les panneaux solaires et les batteries électriques ne le sont en aucun cas. Ils supposent l’extraction « de plus de ressources minérales en une génération que durant les 70 000 ans précédents. » 

La « matérialité » de l’« immatériel » numérique (terminaux des usagers, infrastructures, centres de données) n’est pas en reste. Sa fabrication est « énergivore, polluante, consommatrice de ressources et génératrice de déchets, étroitement associée aux industries minières et métallurgiques, chimiques et pétrolières ». Et son fonctionnement, qui représente 10 % de la consommation mondiale d’électricité, émet d’ores et déjà plus de gaz à effet de serre que le trafic aérien mondial 27. Il semblerait donc que, sur ce point, le dilemme soit tranché : ce sera le développement durablement « augmenté »... et les pandémies (entre autres). Jusqu’à ce qu’elles deviennent, dans tous les sens du terme, ingérables (rien ne permet, déjà, d’être assuré qu’il y aura un « après » Covid-19 : nous verrons...). 

 

L'industrialisme, les pandémies à venir et les imbéciles

À la sortie des deux guerres mondiales, Georges Bernanos écrivait un court pamphlet, dans lequel il observait qu’à partir de la première révolution industrielle, les perfectionnements technologiques continus (la « Technique ») servaient l’adoration universalisée du Dieu-argent et l’objectif de puissance poursuivis par tous les États sans exception, quelle que soit leur idéologie (libérale, fasciste ou « communiste »). Et que cette course à la puissance développait en elle-même, par-delà ces idéologies, des capacités d’autodestruction qui échappaient à la responsabilité, pétrifiaient la sensibilité et entravaient la liberté. Les imbéciles, pour lui, ne sont pas les ignorants, mais tous ceux qui soutiennent, malgré l’accumulation des catastrophes provoquées par la Technique (et la liste, depuis 1945, n’a fait que s’allonger), que ses progrès sont aussi naturels (obligatoires) que bienfaisants. 

C’est pourquoi « La civilisation des Machines est la civilisation des techniciens, et dans l’ordre de la Technique un imbécile peut parvenir aux plus hauts grades sans cesser d’être imbécile, à cela près qu’il est plus ou moins décoré [diplômé]. » 

Laissons-lui les mots de la fin : « Sommes-nous des êtres conscients et libres, ou des pierres roulant sur une pente ? (...) Lorsqu’on dit : revenir de ses erreurs [ou de ses illusions], cette expression ne signifie nullement un retour en arrière. Mais on devrait évoquer bien plutôt l’idée d’un changement de direction dans la marche en avant 28. » 

Jacques Luzi, maître de conférences en économie. Il est l'un des animateurs de la revue Ecologie & Politique.  

1 G. Rist, L’économie ordinaire entre songes et mensonges, Les Presses de SciencesPo, Paris, 2010, p. 150-151.

2 Ces données brutes ont été récupérées sur cascoronavirus.fr

3 C. Izoard (Revue Z), « Cancers : l’incroyable aveuglement sur une hausse vertigineuse », reporterre.net, 14 septembre 2020.

4 F. Gouget, « Confinés, délivrés ? Réflexions par-delà la pandémie », L’Inventaire, n°10, Automne 2020, p. 7-44.

5 Pour preuve, voir le « Rapport d’information fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective sur les nouvelles menaces des maladies infectieuses émergentes », daté de 2012 [senat.fr/rap/r11-638/r11-6381.pdf].

6 Pour les États-Unis, voir C. Hedge, « Biden et Trump ne sont qu’un symptôme de l’effondrement de notre empire », les-crises.fr, 7 novembre 2020 : en un an, la faim dans les ménages américains a triplé, la proportion d'enfants américains qui ne mangent pas à leur faim est 14 fois plus élevée. Les banques alimentaires sont débordées. Le moratoire sur les saisies et les expulsions a été levé alors que plus de 30 millions d'Américains sans ressources risquent d'être jetés à la rue. La France n’est pas en reste : secourspopulaire.fr/pauvrete-precarite-pp 7 « Démasqués, les profiteurs du Covid ! », La Canard enchaîné, 4 novembre 2020.

8 A. Schopenhauer, Pensées et fragments, Slatkine Reprints, Genève, 1979, p. 207.

9 I. Illich, « Un facteur pathogène prédominant : l’obsession de la santé parfaite », Le Monde diplomatique, mars 1999.

10 G. Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presse de Sciences Po, p. 26-36 (chaque élément de cette définition est commenté par l’auteur).

11 J. Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, 2020.

12 A. G. Cohen, « Néolibéralisme et pandémie. Entretien avec Barbara Stiegler », terrestres.org, 26 juin 2020. Voir, également, B. Stiegler, « « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique », Gallimard, Paris, 2019.

13 Pour la citation, voir U. Beck, « La politique dans la société du risque », Revue du Mauss, 2001, n°17, p. 376-392.

14 Voir C. Castoriadis, pour qui le noyau imaginaire central du capitalisme est celui de la maîtrise rationnelle illimitée, aussi bien de la nature que de la société. Il relie cet imaginaire avec « un des traits les plus profonds de la psyché singulière – l’aspiration à la toute-puissance », Figures du pensable. Les Carrefours du labyrinthe VI, Seuil, Paris, 1999, p. 72-73. Dans les faits, il n’existe pourtant qu’une « pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle »...

15 A. G. Gargani, L’étonnement et le hasard, Éditions de l’Éclat, 1988, Paris, p. 99.

16 Voir H. Arendt, « Vérité et politique », dans La crise de la culture, L’Humaine condition, Quarto Gallimard, Paris, 2012 [1967], p. 788-820. Les pages renvoyant aux citations sont mises entre parenthèses.

17 R. Garcia, « Marx, les Lumières et la science : inventaire en réponse à José Ardillo », L’Inventaire, n°10, Automne 2020, p. 74 et suivantes.

18 N. Postman, Se distraite à en mourir, Nova Éditions, 2010 (1985).

19 H. Arendt, « Le totalitarisme », in Les origines du totalitarisme, Paris, Quarto Gallimard, 2002 [1951], p. 634.

20 N. Postman, Technopoly. Comment la technologie détruit la culture, L’Échappée, Paris, 2019, p. 88 : « Pour définir la Technopoly, on peut donc dire qu’il s’agit d’une société qui ne dispose plus d’aucun moyen de défense contre l’excès d’information ».

21 Le résumé de ce rapport est disponible sur ipbes.net/pandemics, 29 octobre 2020 (c’est moi qui traduis).

22 Je ne reprends ici que les principaux éléments de J. Luzi, « La Covid-19 comme catastrophe industrielle », lalterite.fr (ce texte trouve son prolongement dans le récent livre de Lucile Leclair, Pandémies, une production industrielle, Seuil, Paris, 2020).

23 Pièces & Main d’œuvre, « Un virus d’origine scientifreak ? », piecesetmaindoeuvre.com, 8 juin 2020 ; et « La question de l'origine du SARS-CoV-2 se pose sérieusement », lejournal.cnrs.fr, 28 octobre 2020.

24 J. Ellul, Changer de révolution. L’inéluctable prolétariat, La Table Ronde, Paris, 2015 (1982), p. 49.

25 R. Fuchs, C. Brown & M. Rounsevell, « Europe’s Green Deal offshores environmental damage to other nations. Importing millions of tonnes of crops and meat each year undercuts farming standards in the European Union and destroys tropical forests », nature.com, 26 octobre 2020. 26 L’industrie minière : impact sur la société et l’environnement, Mouvement Mondial pour les Forêts Tropicales, Montevideo, 2004, p. 18, wrm.org.uy/fr/

27 G. Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2018, p. 214 ; P. Bihouix, « Consommation énergétique et cycle de vie des objets numériques : quels impacts environnementaux », Passerelle, n° 21, 2020, p. 87-94 ; B. Monange et F. Flipo (dir.), « Extractivisme : logiques d’un système d’accaparement », Écologie & Politique, n° 59, 2019.

28 G. Bernanos, La France contre les robots - Révolution industrielle et technologique, AOJB, 2019 (1947), p. 83-84. Sur la conscience et la liberté, voir J. Luzi, « Lettre à mes « amish » de PMO à propos de Lumières de Macron » (piecesetmaindoeuvre.com, 7 octobre 2020). Et sur le changement de direction, voir A. Berlan et J. Luzi, « L’écosocialisme du XXIe siècle doit-il s’inspirer de Keynes ou d’Orwell ? » (mediapart.fr, 17 octobre 2020).



jeudi 12 novembre 2020

Lettre ouverte des Faucheurs volontaires d'OGM concernant la révision de la loi de bioéthique



Mesdames les sénatrices, Messieurs les sénateurs,

vous devez bientôt finaliser la révision de la loi sur la bioéthique. Les Faucheurs volontaires d'OGM, par cette lettre ouverte veulent alerter sur certains aspects éthiques liés aux modifications génétiques des embryons ou liés aux examens génétiques. Il ne s'agit plus en effet avec cette révision de la loi de "respecter des principes éthiques forts" comme le disait le rapporteur de la loi, M. Léonetti en 2011 mais de "réinterroger les principes de la bioéthique à l'aune des dernières évolutions scientifiques " aux dires du rapporteur de la loi actuelle M. Touraine. Ce qui est un renversement complet à la lecture de cette nouvelle loi : adapter l'éthique aux évolutions scientifiques - en fait techniques. Ce nouvel esprit de la loi est inconséquent au regard des risques non maîtrisables encourus, vu les limites de nos connaissances actuelles en biologie et au regard des questions philosophiques qui se posent. Nous avons le devoir de vous en faire part.

Les recherches sur les embryons surnuméraires conçus in vitro et sur les cellules souches pluripotentes qui en sont issues ne sont plus interdites depuis 2013 au motif que ces embryons sont destinés à être détruits et qu'ils échappent à la Convention d'Oviedo et à l'article 16 - 4 du code civil qui vient d'être modifié. Les modifications génétiques sur ces embryons surnuméraires et cellules souches embryonnaires ne sont plus interdites dans la loi de2020. Ces embryons n'ont pas de descendance mais, notre inquiétude porte sur deux points. 

D'une part, des recherches biomédicales se font actuellement sur les embryons destinés à être réimplantés dans l'utérus pour "le bien de l'enfant à naître". Les modifications génétiques y demeurent interdites mais il y a de quoi s'interroger quand on lit dans le rapport Touraine qu'il est question de "sélectionner des embryons ayant les meilleurs capacités de développement", ce qui pose le problème éthique de dérive eugénique. 

D'autre part, on lit dans l'Étude d'impact concernant les embryons surnuméraires génétiquement modifiés: " Il existe un large consensus international pour au minimum attendre, avant d’envisager tout transfert in utero d’embryons ainsi modifiés, l’obtention d’un corpus solide de connaissances quant aux conditions d’utilisation de ces techniques". Le but est bien le transfert de modifications génétiques à la descendance : d'abord pour des raisons médicales et thérapeutiques qui seront encadrées: modifier le gène de maladies génétiques quand le DPI est impossible, guérir des stérilités, mais après ? Nous dénonçons la dérive eugénique et nous voyons bien que les manipulations sur les embryons destinés à être détruits préparent les manipulations sur les embryons qui seront implantés (comme ce qui a été fait en Chine). 

Par ailleurs, nous avons en tant que Faucheurs volontaires particulièrement travaillé sur les nouvelles techniques de modification génétique qui sont appelées "édition" du génome ou modification "ciblée" des gènes. Nous vous rappelons que l'"édition" du génome n'est pas définie dans la loi et est une invention de l'industrie des biotechnologies qui veut minimiser les conséquences de ces manipulations soit-disant précises mais qui en réalité génèrent de très nombreux effets non intentionnels. L'outil de bio-ingénierie Crispr Cas 9 vanté comme "ciseau génétique" pour évoquer cette précision se révèle par ailleurs peu précis puisqu'il a été détrôné par des technologies ultérieures. Le rapport Touraine décline d'ailleurs ces risques mais il dit qu'il seront maîtrisés, ce qui au regard des connaissances globales sur le vivant semble impossible tant celui-ci est changeant, complexe et lié à sa longue histoire évolutive dont une partie ne sera jamais accessible. Va-t-on modifier des bébés sachant cela? 

Dans cette loi 2020, les embryons chimériques deviennent autorisés : il s'agit d'embryons animaux ayant reçu des cellules humaines ou animales à un stade précoce, ce sont des embryons composites qui pourront être réimplantés dans l'utérus des femelles. Ainsi, ont été déjà obtenus des animaux portant un organe humain. En 1927, la notion de bioéthique a été créée, elle recouvrait alors les relations de l'homme avec les autres espèces, dans le respect des uns et des autres. Nous ne pouvons constater qu'une régression : quelle dignité et quelle vie pour cet animal chimère à part sa mort lorsque l'on prélèvera l'objet du désir : l'organe humain à greffer ? 

Certes, la zootechnie depuis le XIXème siècle nous a habitué à considérer les animaux comme du matériel mais nous pouvons nous en indigner. Les recherches sur les cellules souches pluripotentes induites (iPS) nous posent aussi des problèmes éthiques. Ces cellules souches d'origine somatique sont reprogrammées de façon génétique et/ou épigénétique pour devenir pluripotentes c'est à dire donner tout type de tissus y compris des gamètes. 

Ainsi, à partir de cellules somatiques de femme, on pourra faire des ovules en grand nombre pour les fécondations in vitro et donc pour les diagnostics préimplantatoires qui éliminent les embryons "défectueux"... on ne peut penser qu'à la dérive eugénique qui dans ce cas, serait augmentée par le nombre d'embryons disponibles. À l'extrême: une femme pourra se reproduire toute seule : il est envisagé de pouvoir transformer une cellule iPS en spermatozoïde et un homme pourra se reproduire tout seul (ovule dérivé d'iPS) à condition de trouver une mère porteuse. Ainsi se dessinent l’artificialisation de la vie et le transhumanisme, ce qui préoccupe les Faucheurs volontaires d'OGM.

Enfin, les prouesses techniques liées à la numérisation des données font que le séquençage des génomes et e génotypage deviennent possibles sur des individus à tout âge et sur des embryons. Ces examens génétiques sont pour le moment en France soumis à consentement et uniquement à visée médicale (dans le cas de maladies génétiques ou chromosomiques graves) et peuvent aboutir à des interruptions médicales de grossesse possibles pendant toute la grossesse. Là encore se pose le problème éthique quand on sait que l'albinisme peut être discriminatoire. A quand les bébés à la carte ? 

Un autre problème est soulevé : des tests prédictifs sont présentés au grand public par des entreprises de biotechnologies sur internet et contrairement aux lois de notre pays puisque hors contexte médical. Il proposent d'obtenir des informations sur le génome d'une personne, risques de maladies... Après avoir été interdits par la FDA (Food and Drug Administration), pour manque de fiabilité, ils sont maintenant autorisés. Nous avons noté la faiblesse de la loi à anticiper ce problème : absence d'accompagnement médical et perte de confidentialité.

En conclusion, nous ne pouvons accepter que des considérations économiques et de compétitivité de notre pays puissent être avancées dans une loi de bioéthique : elles sont hors sujet.L'éthique, au sens large - incluant tout le vivant - est une réflexion qui doit précéder les avancées technologiques et non l'inverse. Parce que des manipulations techniques sont possibles, on les fait, mais plus de possibles, est-ce mieux ? En effet, ces manipulations relèvent des progrès de la technique dans les domaines du numérique et de la biologie moléculaire mais ne relèvent pas de la science du vivant dans son ensemble.

Dans cette loi, l'éthique devient de l'acceptabilité éthique et la gestion des risques se fera a posteriori. La maîtrise des risques est cependant impossible puisque toutes les composantes du vivant ne peuvent être prise en compte n'en déplaise à Descartes qui disait "L'Homme doit se rendre comme maître et possesseur de la Nature". Les questions ne sont pas posées en amont: est-il suffisant d’un point de vue éthique d’aborder la question du risque ? Nous pensons que non. Les manipulations génétiques des embryons implantés qui après "consensus international" seront sûrement encadrées avec "un seuil de sécurité acceptable" nous font envisager le pire : un avenir où les enfants seront choisis comme des objets par leurs parents. Ceux-ci risquent d'être déçus vu que le vivant ne se réduit pas à son ADN, mais le pire est que cela aura été pensé... Ainsi cette loi permet des dérives eugénistes et transhumanistes. Peut-on fonder une société humaine sur la transgression perpétuelle par la technique des limites éthiques ?




dimanche 1 novembre 2020

Rien de nouveau sous le soleil ?

Glané sur le site Douter de tout...pour tenir l'essentiel, ce remarquable point de situation que nous donnons ici in extenso.



Virus, le monde d’aujourd’hui

Jusqu’aux premiers jours de 2020, quand il entendait parler d’un « virus », c’est d’abord à son ordinateur que pensait l’Occidental (l’Asiatique était sans doute mieux avisé). Bien sûr, personne n’ignorait le sens médical du mot, mais ces virus-là restaient loin (Ebola), relativement silencieux malgré les 3 millions de morts annuels du Sida, voire banals (grippe hivernale, cause de « seulement » 10 000 morts en France chaque année, en majorité vieux et atteints de maladies chroniques). Et si la maladie frappait, la médecine faisait des miracles. Elle avait même aboli l’espace : de New York, un chirurgien opérait une patiente à Strasbourg. En ce temps-là, c’étaient plutôt les machines qui tombaient malades.
Jusqu’aux premiers jours de 2020.

1 / MALADIE DE CIVILISATION

1.1 / On meurt comme on a vécu

Maladie contagieuse à la vitesse de diffusion très supérieure à celle de la grippe, le covid-19 provoque peu de cas graves, mais leur gravité est extrême, surtout chez les personnes à risque (notamment après 65 ans), et il impose l’hospitalisation « lourde » de malades en danger mortel. D’où aussi la nécessité (très tardivement réalisée en France) de tester massivement.
Épidémies et pandémies n’ont pas attendu l’époque contemporaine.

Dans l’empire romain, la peste aurait fait près de 10 millions de victimes de 166 à 189. Au lendemain de la première guerre mondiale, on attribue à la grippe « espagnole » entre 20 et 100 millions de décès (dont entre 150 000 et 250 000 en France). Au même moment, le typhus, causé par une bactérie, tuait trois millions de Russes pendant la guerre civile. En 1957-1958, la grippe « asiatique » est à l’origine de la mort d’environ 3 à 4 millions de personnes dans le monde (15 000 à 20 000 en France). Celle « de Hong Kong » aurait causé, à travers le monde, 1 million de morts entre l’été 1968 et le printemps 1970, dont 31 000 en France.
Beaucoup de chiffres donc, quelquefois très incertains (entre 20 millions et 100, l’écart est énorme), toujours impressionnants, et qui renvoient parfois à des épisodes oubliés de la mémoire collective : avant février 2020, qui se souvenait en France des morts de 1968-1970 ? À l’époque, l’État n’avait pas pris de mesures générales de santé publique, et la presse ignorait ou minimisait l’épidémie.
Le covid-19 s’accompagne d’un déluge de statistiques d’autant moins compréhensibles que leurs critères varient. Tout change selon que l’on relève le nombre de morts total depuis le début de l’épidémie ou du jour, les contaminations, la hausse du nombre de contaminations comparée à une date donnée, le taux de transmission, les hospitalisations ou les lits occupés en soins intensifs. En France, la multiplication des tests (peu nombreux dans les premiers mois) élève le chiffre des contaminations, alors que le nombre de morts quotidien diminue. Moins un pays teste, moins il recense de cas, ce qui ne signifie pas moins de malades ni de morts.
Désormais, chacun est censé connaître la différence entre morbidité, mortalité et létalité. Encore faut-il distinguer entre taux de létalité apparent et réel. Seul le second donne le rapport du nombre de morts aux cas effectivement testés positifs ; le premier se base uniquement sur l’estimation de ceux qui ont été infectés.
Si intéressante soit-elle, cette comptabilité, inévitablement incomplète, donne seulement un aspect de la pandémie : son ampleur (probablement un million de morts dans le monde en 2020). Ils ne disent presque rien de ses causes sociales et leurs effets.
Comme toute maladie grave, le covid-19 peut tuer des personnes affaiblies, par l’âge, par une autre maladie, et/ou par un mode de vie fragilisant : mauvaise alimentation, pollutions atmosphérique et chimique – celle de l’air tuerait entre 7 et 9 millions de personnes dans le monde, de 48 000 à 67 000 en France -, sédentarité, isolement, vieillesse hors-travail donc mise hors société – tous facteurs contribuant au diabète et au cancer… terrain favorable au covid. Sur les 31 000 décès enregistrés en France fin août 2020, au moins 7 500 seraient dûs à une comorbidité (liée dans un quart des cas à l’hypertension artérielle, et dans un tiers des cas à une pathologie cardiaque).
Des facteurs divers et non mesurables se conjuguent pour créer une surmortalité, avec une dimension de classe : par exemple, les pauvres mangent plus de junk food, et l’obésité est chez eux plus fréquente. Et la tuberculose (1,5 million de décès dans le monde en 2014) est réapparue avec la paupérisation et la surpopulation urbaine. Quand on est malade, mieux vaut être riche… et en général Blanc. « Lorsqu’un Blanc a un rhume, un Noir attrape une pneumonie », dit-on aux États-Unis. Sans oublier, dans le cas présent, le coût humain du confinement : chômage, angoisse, dépression, isolement pour le résidant en EHPAD…
La civilisation capitaliste n’a pas créé le covid-19, mais elle favorise sa diffusion, par la circulation toujours plus large des humains et des marchandises, une urbanisation mondiale accélérée souvent insalubre, et la dégradation des dispositifs de sécurité sociale dans les pays dits développés. (Nous y reviendrons au §2.)

« Gouverner, c’est prévoir » : règle que la société capitaliste n’ignore pas, mais qu’elle applique selon ses logiques propres. Lorsque prévenir fait obstacle à la concurrence entre entreprises, à la recherche du coût de production minimal, au profit et aux intérêts à court terme de la classe dominante, la prévention passe au second plan. Jamais le principe de précaution ne sera une priorité dans une société capable au mieux de gérer une crise sanitaire, certainement pas de la prévenir.
Dans notre monde, seul le mesurable serait « scientifique » : les facteurs à la fois sociaux et environnementaux jouant un grand rôle dans la propagation des maladies étant difficilement quantifiables, ils échappent aux statistiques.
En tout cas, le mode de vie occidental ne semble pas être un avantage.

1.2 / Chronologie d’une gestion par expédients

« Il faut commencer par le redire, au risque de choquer aujourd’hui, la pandémie du Covid-19 aurait dû rester ce qu’elle est : une pandémie un peu plus virale et létale que la grippe saisonnière, dont les effets sont bénins sur une vaste majorité de la population mais très graves sur une petite fraction. Au lieu de cela, le démantèlement du système de santé européen et nord-américain commencé depuis plus de dix ans a transformé ce virus en catastrophe inédite de l’histoire de l’humanité qui menace l’entièreté de nos systèmes économiques. […] Il eût été relativement facile de juguler la pandémie en pratiquant un dépistage systématique des personnes infectées dès l’apparition des premiers cas, en traçant leurs déplacements et en plaçant en quarantaine ciblée le (tout petit) nombre de personnes concernées. […] La technique des tests de dépistage n’est nullement compliquée, elle requiert seulement de l’organisation et du matériel que nous savons produire. […] Tout en distribuant massivement des masques à toute la population susceptible d’être contaminée afin de ralentir encore davantage les risques de dissémination. » (Gaël Giraud, 24 mars 2020)

Ce n’est évidemment pas ce que nous vivons.
Pourquoi un Terrien sur trois s’est-il retrouvé confiné pendant des semaines, et risque-t-il de l’être encore si les États le jugent à nouveau nécessaire ?
S’il est vrai que l’internationalisation du capitalisme le rend vulnérable, cela ne suffit pas à expliquer la paralysie partielle de l’économie mondiale : car pourquoi s’est-on arrêté de produire et de faire circuler ? Pourquoi la lutte contre la contagion a-t-elle pris la forme d’un enfermement des populations, avec fermeture forcée d’une partie des entreprises ?

Premier temps : Avertissement

« Début 2018, lors d’une réunion à l’Organisation Mondiale de la Santé […] un groupe d’experts […] invente le terme de ‘maladie x’. Ils ont prédit que la prochaine pandémie serait causée par un nouvel agent pathogène inconnu qui n’était pas encore rentré en contact avec la population humaine. La maladie x proviendrait probablement d’un virus d’origine animale et émergerait quelque part sur la planète où le développement économique favorise l’interaction entre humains et animaux. La maladie x serait probablement confondue avec d’autres maladies au début de l’épidémie et se propagerait rapidement et silencieusement […] exploitant les réseaux de voyage et de commerce […] La maladie x aurait un taux de mortalité plus élevé qu’une grippe saisonnière » (Michael Roberts, 15 mars 2020)

Deuxième temps : Déni

Moins de deux ans plus tard, quand est venu ce qui avait tous les traits de cette maladie x, les États ont commencé par minimiser ou nier le problème.

« Lorsque, le 31 décembre 2019, les autorités taïwanaises avertissent l’OMS des dangers du virus qui se transmet très facilement, la direction de l’OMS conteste la gravité de la situation et se fait le porte-parole de Chine. Le 14 janvier […] l’OMS nie le fait que le virus soit contagieux entre les hommes. La pandémie, qui en a résulté, est donc restée longtemps invisible dans les différents pays touchés, d’Asie comme d’Europe, qui l’ont généralement détectée avec plusieurs semaines de retard. Le 30 janvier, le directeur de l’OMS […] se déplace en Chine où il affirme que la situation est sous contrôle et félicite les autorités chinoises […]. Il déconseille aussi toute restriction concernant les déplacements et les voyages alors que Taïwan est déjà fermé sous contrôle depuis un mois. » (Jean-Paul Sardon, 28 avril 2020)

Privilégiant les intérêts économiques, les États n’ont pas pris de mesures de protection, par exemple en instaurant des contrôles sanitaires aux points d’entrée sur leur territoire.
En France, le dimanche 14 mars 2020, le bon citoyen était appelé à sortir pour voter aux élections municipales.

Troisième temps : La gestion sanitaire a priorité sur l’économie

Face à l’ampleur de l’épidémie, les gouvernants ne pouvaient s’abstenir de réagir, mais seulement selon les logiques et avec les moyens qui sont les leurs. Dans un pays comme la France, l’événement révèle à quel point la pseudo-abondance masque une réelle pénurie : la « septième puissance économique mondiale » manque d’infirmiers, de lits d’hôpitaux, de tests, de moyens de protection… En mars 2020, le confinement généralisé – entraînant l’arrêt partiel des productions et des échanges – s’est avéré le seul moyen disponible pour limiter temporairement une maladie dont on connaissait mal la dangerosité.
En France, le mardi 16 mars, le bon citoyen était contraint de rester chez lui, sous peine de sanction.

Quatrième temps : Retour au business – presque – as usual

Au bout d’environ deux mois, la pandémie, loin d’être terminée, et même plus meurtrière dans certains pays, semblait gérable sans que les sociétés en soient déstabilisées. De plus, on constatait que la très grande majorité des morts avaient passé l’âge d’aller en entreprise (en France, entre le 1er mars et le 28 août, 90 % des décédés dépassaient 65 ans), et que pour les travailleurs, la probabilité de mourir du covid était faible : il était donc urgent de les renvoyer à l’atelier ou au bureau – en leur promettant bien sûr les protections adéquates. Tout en allégeant restrictions et interdictions dans la vie quotidienne (quoiqu’en les aggravant parfois dans d’autres pays).

1.3 / « Hé bien ! La guerre. » (la marquise de Merteuil, Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782)

Gouvernements et institutions se proclament en guerre contre un « ennemi invisible ». Prenons-les au mot.
Qu’un pays gagne ou perde une guerre, pour ses classes dirigeantes, son coût n’est pas négligeable, et s’avère souvent exorbitant : elles peuvent y laisser tout ou partie de leur richesse ou de leur pouvoir. Mais la rationalité d’un conflit ne se comprend ni ne se mesure en livres sterling ou en dollars. Un État ne part pas en guerre pour gagner de l’argent, et ce qui le détermine n’est pas une logique d’entreprise : il résulte de forces et de (dés)équilibres sociaux et politiques, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. La décision prise sera finalement conforme à l’intérêt des classes dominantes tel qu’elles le conçoivent. Les élites dirigeantes des quatre empires (allemand, autrichien, russe et ottoman) disparus après 1918 s’étaient lancées en 1914 dans une guerre dont elles espéraient sortir renforcées. A un degré bien moindre, les envahisseurs de l’Irak en 2003 n’avaient pas prévu l’État islamique.

Les gouvernants connaissent depuis des décennies les causes et les effets d’un réchauffement climatique contre lequel ils n’apportent que des palliatifs. Pourquoi agiraient-ils autrement devant une pandémie ? Incapables de prendre des précautions pour les personnes âgées souffrant déjà d’affections graves, de tester massivement, de placer en quatorzaine ou en quarantaine tout sujet infecté, et d’hospitaliser dans de bonnes conditions les cas extrêmes, il leur restait une solution pour eux la moins mauvaise et la plus facile : instaurer  une sorte de « blocage social ».
Face à une crise dont elles ne peuvent ni veulent traiter les causes (elles en font partie), les classes dominantes l’administrent sans cesser de faire le maximum pour garder leur pouvoir. Les réponses ont varié à l’extrême, de l’Allemagne au Brésil, avec des sanctions pouvant aller de six mois de prison en France à sept ans en Russie. Mais dans tous les cas, gestion de l’épidémie et contrôle de la population sont une seule et même chose: en France, la forêt était interdite pendant le confinement, parce que ses vastes espaces, quoique favorisant la « distanciation physique », rendent la surveillance plus difficile. Le prix à payer par les classes dominantes (risque de discrédit politique, perte de production donc de profit) n’était pas mince, mais secondaire comparé à l’impératif du maintien de l’ordre, social, politique et sanitaire tout à la fois.
Et même la Corée du Sud et Taïwan, bien qu’ayant massivement pratiqué des tests et distribué des masques, limitant ainsi le confinement aux cas avérés, ont dû ralentir leurs économies fortement exportatrices, dès lors que le reste du monde se fermait. De même l’Allemagne, malgré un confinement très différent de celui par exemple de la France, a été forcée de limiter ses activités commerçantes.
Résultat, une fuite en avant finalement très rationnelle : un très grand nombre de pays se sont injecté une dose (forte mais provisoire, espère-t-on) de repos forcé avant de repartir en bonne santé et de plus belle.
Mais dans le roman de Laclos, la belliqueuse marquise finit assez mal.

2 / CHACUN SELON SON CAPITALISME

S’il est vrai que le gouvernement français traite sa population comme des enfants, et le gouvernement allemand comme des adultes, on est frappé par l’opposition entre le caractère très préventif du système de santé outre-Rhin, comparé à une France qui n’a pu être que réactive.
Sous des gouvernements de droite comme de gauche, entre 1993 et ​​2018, la France a supprimé 100 000 lits d’hôpitaux, et elle n’avait, au début de la crise, que la capacité de tester 3 000 personnes par jour.
L’Allemagne, elle, pouvait en tester 50 000. Ce pays est loin d’être un paradis du Welfare State : le travail précaire y est institutionnalisé, le taux de pauvreté approche celui du Royaume Uni, et là-bas aussi l’hôpital subit des contraintes de rentabilité. Mais l’Allemagne bénéficie du capitalisme le plus solide de l’Union Européenne, appuyé sur sa puissance exportatrice, qui lui assure une meilleure reproduction de la société – et de la force de travail – et permet d’éviter de trop rogner sur les budgets sociaux, en particulier les dépenses de santé.
La France n’ayant pas ces atouts (l’industrie y compte pour 15 % du PIB, contre 25 % en Allemagne), elle disposait au début de la crise de 7 000 lits de soins intensifs (portés ensuite à 10 000), contre 25 000 en Allemagne. Le « management » d’entreprise fait fonctionner l’hôpital à flux tendus : comme dans une usine textile ou un supermarché, ne garder à chaque moment que le strict nécessaire (un lit inoccupé 24 heures, c’est de l’argent perdu), avoir un volant de chômeurs disponibles et, si besoin, embaucher du personnel en intérim, sous contrat et sans « statut ». En septembre 2019, quelques mois avant la crise, on instaurait des bed managers chargés de  « lisser les flux d’entrée et de sortie des patients dans les différents services ». Il en résulte une médecine de pointe parfois moins capable de faire face à une épidémie qu’un pays pauvre d’Afrique.
Puisqu’on a raté le dépistage, et que manquent les moyens humains et matériels, confinement et couvre-feu tiennent lieu de protection. Il n’était donc pas absurde que l’État adopte une rhétorique guerrière et tente de susciter une union sacrée après avoir été longuement secoué l’année précédente par la grave crise sociale des Gilets Jaunes. Au « conseil de défense » contre le terrorisme, s’ajoutent des « conseil de défense covid », « conseil écologique »… A la manière dont la défense civile organisée par l’État sauve des vies lors d’un bombardement dû à la guerre déclenchée par ce même État.
Si la Corée du Sud et Taïwan ont agi tout autrement, c’est certainement parce qu’ils ont subi de graves épidémies récentes, mais aussi parce qu’ils n’ont pas cherché systématiquement le « moins d’État possible » : pas de société capitaliste stable sans service public efficace. En 2017, le nombre de lits d’hôpitaux pour 1 000 habitants était en Corée du Sud de 12,27, (3,18 en Italie). Les dépenses d’éducation et de santé ne sont pas seulement un coût, mais un investissement nécessaire à l’ensemble du capital, sinon celui-ci assure mal la reproduction de l’ensemble de la société dont il dépend.
Alors, « à force d’épargner sur le système de santé, un virus un peu plus agressif et mortel que la grippe habituelle suffit pour faire perdre dix points de PIB. […] L’intégration entre l’État et l’entreprise privée […] est devenue trop forte, même du point de vue, purement capitaliste, de leur fonctionnement optimal [et] limite considérablement l’efficacité et la réactivité de l’action étatique » (Il Lato Cattivo).
Incapables de traiter les causes d’une crise qu’ils contribué à créer, les gouvernants se retrouvent amenés à faire peur tout en rassurant, et le discours alarmiste consolide le contrôle sur la population, relayé par diverses forces : le pouvoir central, la « communauté scientifique » (dont l’affaire Raoult a au moins le mérite de montrer les enjeux de pouvoir et les incohérences), ainsi que les médias, caisse de résonance de la société.

3 / « JE SUIS FORCÉ D’ADMETTRE QUE TOUT CONTINUE »…

…écrivait Hegel il y a deux cents ans.

3.1 / Préserver le statu quo

Le capitalisme n’est pas fait d’objets, d’êtres humains, de machines, de centres commerciaux et de cartes de crédit. Il est le rapport social qui anime le docker, la vendeuse, le cargo, la boutique, le derrick, la machine-outil et le distributeur de billets, avec un dynamisme jamais atteint par les systèmes sociaux antérieurs. À elle seule, l’immobilisation temporaire d’une partie des activités productives les interrompt sans abattre ce qui les mettait – et bientôt les remet – en mouvement.
Même partiellement suspendu, le rapport de production capitaliste ne cesse de fonctionner. L’échange marchand demeure, malgré, à la base, une solidarité où on ne « compte » pas son argent et son temps. Pour certains secteurs, le profit doit et peut passer partiellement au second plan, mais ne s’efface pas. Des entreprises s’endettent ou font faillite, d’autres naissent (services en ligne), ou prospèrent (Amazon…). La plupart perdent de l’argent et s’adaptent.
Alors que la crise bancaire et financière de 2008 avait arrêté une partie de la production, immobilisant des groupes de cargos dans les estuaires de grands fleuves, cette fois, c’est directement l’économie dite réelle qui est frappée.

Pour autant, dire que la crise dévoilerait la réalité, car elle prouverait en quoi la société ne fonctionne que grâce à l’infirmière, à l’éboueur, au livreur, au garagiste…, c’est affirmer une demi-vérité.
Contre le mythe d’une économie de la connaissance, ce sont bien les banals travailleurs productifs qui ont fait tourner la société pendant le confinement : la crise confirme la centralité du travail… mais du travail salarié. Dans la société existante, éboueur et infirmière dépendent de l’argent comme le trader. Loin de dévoiler sa faillite, la crise actuelle révèle la résilience d’un système social qui sait encore se rendre indispensable. L’argent reste la médiation nécessaire à nos vies : celui qui a perdu son travail n’a plus rien que ses économies, l’aide familiale ou les secours publics – tout cela exprimé en argent. Même la débrouille et l’entraide n’y échappent pas : ceux qui ont fabriqué des masques pour leurs voisins devaient parfois acheter du tissu ou, plus fréquemment, de très précieux élastiques. Et c’est par des prêts aux entreprises, et dans une faible mesure aux particuliers, que les États interviennent.
Mais, « Ce qui est frappant dans ces énormes programmes de sauvetage, c’est qu’ils dépensent des sommes sans précédent […] essentiellement pour préserver le statu quo – du moins dans un premier temps. » (« Accouchement difficile – Chronique d’une crise en devenir »)
Ce qui se déroule et va s’accentuer, c’est un libre-échange modéré par un menu retour de l’État : on donnera moins d’argent public au secteur privé sans contrepartie; et pour quelques productions jugées stratégiques, une relocalisation très limitée, sans que cessent chaînes de valeur internationales et flux tendus.

3.2 / Trois semaines de gagné pour la planète

Début 2020, nous préparions un texte sur l’écologie, qui paraîtra prochainement sur ce blog. Disons en tout cas ici qu’aucune des causes du réchauffement climatique ne sortira diminuée du traitement d’une crise sanitaire qui est un élément de la crise environnementale. À la différence de la « grippe espagnole », par ailleurs plus meurtrière, la pandémie actuelle exprime la contradiction entre le mode de production capitaliste et ses indispensables bases naturelles. Pollution, détérioration de la biodiversité, déforestation… persisteront, et par exemple l’élevage industriel continuera à favoriser l’émergence de nouveaux virus et maladies face auxquels nous serons vulnérables.
Certes, en 2020, le ralentissement économique dû à la pandémie aura reculé de trois semaines le « jour du dépassement », date à laquelle l’humanité consomme toutes les ressources que les écosystèmes peuvent produire en une année. Mais on aurait tort d’espérer que cette décélération de la production se prolonge et favorise demain une « planification » ou une « bifurcation » écologique. Les enfants vont simplement manger davantage bio à la cantine, et leurs parents acheter plus de légumes locaux à Carrefour,
habiter un éco-quartier, conduire une voiture électrique dans une ville « zéro carbone » sur un territoire « à énergie positive pour la croissance verte ».
On ne ralentira pas l’urbanisation du monde, on la verdira. Londres,  métropole « mondialisée » typique ayant accaparé un tiers des créations d’emplois en Angleterre entre 2008 et 2019, végétalisera ses immeubles, interdira les véhicules à essence, introduira bus et tramways électriques, accroîtra sa « ceinture verte », et multipliera les potagers des citadins. Pendant ce temps, l’alimentation du Londonien ne proviendra pas de la région ni même du pays, mais du monde entier : si aujourd’hui en Grande Bretagne, un hectare de terre est cent fois plus rentable lorsqu’il est utilisé pour la construction que pour l’agriculture, seul un profond bouleversement social pourrait mettre fin à la loi du rendement.
Il faut être naïf pour se choquer de ce que les gouvernants veulent surtout financer (largement) les entreprises (aéronautique et automobile, en particulier) et aider (mais pour peu de temps) les salariés en chômage partiel. Concurrence et profit obligent, il est normal de subventionner des productions malgré leur effet négatif sur l’environnement. En un mot, réduire des conséquences tout en alimentant leurs causes. On économise de l’énergie ici pour en utiliser davantage là. En France, déjà, le tout-nucléaire était un tout-électrique : c’est bien la voie qui est prise, par un « mix » mêlant des doses toujours élevées de fossiles à une proportion croissante de renouvelables… sans renoncer au nucléaire. Nous utiliserons moins d’emballages plastiques, ce qui n’empêchera pas la croissance de la production globale de plastique. Etc.
Et cela dans l’illusion d’un capitalisme allégé, donc moins polluant, puisque numérique. Mais, dans la réalité, le virtuel pèse lourd : matières premières, combustible, fabrication, transport, entretien…
« 
La consommation énergétique mondiale croît toujours (+ 2,3 % en 2018), et elle découle encore à plus de 80 % des énergies fossiles. La quantité d’énergie nécessaire pour produire de l’énergie croît également, à mesure que sont exploités des gisements de plus faible qualité ou des hydrocarbures dits ‘non conventionnels’, comme les sables bitumineux. […] le « taux de retour énergétique » ne cesse de décliner. […] Le simple visionnage en ligne de vidéos, qui sont stockées au sein de gigantesques infrastructures matérielles, aurait engendré en 2018 autant de gaz à effet de serre qu’un pays comme l’Espagne. […] Un projet standard d’apprentissage automatique émet aujourd’hui, pendant l’ensemble de son cycle de développement, environ 284 tonnes d’équivalent CO2, soit cinq fois les émissions d’une voiture de sa fabrication jusqu’à la casse. […]  Les géants de la technologie n’ont guère intérêt à mettre au point des méthodes plus sobres. Ils n’ont pas davantage intérêt à ce que leurs utilisateurs adoptent des comportements écologiques. Leur prospérité future nécessite que chacun s’habitue à allumer la lumière en parlant à une enceinte connectée, plutôt qu’en appuyant sur un bête interrupteur. Or le coût écologique de ces deux opérations est loin d’être équivalent. La première nécessite un appareil électronique sophistiqué muni d’un assistant vocal dont le développement a consommé énormément de matières premières, d’énergie et de travail. Prôner simultanément ‘l’Internet des objets’ et la lutte contre la crise climatique est un non-sens : l’augmentation du nombre d’objets connectés accélère tout simplement la destruction de l’environnement. Et les réseaux 5G devraient doubler ou tripler la consommation énergétique des opérateurs de téléphonie mobile dans les cinq prochaines années. » (Sébastien Broca, « Le numérique carbure au charbon »)
Des milliards d’objets « communicants » s’apprêtent à faire irruption dans nos vies. Le
« train du progrès » reprend sa course un moment suspendue. Le réchauffement climatique prépare de nouvelles pandémies tropicales. Il y aura d’autres coronavirus.
Mais rassurons-nous : Google nous annonce que « des chercheurs utilisent l’Intelligence Artificielle pour réduire la pollution de l’air en Ouganda. »

3.3 / Accélération

Quoique le monde ait provisoirement ralenti, ses tendances de fond sont fortifiées par la crise, comme en d’autres circonstances par la guerre.
Aux statistiques journalières des contaminés et décédés, les médias ajoutent celles des pertes de production, et prédisent un effondrement financier. Possible. Mais, aux États-Unis, entre 1929 et 1932, les actions en Bourse avaient perdu 90 % de leur valeur, et la production industrielle chuté de 52 % entre 1929 et 1933 : cette année-là, on comptait dans ce pays 25 % de chômeurs et 2 millions de sans-abri. Le capitalisme n’en a pas moins continué.
À elle seule et à moins d’éliminer la quasi-totalité de la population mondiale, aucune gigantesque et dévastatrice épidémie ne mettra fin au capitalisme. Elle bouleversera les équilibres, rebattra les cartes politiques, géopolitiques et sociales dans les sens les plus inattendus et opposés. La crise de 1929 avait abouti à la fois au New Deal, au nazisme et aux fronts populaires, l’URSS se renforçant de son côté, la Suède amenant au pouvoir pour des décennies une social-démocratie réformatrice.
« La reproduction des rapports sociaux capitalistes exige parfois d’énormes sacrifices dans leurs supports matériels (choses et personnes) […] pour la même raison, ces rapports ne se laissent ni modifier à dessein ni défaire par un automatisme de l’histoire (un ‘effondrement’  par exemple). » (Il Lato Cattivo)
Moins quelques correctifs, le règne du flux tendu et du « zéro stock » se poursuit. La pharmacie vendra certains médicaments issus d’usines usines lyonnaises ou madrilènes, mais l’Européen achètera toujours un smartphone venu d’Asie dans un navire chargé de 2 000 conteneurs, puis acheminé dans un poids-lourd ou une camionnette UPS. Ce n’est pas demain que l’ordinateur utilisé à Mers-les-Bains sortira d’usines allemandes ou hollandaises comme celles d’où provenait autrefois l’équipement radio et télé grand public vendu par Grundig ou Philips.
On peut prévoir un retour très partiel à ce qu’on appelle l’État social. Les bourgeois sont allés trop loin dans les coupes budgétaires, la privatisation, la rationalisation de services publics amenés à fonctionner comme des entreprises, le tout-marché et le moins-d’État-possible. Le capitalisme suppose un espace non-capitaliste, et un État fonctionnant sur d’autres logiques que purement marchandes.
Cela n’entame pas la domination bourgeoise, en particulier de ses secteurs financiers et bancaires. Le coronavirus n’arrêtera pas la marche vers la baisse des retraites, la précarisation, l’individualisation du marché du travail et la régression des protections sociales.

3.4 / Y aura-t’il une vie sans Internet ?

Ce que le coronovirus a inauguré, c’est l’apprentissage à grande échelle de la télé-existence. Rester chez soi de gré et de force a montré l’impossibilité d’une vie « normale » aujourd’hui sans le numérique. Internet a été autant un des moyens pour les États d’imposer le confinement, que pour les populations de le supporter.
Accès aux services publics, enseignement, relations familiales et amicales, sexualité (sites de rencontre et pornographie), loisirs, achats, travail (quoiqu’à un degré moindre qu’on le dit), activité politique même… grâce au confinement, l’évolution vers le tout-numérique a fait un bond en avant. Communication par smartphone et omniprésence des écrans : la société des individus les socialise à distance.
Depuis une trentaine d’années, l’ordinateur est devenu indispensable à la circulation du capital et des marchandises – à commencer par la force de travail. Le capitalisme ayant colonisé la vie quotidienne, il installe aussi le numérique dans la chambre, dans la voiture, dans le frigo, et se prépare à l’implanter à l’intérieur du corps. Ce qui était présenté comme simplement « plus pratique et rapide » s’impose maintenant comme nécessaire, avant d’être obligatoire. L’être humain vit désormais « en ligne ». Il disposera peut-être bientôt d’un assistant virtuel capable de relier toutes ses données personnelles, de faire ses achats à sa place, de surveiller sa santé en lui rappelant de prendre ses médicaments, de gérer son agenda, de joindre une personne à laquelle il n’a pas parlé depuis un moment, et donc de connaître mieux que lui ses besoins.
Le digital detox ne connaîtra pas la mode du slow food.
En moins de quinze ans, l’ordiphone, comme disent les Québécois, est devenu une prothèse vitale pour au moins 3 milliards d’humains, et il s’en est vendu 1,5 milliard en 2019. Pour la première fois, un outil de travail est également l’objet indispensable à la vie affective, familiale, intellectuelle, etc., et aussi un instrument privilégié du contrôle social et politique – donc policier. Et toujours au nom du bien-être collectif : un lieu surveillé par des caméras est dit « sous vidéo-protection ». Mot magique, la « sécurité » s’impose face au délinquant comme face au terroriste et au virus, et la crise sanitaire montre jusqu’où l’État obtient notre soumission au nom de la santé. S’ajoutant à la reconnaissance faciale (en ce domaine, la Chine est l’avenir du monde), la radio-identification est appelée à un bel avenir. Aujourd’hui plutôt réservée à l’animal de compagnie, la puce sous-cutanée sera implantée chez les humains, qui porteront sur eux leur dossier médical, leur casier judiciaire, etc., et, mis à part quelques récalcitrants, les citoyens modernes adopteront ce système comme ils se sont faits au passeport biométrique ou à la déclaration de revenu dématérialisée.
Sans pour autant s’en réjouir, il n’y a pas à s’en étonner. Pour que l’internaute puisse « en quelques clics » se renseigner sur la météo de Vilnius ou le vrai nom de celui qui signait « Baron Corvo », il a fallu réunir et mettre constamment à jour des millions de données, auxquelles cette recherche elle aussi ajoutera ses traces. On ne peut tout savoir sur tout sans soi-même faire partie de ce tout, et être à chaque instant « tracé ».

4 / BILAN & PERSPECTIVES

4.1 / Distanciation  

Dans Years and Years, série diffusée au printemps 2019, l’Angleterre de 2029 est dirigée par un gouvernement autoritaire (et même criminel) qui, au milieu d’une épidémie transmise par les singes, boucle les quartiers « sensibles » derrière des barrières contrôlées par la police, et en interdit d’accès la nuit.
Un an après la sortie du film, pour trois milliards de personnes, cette politique-fiction devenait réalité : limitation des déplacements, couvre-feu, omniprésence policière. Mais cette expérience « bio-politique » à l’échelle mondiale (et globalement réussie) a manifesté visiblement ce qui existait déjà essentiellement : EPHAD exceptées, le confinement ne nous a pas plus mis à « distance sociale » les uns des autres qu’avant. Ni moins. Assignés à résidence, nous avons perdu le contrôle sur nos vies : mais lequel avions-nous en février 2020 ? La liberté d’aller travailler, pour peu qu’on nous embauche, et celle d’être bouddhiste ou marxiste, tant que ces convictions restent des opinions sans prise sur les fondements de la société. Un communiste des années 1840 disait des prolétaires qu’ils dépendaient de causes en dehors d’eux. En 2020, l’acceptation massive d’une atomisation forcée a manifesté la désunion qui est le lot quotidien des prolétaires, d’autant plus à une époque de division des luttes et d’identités séparées.
Une épidémie et son traitement étatique ne nous écrasent pas plus que par exemple la déclaration de guerre en août 14 qui paralysa quasiment alors tout le mouvement ouvrier et socialiste.
Au XXIe siècle, contrairement aux années 1840, la très grande majorité de l’humanité n’a d’autre moyen pour vivre que de se salarier – si c’est possible et aux conditions imposées.
Mais ce sort commun n’est pas suffisant pour rassembler et unifier : il faut qu’auparavant les luttes sociales aient commencé à viser une cible commune. Or, s’il y a beaucoup de luttes, sans doute plus qu’on l’imagine, et d’une variété plus large qu’autrefois – conflits du travail, « du genre », écologiques… –, et même si parfois ces luttes sont victorieuses, elles restent fragmentées, incapables d’aller au cœur du problème. Pandémie, arrêt d’une partie de l’économie et confinement ont interrompu des luttes, et en ont aussi provoqué d’autres. Mais simultanéité n’est pas synchronisation, juxtaposition n’est pas confluence, ni jonction n’est synonyme de dépassement. Jusqu’ici, les résistances et les rejets se rejoignent au mieux dans l’exigence de réformes.
La lutte pour le salaire et les conditions de travail touche au rapport salaire/profit, mais ne s’en prend pas automatiquement (et en fait, rarement) au salariat lui-même. De même, refuser de risquer sa santé pour un patron, revendiquer des mesures de protection, ou même exiger d’être payé sans venir travailler tant que le danger persiste, ne suffit pas à remettre en cause la coexistence du bourgeois et du prolétaire. De critique du travail, il y a très peu, et encore moins de critique de l’État en tant qu’État, écrivaient les auteurs de « Quoi qu’il en coûte. L’État, le virus et nous », en avril 2020 : le constat demeure valable.
On peut imaginer un renversement vers la fin de la pandémie, toutes les critiques séparées convergeant pour attaquer la structure fondamentale, celle qui ne crée pas les autres oppressions, mais qui les entretient et reproduit : le rapport capital/travail, bourgeoisie/prolétariat. Les diverses luttes « précipiteraient », comme on dit en chimie quand des éléments hétérogènes jusque-là dispersés se cristallisent en un bloc. La résistance passerait au stade de l’assaut contre les bases de cette société. Les élites dirigeantes seraient d’autant mieux rejetées que leur gestion de la crise les a discréditées et dressé contre elles de larges couches de la population. Profitant de l’arrêt d’une partie des productions, les prolétaires tenteraient de transformer la société, s’insurgeant contre les forces de l’État, attaquant la domination bourgeoise, rompant avec la productivité et l’échange marchand, triant le nuisible de l’utile, entamant une dés-accumulation (décroissance), etc.
Ce n’est pas impossible, mais rien aujourd’hui n’indique que les luttes multiformes prennent cette direction. Les signes visibles montrent plutôt la survivance des divisions catégorielles, identitaires, locales, nationales, religieuses, et parfois l’émergence de nouvelles séparations.
Et il n’y a pas de recette pour y remédier.

4.2 / Hypothèse

Le virus et son traitement ne changent rien au fond : ils révèlent et accentuent des évolutions. Un événement historique, même de la taille de la pandémie actuelle, ne renverse pas à lui seul le cours de l’histoire. Le covid suspend bien des choses, il n’interrompt ni le capitalisme, ni sa domination, il n’est pas même sûr qu’il modifie ses formes actuelles comme l’ont fait autrefois la Guerre 14-18 ou la crise de 1929.
Nous ne vivons ni la fin du monde ni la fin d’un monde. La pandémie renforce l’ordre existant : comme d’habitude, en tant que classe, les bourgeois font preuve d’assez bonnes défenses immunitaires.
Le capitalisme n’a de (vraie) fragilité que ce sur quoi il repose : le prolétaire. Plus que tout autre système, ce mode de production se nourrit de crises surmontées, même graves, parce qu’il est étonnement impersonnel et plastique, et se contente de son essentiel: la relation capital/travail, l’entreprise, la concurrence… Le rapport social capitaliste  est à la fois « porteur de son propre dépassement ou de sa reproduction à un niveau supérieur » : de tous les rapports « d’exploitation entre classes antagonistes » ayant existé historiquement, il « est le plus contradictoire et donc le plus dynamique. » (Il Lato Cattivo, « Covid-19 et au-delà », mars 2020)
Nous proposerons une « loi historique » (qui comme toute loi admettrait ses exceptions) :
En l’absence d’un mouvement social préexistant déjà radical (c’est-à-dire tendant à s’en prendre aux fondements de la société), une catastrophe ne peut favoriser que le déclenchement de contestations partielles, à l’intensité variable, et obliger l’ordre établi à évoluer, donc à se renforcer.
Du coronavirus, tout le monde sort confirmé. La femme de gauche en conclut qu’il faut de vrais services publics, le néo-libéral que l’État fait la preuve de son incompétence, l’électeur d’extrême-droite qu’il faut fermer les frontières, l’écolo des petits pas qu’il faut les multiplier, l’écologiste de gouvernement qu’il faut rallier toute force politique susceptible d’œuvrer pour le climat, le trans-humaniste qu’il est temps d’aller vers une humanité augmentée, la chercheuse que la recherche a besoin de crédits, l’activiste qu’il est urgent d’impulser les luttes, le résigné que tout nous échappe, le collapsologue qu’il faut s’habituer au pire… Et le prolétaire ? De quoi sort-il confirmé? En tout cas, il pense et pensera ce que ses actes et ses luttes l’amèneront à comprendre.
On ne se pose que les questions (théoriques) pour lesquelles on a déjà commencé à produire des réponses (pratiques). 

 

G. D. , 22 septembre 2020