lundi 20 janvier 2025

Ma petite morte

 

Nous demandons si tu as cru et si tu crois qu’il existe un purgatoire vers lequel descendent les âmes de ceux qui meurent en état de grâce et qui n’ont pas encore satisfait pour leurs péchés par une entière pénitence. 

Clément VI, lettre à Mekhitar d’Arménie, 29 septembre 1351

2 mars 2024

Ce n’est pas un jour pour mourir ou pour chantonner je ne sais quelle complainte funèbre : le ciel est d’un bleu à pousser des hourras, les arbres du parc d’à côté pètent de santé et chatouillent des nuages pleins de bonne volonté. En bas dans la rue Tiraqueau, jeunes filles en fleur et gaillards rutilant de muscles gonflés en salle s’entrecroisent, enivrés, au point d’oublier de loucher sur leur portable. C’est dire l’aimable coercition de cet après-midi de printemps ! Et pourtant, une jeune fille se tient au milieu de ma chambre, toute aussi surprise que moi d’être ici. Ses pieds, ses jambes, son torse puis sa tête ont jailli en un long plouf silencieux et translucide avant de se stabiliser à quelques mètres de moi.

La jeune fille ? Une tige à peau pâle et cheveux longs divisés par une raie au milieu du crâne (qu’elle a menu). Yeux marrons, d’après ce que j’en vois. Ses cils épilés et son tee-shirt à manches rases surmontent des jeans pattes d’éléphant qui sentent bon les années 70. Ses chaussures ? Sur pilotis. Tout cela animé par un visage de poupée indolente. Je lui donne les 25 ans d’un rêve macho.

Étrangement - c’est le mot ! -, je n’ai pas peur. Comme si son arrivée avait quelque chose d’évident. Il y a une seconde, je lisais Pantagruel sur mon lit et me voilà à contempler, avec le maximum de dignité, cette apparition.

Esprit fort s’il en est (on verra ce qu’il vaut !), je lui demande son nom et de quel enfer elle vient. Ses cils, très longs, se mettent à battre en éparpillant son regard autour de la pièce. Son silence, cette façon qu’elle a d’osciller doucement, trahit sa surprise : je me dis qu’elle a tous les stigmates d’une violente expulsion de l’au-delà. La pitié m’envahit et me voilà à poser mon livre sur les genoux pour lui indiquer la chaise qui se trouve devant mon lit.

Elle m’obéit et s’assoie alors que j’observe le coussin de la chaise s’écraser sous son poids. Je note mentalement ce détail de première importance : elle pèse quelque chose et semble avoir quitté l’état spectral pour celui d’un être soumis aux lois de la gravité ! Pendant quelques secondes, alors qu’elle continue à scruter le décor de ma chambre, je soupçonne la banale intrusion d’une folle.

Avec toute la douceur dont je suis capable, je touche le bras de la donzelle. Je m’en doutais ! Mon index traverse un membre louchant entre le mi gazeux et le moitié solide. Sans doute ressent-on ça quand on tripote la croûte d’un pumpernickel. Je soupire en me disant que, décidément, l’au-delà ne nous facilite pas la tâche.

Offre t-on du thé à un fantôme ? Je n’ai pas le temps de trancher, la voilà qui marche vers la fenêtre pour y coller son front. A son expression, je comprends que la vue ne lui est pas inconnue. Sa voix, douce & voilée, hésite : « - On est rue Tiraqueau ? ». Elle regarde l’immeuble d’en face. C’est un machin construit il y a quinze ans par un criminel qui sévit toujours - terrible siècle que celui où les architectes devraient être pendus avec les urbanistes ! Elle tourne vers moi un visage troublé. Je quitte mon siège et demeure à une distance raisonnable. « - Pouvez-vous me dire quel jour on est ? ». Une ou deux secondes de silence : il lui faut rassembler ses esprits qui ont dû mijoter quelques éternités dans l’entre-monde. Puis, de sa voix morphine-voilée : « - 1976. Juillet 1976, le 21. »

Un vertige me saisit. Je mesure la tâche qui m’attends : je ne dois pas lui annoncer seulement la défaite de Giscard mais tout ce que notre beau monde a produit depuis ! C’est moi qui aurait besoin de thé (et même de quelque chose d’un peu plus fort) ! Par où commencer ? Le simple fait de l’emmener dans la rue la tuerait ! Gros bêta ! Je me reprends d’un ricanement : un fantôme ne claque pas, tout juste peut-il s’évanouir et ficher enfin la paix aux vivants. « - Mademoiselle, dis-je d’une voix qui ne tremble pas (quand il faut y aller…), nous sommes le 2 mai 2024. » Préventivement, je lève une main pour arrêter tout début d’hystérie. Ce qui se révèle inutile car elle continue à me regarder avec le même air interdit-soumis. « - Je ne sais pas ce qui vous a mené ici, si vous êtes (je marque le pas devant l’énormité de la chose) une sorte de... spectre, un revenant... ».

L’effet de cette révélation ? Elle lève un sourcil léger et retourne s’asseoir sur la chaise pour replonger dans le silence, le regard fixé sur les motifs bon marché de ma descente de lit. Au loin, dans les escaliers, il doit être cinq heures : l’héritier Ramirez beugle sa joie d’avoir cinq ans et d’être libéré de l’école. En fond, je perçois le halètement de Camille Ramirez, mère du monstre & voisine de palier. Non sans émotion, je pense à ses yeux verts-doux, sa silhouette replète et à la solitude de ses soirées de mère au fils hyperactif… Le devoir avant tout : je me tourne vers mon spectre. « - Il faut que vous voyez à quoi ressemble le monde maintenant ».

Je prends mes clefs et l’invite à me suivre. Trois étages et, avant d’ouvrir la porte je pause ma main sur son épaule mi gaz mi pumpernickel : « - Quel est votre nom ? ». Elle plonge ses yeux dans les miens et je n’y lis rien d’autre qu’un grand rien du tout. « - Michèle ». Va pour Michèle… Je tire la lourde porte de l’immeuble – du chêne, du vrai, et pas ces saloperies en alu d’aujourd’hui – et en avant pour un premier bain de réel. A vrai dire, je ne pavoise guère : il ne manquerait plus qu’elle pique une crise en public ! De quelles manifestations ne sont pas capable ces créatures ?!

Mon fantôme ne bronche pas. Brave petite : elle saisit ma main avec une spontanéité qui m’arracherait des larmes - j’ai quand même la sensation qu’un pâté en croûte s’est niché dans ma paume. Et vogue le navire. Nous remontons la populeuse rue Tiraqueau avant de bifurquer vers le cours des Minimes. Michèle découvre le réel 2024 sans frémir. Je lui sais gré de le faire avec une discrétion hors de toute critique. Seules, devant les innombrables magasins, les sorties bardées de sacs de consommateurs semblent l’intriguer.

J’en viens à oublier sa condition et désigne un café à la terrasse avenante. « - Vous voulez boire un verre ? ». Aussitôt nous inaugurons un échange de regards cacophoniques (le premier d’une longue liste, aimable lecteur !). « - A moins, dis-je penaud, que... ». Elle ne sait pas. Nul portier d’outre-tombe ne lui a fourni de notice pour le monde des vivants. Au diable l’au-delà : pourquoi les défunts ne picoleraient pas ?! Du menton, je lui indique la terrasse. Elle acquiesce derechef et il me semble sentir sa main doucement frétiller dans la mienne.

Le garçon tablier-gilet & cheveux gominés grasseille un Messieurs-dame qui ne suscite aucune hésitation chez moi : un demi pour le quarantenaire, une grenadine pour la petite. S’ensuivent quelques minutes d’attente. Moi : appréhendant de voir le liquide traverser le corps de Michèle. Elle : zieutant le va et vient vespéral jusqu’à ce que le loufiat se repointe avec nos consommations. Je règle l’addition au cas où. Nous le laissons disparaître avant de trinquer timidement. À mon grand soulagement, nul liquide ne percole Michèle. Celle-ci repose son verre. « - Je ne ressens rien... ». Quelle surprise !, ai-je envie de crier. Je lui prends la main : « - Une chose après l’autre, dis-je avec la voix assurée d’un éducateur spécialisé en réinsertion spectrale. » Je patauge. Elle patauge. Nous pataugeons. Forts de ce constat, nous faisons ce qu’il y a de mieux à faire en cette heure improbable : nous regardons la foule tuer le temps.

Comme deux témoins navrés, nos verres vides trônent sur la table du café. Que faire, à présent ? N’ai-je pas accompli mon devoir de vivant en accueillant les premiers pas de cette défunte ? Je ne vais quand même pas l’adopter !? Coup d’œil sournois/inquiet dans sa direction : elle poursuit sa contemplation de l’humanité déambulant. Un point pour elle : pas dérangeante. Nouveau coup d’œil : son profil de lutin paumé m’attendrit. « - Vous gardez quelques souvenirs… d’avant ? » Je happe quelques mots lâchés dans le brouhaha : à l’entendre, elle s’est endormie il y a quelques heures. Pas un gramme de souvenir en plus. D’un bras, je hèle le gominé à tablier avant de sourire à mon hôte. «  - Vous permettez, dis-je très Régence, je vais commander une autre bière. Nous avons, je crois, deux ou trois choses à nous raconter ». Elle : impavide, replonge dans le va et vient des passants.

Le coco lesté de houblon, je me tourne vers elle. « - Qui êtes-vous ? » N’y a t-il que les morts pour répondre à cette question ? Assise sur le bout des fesses, le dos droit, Michèle décline sa brève existence. Il me faut tendre l’oreille car sa voix douce & voilée est de plus en plus happée par le brouhaha. Il me faut reconstituer des mots que je devine à défaut de les entendre.

Mon archéologie sonore : le 21 juillet 1950, Michèle semble avoir abordé l’existence en fille unique. Une mère, Denise, qui fait quelque chose dans une école. Un père dont ne subsiste que le prénom : Marc. Les trois cubes bétonnés où elle a vécu existent encore. Trois fois dix étages à l’Est, près de l’arrêt de bus « Les Argonautes – Place Joseph Proudhon ». Aujourd’hui, la cité n’abrite plus que des lumpen abandonnés par le Capital et l’État.

L’adolescence ? Dans le micmac de ses mots mal ressuscités, j’identifie un Jean-Jacques qui a occupé ses pensées et, apparemment, son corps. J’invente une guidouille en pull acrylique qui semble n’avoir guère ému ma décédée. J’entends 1973 & je pense : hausse du prix du brut/diminution de l'activité économique/transferts monétaires massifs. Le parcours de Michèle ? Une litanie de boulots sans intérêts avant le Graal d’un emploi de secrétaire chez un avocat. Peu à peu, sa voix s’éteint. Voilà bien les morts : un monocorde inaudible à filer le bourdon ! Ceci dit : trépassé, tout doit paraître évanescent.

Le soleil disparaît derrière les immeubles de l’avenue. Est-il bien décent d’aborder son décès – car nous y arrivons – à cette terrasse de café ? Violente : l’envie d’un thé chaud dans l’intimité de mon home. Je lui propose de rentrer. Elle : toujours arrangeante, acquiesce, se lève et prend ma main avec l’expression blasée d’une épouse rassie. Moi : serrant la sienne dans la mienne, j’échafaude mon scénario : Michèle assassinée dans mon appartement en 1976 revient me hanter en 2024 pour que je découvre son assassin. Nous : poulopant en direction de la maison, les flancs zébrés par les phares des voitures.

Tasse de thé en main, je hoquette au milieu du salon. « - Une crise cardiaque ? » Michèle acquiesce. « - Excusez-moi, dis-je, mais les morts reviennent pour venger une injustice, pour retrouver un amour brisé ! Vous êtes sûre de ne pas avoir été victime d’une erreur médicale ? N’aurait-on pas pu vous sauver ? » Elle : impavide toujours : « - Je suis tombée dans la rue. Il n’y avait plus rien à faire. » J’en bégaye. « - Mais alors, que faites vous ici ?! ». Elle hausse les épaules et s’assoit sur mon unique chaise. Et voilà pour le savoir des morts !

«  - C’est que j’ai besoin de mes six heures de sommeil ! » C’est ce que je signifie à ma petite morte, pyjama en main, alors que je me creuse la tête pour savoir ce qu’elle pourrait faire pendant la nuit. Décemment, je ne peux lui offrir de partager mon lit – une morte ! une jeune fille ! mon esprit rationnel a ses limites ! - mon appartement ne possède ni canapé ni lit d’appoint. Je propose de lui payer une chambre d’hôtel, ce qui me mène illico à parler de la durée de son séjour ici bas. Elle ne répond rien. Ad vitam aeternam : ces mots s’inscrivent en lettres urticantes dans mon esprit avant qu’un grand sentiment de découragement me fasse lui désigner la chaise. Bourrelé de remords, je me déshabille dans la salle de bain avant de revenir me planter devant elle. «  - C’est idiot, balbutié-je, venez dormir dans le lit ». Elle lève les yeux vers moi mais ne bouge pas de sa chaise.

À présent, tout le monde fait dodo dans l’immeuble. Même l’agité Ramirez doit gentiment ronflotter non loin de son aimable maman. Par la fenêtre entrouverte : la lune en croissant flatte le dessus des toits. Deux heures sur le pays. La nuit est une grande bulle muette et protectrice. C’est l’heure du grand silence. Michèle : toujours sur sa chaise en profil perdu. Moi : dans mon lit, éveillé & bougon à ressasser ce consternant coucher.

3 mars 2024

Potron-minet me trouve ankylosé & nerveux après une nuit passé à touiller un vaste chaudron de culpabilité. Sur sa chaise, Michèle n’a pas bougé d’un poil. Je finis par me dresser sur mon séant. « - Ça va ? » Elle tourne vers moi un visage qui n’en dit pas plus, faisant redoubler le ravageant sentiment d’être un minus habens. Il me faut reprendre du poil de la bête.

Douche, rasage et chemise propre. Lorsque je reviens dans le salon, Michèle est plantée devant la fenêtre. Je lui expose mes vues, concoctées tout à l’heure sous la douche : ce week-end sera fait pour y voir plus clair. Au programme : expérimentations & discussions poussées. Il nous faut cogiter vu que notre duo a l’air parti pour durer.

Trois SMS me permettent de décommander un repas amical/une séance de cinéma & mon cour de karaté. Mon week-end dégagé, je lui expose le programme. Michèle n’est ni pour ni contre, bien au contraire, comme beaucoup de vivants charriés par un fleuve où ils se laissent flotter. Parfait. Je pose mon matériel sur la table : un cahier, un crayon et, surplombant le tout, mon cerveau. J’invite Michèle à me rejoindre. Trois pas brefs avant de s’immobiliser et me contempler griffonner avec ses yeux qui ne promettent rien. Je prends mon temps, conscient de l’immortelle patience de ma morte, je n’ai pas peur de la faire attendre.

On frappe à la porte ! J’ouvre en me disant : voilà un premier test. C’est Camille Ramirez, ma chère voisine de pallier, robe fleurie, cheveux d’orge et yeux bleus, dansant imperceptiblement d’un pied sur l’autre (tu parles que je le vois !). Elle a besoin d’un tournevis. Est-ce que par hasard… ?, ajoute celle qui a toujours ignoré mes sourires dans l’escalier. Derrière elle, le petit Ramirez tente de démonter ma porte à coups de pieds. J’ignore l’agité et surprend le regard (fatigué) de Camille se plisser de façon très féminine lorsqu’elle aperçoit ma petite morte plantée devant la table. «  - Oh, vous n’êtes pas seul ?, grimace t-elle ». Et non, chère madame Ramirez, et je me fais le plaisir de ne pas dire que Michèle est (au choix) : ma nièce, ma femme, ma filleule, ma fille, ma sœur, la fille d’un ami. Je la laisse mariner dans ses suppositions.

Après un geste de l’index (attendez-moi là, je reviens), je gagne le placard de la cuisine où j’ai rangé mes outils. Toujours sans un mot, je reviens et lui tends le tournevis. « - Merci, dit-elle. » Un dernier coup d’œil vers Michèle puis un acide & appuyé : « - Au revoir, mademoiselle ! » Michèle lui lance son fameux regard de néant et je referme la porte derrière Camille avant de m’octroyer un roboratif éclat de rire.

Note de travail : ma petite morte est visible par un tiers. Note personnelle : Camille Ramirez semble accessible à la jalousie. Note générale : son fils finira par la tuer (d’épuisement).

Expériences du 3 mars 2024 :

- piqué la main de Michèle avec une fourchette puis un couteau pointu : elle ne dit ressentir aucune douleur, le sang ne coule pas, les trous se referment instantanément ;

- effectué une coupure sur l’avant-bras de Michèle : pas de douleur, pas de sang, la lame pénètre facilement dans une « chair » qui « cicatrise » presque immédiatement ;

- brossé ses cheveux : sensation de brosser des algues, Michèle n’a pas de nœuds ;

- ingestion d’un œuf au plat : elle l’avale docilement, pas de sensation de satiété, elle reconnaît simplement ce fait : elle a mangé un œuf  ;

- caressé la joue : elle n’a pas eu plus de réaction que quand elle a ingéré l’œuf au plat ;

- pressé un sein d’une façon strictement scientifique malgré une étrange réticence, sans doute due à la consistance de pumpernickel de son anatomie. Aucune réaction. Chez elle et chez moi.

- joué une chanson du Velvet Underground Perfect Day : elle l’écoute sans émotions apparente, résultat identique avec L’été indien de Joe Dassin, je fais une nouvelle tentative avec W.A. Mozart, le Quintette pour clarinette : même résultat ;

- regardé les actualités télévisés : la succession de catastrophes et de désastres ne lui fait même pas froncer un sourcil ;

- joué aux cartes : nous disputons une belote, je réalise qu’elle joue n’importe comment ;

- regardé un film des années 90, Poussière d’Ange d’Edouard Niermans, un polar poétique et étrange : je ne note chez elle aucune émotion particulière durant la diffusion ;

- la nuit venue, je l’invite à dormir avec moi : elle ne pèse pas grand-chose, ne sent aucune odeur, je m’endors immédiatement (sommeil de plomb probablement dû à ma nuit blanche précédente), au réveil, elle est toujours allongée sur le dos à mes côtés et ouvre les yeux à l’appel de son nom.

La vie de l’étage, le soir venant ? Un nouveau cri retentit, doublé d’une cavalcade que conclut un bruit sourd. Derrière le mur, j’entends la voix de Camille se mêler, dans une pénible bouillie sonore, aux beuglements de son fils. Le petit Ramirez débute sa sarabande vespérale. Deux ans qu’ils ont emménagés à l’étage. J’ai fini par m’habituer à ce cirque. Chaque jour, à l’écoute (ou à la vue !) de ces manifestations - et des cernes que je vois sur le visage maternel -, je me demande comment cette jeune femme tient le coup. Car le fiston collectionne tous les stigmates : danse de Saint-Guy ; concentration de têtard ; colères homériques ; violences envers ses petits camarades ; pleurs & rires à la seconde ; et, je l’entends, difficultés d’endormissement.

4 mars 2024

Comme bien d’autres, je suis salarié. 6 heures 30 du matin s’ébroue dans l’air pavé d’humidité - les services municipaux ne craignent pas la sécheresse ! Le soleil piaffe derrière les toits. Sans aucune vergogne, je bois mon café, fais popo puis prends ma douche avant de m’habiller devant Michèle – puisse la vision de mes fesses l’animer un peu ! Tu parles. Elle est déjà assise sur sa fameuse chaise. Moi : ma musette & mes clefs. Je claque la porte, la laissant ainsi, avant que ne débute la pénible danse du travail. Mon job ? Aucun intérêt ! Une vague fonction qui me permet de payer mon loyer. À dix neuf heures, quand je réintègre mes pénates, je retrouve Michèle assise sur sa chaise. Étrangement, il me vient l’idée de lui acheter des vêtements. Ce look années 70 commence à me taper sur les nerfs.

Vous m’auriez vu à Monoprix, tout à l’heure ! Petit papier en main - j’avais noté ses tailles -, j’ai erré dans le rayon pour dame avec un air de satyre (j’aime scandaliser les vendeuses) : 1 lot de 5 culottes en coton/3 paires de soquettes/1 jeans/2 soutien-gorges/3 tee-shirt/1 blouson en toile. C’est qu’aujourd’hui, j’ai décidé d’emmener Michèle au cimetière dans une nouvelle tentative pour faire avancer le dossier. Je me suis renseigné : sa mère et son père son morts il y a une paye et je n’ai pu dénicher d’autre famille à qui confier ma revenante. Seule chose à faire, si j’ose dire : aller sur leur tombe avec l’espoir de provoquer je ne sais quoi.

5 mars 2024

Sous le ciel joyeux & indifférent de ce coin de banlieue, gît, parmi bien d’autres, un affreux bloc de marbre gris aux angles aigus. Scellés dessus, les portraits émaillées des parents de Michèle : Denise & Marc Donat. 1932-2011 pour l’une. 1930-1998 pour l’autre. Denise aux cheveux courts et aux yeux clairs. Marc, petit homme à la moustache prolétaire. (Ce que deviennent les morts sans les vivants ! ) Face à eux : Michèle, aussi expressive que lorsque je lui tâtais le sein. Trois néants se contemplent : que voulez-vous qu’il arrive ? Le cri d’un oiseau non identifié peuple ce moment de vide pur. Je m’assoie sur le marbre affreux et saisis la main de Michèle. « - Qu’est-ce que je vais faire de toi ? ». Elle a enfoui son regard dans un des cyprès du cimetière.

Pour démêler l’énigme Michèle, je lis beaucoup sur les morts et leurs velléités. Ce que j’en tire ? Que le mort récalcitrant se met à hanter les esprits en temps de yersinia pestis &/ou de morts brutales. Fils du Purgatoire, ce lieu où, selon Innocent IV, l’on purge ses péchés véniels mais non mortels, le revenant fait retour pour rectifier ses fautes ou, s’il fut un grand méchant homme, poursuivre ses méfaits. COVID, H1N1, guerres incessantes, ravages climatiques : je veux bien que mon époque tende son miroir aux siècles passés mais toi, Michèle, quels pêchés as-tu commis pour être renvoyée ici ? Quel mal as-tu fait pour subir semblable purge ? En athée conséquent, et donc mieux que les dévots, je connais ma théologie et les arrangements que Rome a concocté pour sa clientèle : pour raccourcir ta peine, me faut-il donc commander une messe ?!

8 mars 2024

Maxima culpa. J’abandonne Michèle pendant dix jours, le temps d’aller chez mon frère Laurent. Celui-ci vit à Équemauville, un village non loin de Honfleur. De la culpabilité ? Beaucoup. Mais il me faut prendre le large. Question de santé mentale (je me ménage, oui !). Ce matin, après avoir récupéré ma voiture, je fais plusieurs fois le tour du quartier avant de me résoudre à prendre l’autoroute.

Du 8 au 17 mars 2024

Mon frère Laurent : 52 ans, ingénieur en quelque chose dans une entreprise du Havre. Il m’a expliqué cent fois ses tâches. Je n’ai retenu qu’une image : des hélices contournées que l’on torture dans un immense hangar. On s’aime et depuis longtemps. Paisible fraternité nourrie de nos caractères accommodants. Ce grand placide a les yeux de notre mère – marrons et bienveillants. Son cœur de bœuf généreux le fait aimer de votre serviteur et de beaucoup d’autres citoyens. Dans sa ferme à colombage de la pampa normande, j’ai retrouvé sa smala : Irène, sa femme, - une Junon énergique & institutrice qui m’a à la bonne et me câline chaque fois que je viens - et le crépitement de mes irrésistibles nièces : Léa, Agnès et Louise. Les cris, sauts & gambades entres les prairies, la mer de plomb et les falaises de craie : un bonheur à oublier Michèle sans vergogne. Je suis si bien à me faire secouer le sang par la tribu que je ne pense même pas à confier mon cas au frangin. Quand le soir tombe, le regard chouchouté par le champ de pommiers qui s’épanouit devant la maison, je pense à Camille Ramirez et à ses yeux plein de vie. Le dixième jour, en reprenant la voiture, je roule avec l’espoir de retrouver mon appartement vide de toute présence.

18 mars 2024

J’ouvre la porte. Michèle est assise sur sa chaise préférée et fixe son tapis de sol préféré. Elle lève brièvement la tête puis revient au motif. Je pose mon sac au milieu du salon. Je ferme la porte. J’enlève mon blouson. Je dis : « - Bon. ».

22 mars 2024

L’ami Diego Fessenheim ! Daron de Schiltigheim, daronne barcelonaise (ça, pour expliquer le mélange patronymique), me fixe avec des yeux ronds. Son corps compact, sanglé dans un impeccable trois pièces de tweed, est posé au milieu du salon, bras ballants, face à Michèle. Voilà une heure qu’avec toutes les précautions possibles, je l’ai introduit à ce cas mortuaire. Une heure où mon camarade est passé du rire, «  - Cette bonne blague ! », au silence puis à l’inquiétude avant de sombrer dans une sorte de perplexité catatonique après que je l’ai obligé à traverser le bras de ma revenante avec un couteau. Ses esprits revenus, je lui ai conté toute l’histoire.

Ce n’est sûrement pas parce qu’il est préparateur en pharmacie qu’il se trouve ici, ni parce que ce solitaire ne se nourrit que de livres pour palier aux désillusions de l’existence. En fait, l’affaire Michèle me laisse sans voix et je me dis que cet esprit singulier pourra m’offrir quelque secours.

Car Diego philosophe à sa façon : je l’ai vu chez lui (et en public !) siroter Kierkegaard, Kant et même quelques brassées de Hegel. Combien de fois l’ai-je surpris à parler causalité des êtres devant une personne du sexe, le tout avec plus ou moins de succès (je le soupçonne d’être vierge ! à trente deux ans !). Mais aujourd’hui, l’occasion est trop belle pour mon compère. Mon désarroi lui tend les bras.

« - C’est un signe d’apocalypse !, brame t-il après avoir englouti, pour se remettre, deux shots de Ratzeputz. » Un signe parmi d’autres ? Il a appris, ce matin, l’effondrement de la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique, ce courant marin chaud, salé et bienfaisant qui circule de l’équateur aux pôles. Pas moins. Ça l’a secoué (et moi donc !). « - Résultat ?, beugle t-il. Réchauffement accéléré dans l’hémisphère sud ! Hivers terribles en Europe ! Affaiblissement des moussons tropicales dans l’hémisphère nord ! ».

Potelés, ses doigts dessinent d’improbables signes cabalistiques : «  - Les morts reviennent, évidemment !, brame t-il à nouveau. Nous crachons tous les jours sur la création, pas étonnant qu’on fonce vers l’extinction ! ». (In petto, car je ne tiens pas à favoriser l’inextinguible logorrhée de mon Homais, je regrette que nos morts ne viennent pas terroriser les riches, ces brutes inexorables, à défaut de leur envoyer un paquet de mitraille dans le ventre !). Haletant légèrement, mon camarade s’immobilise devant Michèle, barattant je ne sais quelle pensée dans son cerveau aux étagères bien rangées. Son regard bleu, dissimulé derrière ses sourcils fournis, n’est plus visible. Ses traits fins, à peine altérés par son embonpoint, sont tirés vers le haut à la façon d’un ironique point d’interrogation. Un long soupir marque la fin de ses cogitations. « Finalement, dit-il, c’est comme si tu avais recueilli un clébard ».

Vingt et une heure trente. La lune est en goguette à la fenêtre du salon. À table : salé aux lentilles, pain complet & bourgogne. Diego engloutit ses lens culinaris, le regard navigant de son assiette à Michèle, toujours en mission immobile sur sa chaise préférée.

Moi : je chipote, la fourchette distraite, me demandant si j’ai bien fait de lui parler. Là-bas, au fond du salon, la TSF sourdine les inutilités d’un politicien d’extrême centre. Cette moutarde peu appétissante fini par me monter au nez. Assez d’immondices ! Je me lève pour changer de station et Bach, comme un filet d’eau pure, nettoie l’air de ses Variations Goldberg. À table, Diego ricane à présent par à-coups sans que je réussisse à lui faire avouer l’origine de cette manifestation. Je me rassoie devant mon assiette de lentilles. Pour la première fois depuis 7 ans – date à laquelle nous avons fait amitié -, sa présence me pèse.

Pas de lave-vaisselle pour les vieux garçons ! Pour quelques assiettes par semaine, merci ! Le dessert avalé - deux éclairs au chocolat - , j’ai rapporté verres & couverts à la cuisine et entreprend une vaisselle inquiète. La raison ? Je me méfie des regards de plus en plus coulissants de Diego. D’habitude, il me rejoint devant l’évier pour payer son tribut au repas. Là : un silence persistant me fait poser le verre que je lavais pour regagner le salon à pas de chat. Un vrai bingo sordide m’y attend : Diego, les mains sous le tee-shirt de Michèle, masse d’un air extatique ses deux rotondités !

Bilan : ma main dans sa figure & une bafouillante justification de sa part. Ses arguments ? Une équation brenneuse : misère sexuelle + jeune trépassée + état mi gazeux mi pumpernickel = tripotage autorisé. « - Et qui s’en soucie ?, balbutie t-il ». Je mets dehors le pervers, referme la porte, rattache le soutien gorge de Michèle. Bien entendu, celle-ci n’a pas bronché avant/pendant/après l’agression. Moi, je cille et vacille encore un bon moment devant cette infamie.

Diego me rappelle le lendemain pour s’excuser. Dès qu’il tente de me resservir son insoutenable équation je lui coupe la parole : il a intérêt à bien fermer sa gueule, lui dis-je, car les morts ont des pouvoirs plus coercitifs que la police. Je l’entends déglutir et en profite pour enfoncer le clou : «  - N’oublie pas  : les morts vont vite ». Je raccroche en ricanant. Brave Stocker.

23 mars 2024

J’aurais beau parler d’un quotidien somme toute normal (!?), vivre avec une morte empêtre un peu le social. Particulièrement depuis que Camille - je l’appelle à présent par son prénom - a accepté de boire un café avec moi. À la brasserie des Négociants, baignés dans les ors passés de son décor Belle Époque, nous nous sommes tout avoué. On se plaît bien, quoi ! L’aveu fait, chacun a dressé illico une série de barrières pour ne pas précipiter les choses. Camille : parce qu’elle sort d’un divorce douloureux. Moi : parce je n’ose pas lui avouer que Michèle est toujours assise dans ma chambre sur sa chaise préférée. Après qu’un baiser a bousculé nos tasses - thé pour elle, café pour moi - nous avons convenu d’un mot d’ordre : on va y aller mollo.

28 mars 2024

Les étangs de Tiffauge ? Un rêve pour romantiques. Deux étangs en forme de cacahuètes posés au fond d’un vallon d’herbe rigolarde. À l’est, une rangée de peupliers ordonne le capharnaüm hippie des saules du bord de l’eau. A l’ouest, une guérite Art Nouveau fait des signes muets face aux reflets. Le soleil titille la fraîcheur de l’onde au bord de laquelle nous marchons. Camille : après avoir laissé son fils chez sa mère. Moi : après avoir laissé Michèle a sa seule garde. Heureux ? Pour sûr ! Je sais ouvrir mon être aux influences ! Dans la main potelée de Camille : une tige vert-vie d’acorus calamus, cueillie dès notre entrée dans ce lieu. J’en jubile : son parfum se mêle aux microscopiques gouttes de sueur de sa nuque ; son chignon surmonte, tel une couronne d’or, un Maillol éreintant les coutures de sa robe pourpre/vert. Je me retiens pour ne pas l’embrasser, moins par concupiscence que pour cueillir les vibrations de ce corps uni au vallon. Nous finissons par trébucher et alunissons sur l’herbe. Camille aux yeux de ciel sourit et m’attire dans l’Y de ses seins. Culotte & pantalon s’enfuient : son sac à main rouge laisse échapper une cartouchière de préservatifs argentés. Étang, vallon & ciel fondent sous le frottement : tout est si harmonieux quand deux quarantenaires en quarantaine s’entendent pour effacer le décor...

2 avril 2024

Le travail fini, il m’arrive de rentrer rapidement à la maison. Œil vague, pressé, j’ignore les tentations de la rue. Clefs & blouson posés, je saisis une chaise et l’installe devant Michèle qui n’a pas bougé depuis le matin. Je prends ses mains. Je remets une de ses mèches en place. Je plonge mes yeux dans les siens. Note personnelle : les premières fois, j’avais l’impression d’entrer dans une immense cour glacée, j’ai fini par apprivoiser ce vide. La cour glacée a disparue : Michèle m’offre un lieu où poser mon âme fatiguée par notre monde (maladie répandue !). D’une voix aussi voilée que la sienne, je l’interroge & m’interroge, énonçant sans me presser des questions sans réponse. Pourquoi moi ? Pourquoi toi ? Quel dieu irresponsable t’a tiré de ton sommeil pour une si pitoyable résurrection ?

Du 5 au 14 avril 2024

Camille ? J’apprends à la connaître ! Corps & âme. Le corps ? Je l’ai dit : un Maillol, ou plutôt, la femme de L’Atelier du peintre de Courbet, l’air nunuche en moins. L’esprit ? Un vif-argent qui démêle ses pinceaux sans l’aide d’un mari aux abonnés absents, d’un fils secoué par cette séparation et d’une famille pleine d’aberrations affectives. Notre terrain de connaissance ? Le samedi, quand elle se résout à laisser son fils, Léo, à sa meilleure amie, Rachida.

Nous marchons beaucoup. En ville comme dans la campagne mitée des faubourgs. Devant l’alignement des peupliers et les chevelures des frênes, Camille me bombarde de questions, jaugeant le bonhomme que je suis, tentant de le circonvenir, tout en luttant contre son envie de se fondre en moi (c’est touchant, je suis touché). Malgré l’authentique humidité de nos regards, ces entretiens ont un goût notarial : les anamnèses y sont intéressées, chacun soupèse l’autre avant de prendre le chemin du plongeoir. Je la comprends : les descriptions qu’elle m’a faite de son ex mari ne prêchent guère pour l’amour des hommes.

Mais enfin, le temps passe : nous empilons les preuves d’une possible cohabitation. Lors de nos après-midi ambulatoires, nous abordons en vrac : l’hyper-activité de son fils ; la place du ménage dans la conjugalité ; celle du travail dans nos vies (sourcils soupçonneux de Camille devant mon manque de foi, il n’empêche, le travail ne rend pas libre !!). Bref, l’avenir plein de vie sous toutes ses avanies. Nous franchissons lentement les étapes : présentation aux amis respectifs ; cohabitation avec le fils (deux dîners & un goûter : un exploit car le petit s’hyperactive massivement en ma présence), premiers congés en trio (un week-end prolongé : autre exploit avec l’enfant survitaminé & jaloux)…

Cela, sans trahir l’existence de Michèle, véritable enfant du placard. Au sens propre du terme puisque lorsque Camille vient chez moi - ce qui est plus pratique pour assouvir certains élans, loin des yeux du petit Ramirez -, je cache ma petite morte dans le placard où je range mes valises. Nos étreintes sont souvent boiteuses, au grand étonnement de Camille qui connaît mes vigueurs hors de l’appartement. Un jour, j’écrirai une monographie : « Dysfonction érectile et présence de la mort ». Pour happy few, exclusivement.

19 avril 2024

Insolent, le soleil de ce dimanche matin m’a décidé : direction la montagne ! Eau/casse-croûte/ K-Way & sac à dos avant que quarante kilomètres d’une route sinueuse nous mènent jusqu’au pied du mont des Pauvres : deux milles trois cent mètres de roches couturées d’alpages. Tant de beauté déridera t-elle Michèle ? Garés, je chausse ma petite morte de baskets, enfile mes croquenots et nous grimpons sous l’ombre mentholée de pectinés de belle ramure. Hardiment (me concernant), avec une régularité attendue (pour Michèle), nous avalons les premiers kilomètres de dénivelé. Exalté par l’air et le paysage, je gigote d’aise, tirant parfois Michèle par la main dès que je reprends mon souffle.

À deux milles mètres, l’air se fait plus frais. J’enfile ma polaire et réalise que je n’ai rien pris pour elle. Je hausse les épaules : au diable la thermodynamique des morts ! Nous poursuivons. Moi : soufflant et glissant/jurant sur le roulis des caillasses. Elle : métronome en tee-shirt surfant sur les sinuosités de la sente. Non loin du sommet, nous croisons un vieux en knickerbockers qui redescend en sifflotant. «- L’est pas frileuse votre dame !, lance t-il hilare lorsque nous le croisons ». Touché, j’improvise un : «- Madame est finlandaise ! » qui le fait éclater de rire avant qu’il ne disparaisse dans un replis du sentier.

Après avoir slalomé entre granit et buissons, nous arrivons au sommet. Sur ces vastes solitudes de vent, le ciel s’offre comme un bouclier ; nous voilà loin des fracas du monde. « - Ton royaume..., dis-je à Michèle en souriant ». Sous un gros rocher, je trouve un creux ensoleillé où nous nous asseyons. J’entame mon sandwich alors que Michèle, les jambes étendues sur la pierre, contemple le paysage. Devant nous, le pays étale ses vallées et ses collines. Les routes, à peine devinées, ont l’aspect de vers luisants. «- Quand même, dis-je à Michèle en caressant sa joue. Cela ne te fait rien, tout ça ? ». Du regard, celle-ci m’octroie quelque secondes de néant avant de replonger dans la contemplation du paysage. Qu’importe : je savoure le moment, dissipant l’étincelle de tristesse que fait naître à chaque fois son « absence ». Sandwich avalé, je me dis qu’à voisiner entre l’éternité (Michelle) et le sublime (le paysage), d’immortelles pensées vont surgir...

Ne persillent en fait qu’une myriade de constatations taôistes : les vallées fument, les routes scintillent et les circaètes Jean-le-Blanc planent sans bruit au-dessus de nous. Après quelques minutes, la tête sur les cuisses de Michèle, je récolte une belle sieste en récompense.

Au réveil, le temps de me débarbouiller et nous redescendons fissa avant que le soleil ne se couche. Un peu trop fissa sans doute car, les jambes fatiguées, je glisse et roule-boule jusqu’à un buisson de genévriers où j’atterris sans dommages. Quelques mètres plus haut, Michèle s’est immobilisée, le regard perdu vers le sommet. J’ai beau l’appeler, elle ne bouge pas et il me faut regagner en maugréant l’endroit où elle se trouve. Et si je m’étais cassé une jambe ?! Note de travail : les morts ne sont pas des Saint-Bernard !!

20 avril 2024

Eucatastrophe ! D’un coup de pied, le petit Ramirez a ouvert ma porte ! Le pénible lardon surgit au milieu du salon, trépignant d’avance, et découvre, les yeux exorbités, votre serviteur en train d’habiller Michèle. (J’ai oublié de boucler ma porte et il m’arrive de passer un gant sur ma petite morte). Ces sept ans font face à la jeune fille dénudée : la bouche du dynamique marmot prend les dimensions d’une trompette du jugement dernier. S’en échappe alors des syllabes stridentes qu’il ne cesse de beugler sur le trajet qui le mène à l’appartement de sa mère. IL Y A UNE FEMME TOUTE NUE ! IL Y A UNE FEMME TOUTE NUE ! IL Y A UNE FEMME TOUTE NUE ! En une seconde, je passe de la pulsion infanticide au sentiment de reconnaissance. Finalement, je suis soulagé.

Je termine d’habiller ma morte qui, fidèle à elle même, n’a pas sourcillé puis me tourne vers la porte, une main sur l’épaule de Michèle. J’attends l’arrivée de Camille. Dignement.

Boum-Boum-Boum (au diapason de mon cœur ! ) : les pas de Camille résonnent dans le couloir avant que celle-ci n’apparaisse dans l’entrée, escortée par l’affreux ludion. Je ne lui laisse pas le temps de nous entraîner dans d’irréparables ornières. Je pointe d’autor mon index vers Michèle : «  - Ce n’est pas ma sœur, ni ma femme, ni ma fille, pas plus que ma maîtresse, mon amie ou une témoin de Jéhovah. Reviens ici dans un quart d’heure sans Léo. Tu auras alors tout le loisir de faire sa connaissance ». Le sifflet coupé mais avec l’expression d’une femme décidée à ne pas perdre le second round, Camille fait faire demi tour à son fils (déçu par ce rival regimbant) et disparaît.

À vingt heures précises, Camille ouvre ma porte, un air guerrier sous son auréole de cheveux blonds. Son visage : un maelström d’émotions dardées par la présence de Michèle. Sur ma table : une pique à brochette et un grand couteau. Presto, je lui désigne mon attirail : « - Tu ne crois pas aux fantômes ? Aux morts ? Aux esprits perdus dans les limbes ? Tu as tort. » Je saisis la pique et transperce le bras de ma petite morte. Camille pousse un cri avant de se jeter sur elle pour l’ôter. Je la laisse faire, m’empare du couteau et le plante dans la poitrine de Michèle. Un deuxième cri retentit, plus faible, et Camille s’évanouit aux pieds de la morte. Un plan brillant.

« - Regarde, dis-je, au moment où Camille rouvre les yeux. Michèle n’est pas blessée. De toute façon, il ne peut plus rien lui arriver ». Depuis le lit, où je l’ai allongé, Camille contemple une Michèle intacte & impavide qui, debout, fixe un point situé entre ma fiancée putative et la lampe de chevet. Mi-égarée, mi-méfiante, Camille se dresse sur son séant. Sa main s’avance en éclaireuse vers Michèle avant de se poser sur son bras, d’abord avec hésitation puis avec une sorte de fermeté un peu hystérique qui l’emmène à palper son ventre, ses cuisses et, pour finir, son visage. « - J’ai cru à une poupée…, bégaye t-elle ». Je saisis la pique. « - Tu veux que je le refasse ? ». Camille se rassoit sur le lit, toute d’attente crispée. J’entreprends alors de percer Michèle de tous les côtés avant de m’écarter et de désigner (un peu théâtralement, je l’avoue), les orifices qui, en quelques secondes, non seulement ne laissent suinter aucun fluide mais se referment sans laisser de trace. Et voilà pourquoi votre voisine est muette.

Les millenials, engeance décérébrée s’il en est par l’usage de l’écran et un environnement débilitant, usent à l’envie de ce néologisme : malaisant. Pour une fois, je le reprendrai à mon compte : ma douce Camille, pour qui mon corps & mon cœur battent à l’unisson, entreprend depuis une heure de tester la mort de Michèle. Son admirable visage figé par un air de concentration inquiétant (contraste saisissant !), elle soumet la jeune spectre à une série de tests qu’un bourreau syrien ne renierait pas. Je refuse, ici, de décrire ses pratiques - des enfants pourraient lire ces lignes ! Disons qu’il est heureux que personne d’autre que moi n’assiste à cette pénible séance.

«  - Impossible..., finit par exhaler Camille en se laissant choir sur le lit ». Visiblement, ses petits tests son terminés : je peux cesser de malaxer mes paumes. Les épaules de Camille s’affaissent. Son regard se fait plus vague. Elle digère l’énormité. Je laisse l’ahurissement l’envahir doucement : avec un peu de chance, le boulet n’aura produit qu’un peu de vent. Mon œil ! C’est sans compter sur l’énergie des femmes ! Camille redresse son buste et son regard s’allume avant de se tourner vers moi : « - Tu es sûr que tu ne la connaissais pas ? ». Paumes tournées vers le ciel - signes jumeaux de probité & d’égarement -, je lui assure que rien ne me lie à Michèle. Camille hoche la tête, peu convaincue.

21 avril 2024

Alors que dans la Manche, et sur la ferme de mon frère Laurent, le vent se fait moyen selon l’échelle de Beaufort, notre bise locale continue, elle, à martyriser notre cité d’uppercuts glacés. Dispersés les pollens, éparpillés les espoirs estivaux ! Dans les rues, on se recouvre en grommelant. Le printemps s’est fait sournois, au point d’imprimer au soleil un de ces airs de tapinois qui scie les nerfs. Dans l’immeuble, l’atmosphère est au diapason. Ce n’est pas une brouille, ni une bouderie : juste un zéphyr qui rafraîchit nos rencontres. Dans l’escalier, le petit Ramirez jubile et se livre à une exaspérante danse du scalp chaque fois qu’il me croise. Je fais le dos rond. Je me garde de la moindre plaisanterie. Après tout, ce n’est pas tous les jours qu’on découvre une morte vivant dans l’appartement de son nouveau petit ami.

Le crépuscule ? Il règne sur une ville rouée de coups éoliens. Ses rues ? Tuméfiées & vidées du moindre passant. Chacun oublie chez soi ces journées à jouer les fétus de paille. Moi ? Au chaud. Camille ? Pomponnée avec, entre les mains, une bouteille de prosecco. Elle se tient, souriante, dans l’encadrement de ma porte. Malgré la robe (jolie), l’eye liner et le vin italien, je renifle un parfum d’ultimatum : rien, dans son regard, ne trahit le moindre sentiment peccamineux. Précautionneux, je rapatrie Michèle dans la chambre et installe quelques biscuits apéritifs sur la table du salon.

Pop !, fait le bouchon en tombant sur le lino, je sers nos verres, l’alcool pétille et on commence. En vétérane rompue aux bisbilles conjugales, Camille ne touche pas à son verre. « - J’ai réfléchi, dit-elle. On s’entend bien. C’est rare. (Un regard vers la chambre) Il ne faut pas gâcher ça. » La prudence faite homme, j’acquiesce juste ce qu’il faut. Elle prononce alors ces paroles ailées : «  - Tu ne peux pas continuer comme ça. (Son regard exécute un magistral salto dans le mien). Nous ne pouvons pas continuer comme ça ».

23 avril 2024

Pourquoi Aurillac ? Sans doute parce que cette ville se trouve à trois heures de route d’ici. Michèle est assise à mes côtés. Je l’ai vêtue d’un manteau acheté quelques jours auparavant car j’ai décidé que les morts ont aussi le droit d’avoir froid ! Sur l’autoroute, les panneaux indicateurs ont revêtus leur livrée de croque morts. Mes mains : sur le volant. Mon esprit : tournicoté par ce mantra, « J’ai choisi la vie », distillé par Camille lors de notre discussion. Le but de ce voyage ? Abandonner Michèle sur le quai de la gare.

Trois heures après, je trouve ladite gare gangrenée par la bruxellose ferroviaire des édifices SNCF : des vestiges arts nouveaux cannibalisés par des décors plastifiés. À cette heure (le soleil blanc de midi), les quais sont atones. Je décompte deux vieux à valise sur un banc, une paumée en chevelure bleu psalmodiant sa prière d’après shoot, un punk à chien (sans chien) endormi sous un caténaire & un chef de quai immobile sur le quai. Docile, Michèle me suit jusqu’au banc où je la fais asseoir. Pâle, sa peau m’apparaît comme un mouchoir d’adieu. J’embrasse sa joue et, gorge serrée, esquisse un geste que je stoppe immédiatement : trop hypocrite. Puisse t-elle regagner la maison d’Hadès depuis ce quai de gare ! Ma prière et notre silence (unique chose que nous aurons partagé !), sont interrompus par l’arrivée d’un TER qui secoue ses jupes avant de freiner à notre hauteur. Ses portes s’ouvrent. J’en profite pour décrocher. Après quelques pas, je ne peux m’empêcher de me retourner : droite & indifférente, Michèle ignore le flot des voyageurs qui la cache peu à peu à ma vue. Lorsque je me retrouve devant la gare, un ricanement désagréable me saisit par le col pour me traîner jusqu’à la voiture : « J’ai choisi la vie », graillonne l’affreux écho.

27 avril 2024

La date ? Quatre jours après. L’heure ? Huit heures et quelque chose du matin. Le lieu ? Chez moi. Votre serviteur ? Son téléphone portable en main, en train de pianoter pour trouver une chanson sur le Net. Je finis par trouver, copie le lien et l’envoie à Camille, présentement chez ses parents dans l’Hérault.

Le chat revint
Le lendemain matin
Le chat revint
Le fait est certain
Nul ne saura
Ni comment ni pourquoi
Mais dès le chant du coq
Le chat était là.

Le téléphone reposé, je me dirige vers la cuisine. « - Je suppose que tu ne voudras pas de café ?, demandes-je à Michèle, sagement assise sur sa chaise préférée. Elle me regarde un bref instant avant de se tourner vers la fenêtre.

4 mai 2024

Some kind of innocence is measured out in years. Mesure t-on l’amour aux kilomètres parcourus ? À cette heure, Camille roule vers Salon de Provence. Dans sa voiture : sa blonde personne et Michèle cinglent vers le pays du vent dans un silence que j’imagine solide. Six cents kilomètres. Leurs deux nuques muettes au-dessus des appuis-têtes. Six cents kilomètres pour laisser Michèle loin de mon appartement. Après son retour d’Aurillac, Camille n’aura pas hésité plus d’une semaine pour prendre en main sa nouvelle délocalisation. L’annonce s’est faite avec le visage d’un ange de l’apocalypse. Sourcils froncés, mâchoire serrées, bien décidée à ce qu’aucune scorie ne s’interpose entre notre amour et la vie, elle a posé un jour de congé (elle est bibliothécaire dans une médiathèque de la commune), confié le petit Ramirez à Rachida et fait le plein d’essence. Six cents kilomètres. J’ai frissonné, un peu, quand même.

8 mai 2024

Joie ? Consternation ? Lassitude ? Indifférence ? Que dire de l’humeur qui teinte ce nouveau matin de mai ? Voilà quatre jours que Camille est rentrée de Salon. Je m’habille au milieu de l’odeur du café que j’ai préparé. Je ne peux m’empêcher de chantonner, incapable de savoir ce que je ressens face à cette chaise à nouveau occupée par Michèle. En moderne conséquent, j’envoie mon cruel (?)/désespéré(?) texto à Camille.

Le chat revint
Le lendemain matin
Le chat revint
Le fait est certain
Nul ne saura
Ni comment ni pourquoi
Mais dès le chant du coq
Le chat était là.

Du 8 au 17 mai 2024

Délicates sont les journées qui suivent nos deux tentatives d’éloignement. Un modus videndi plein d’aigreur s’est établi au sein de notre quatuor : entre deux exploits catastrophiques de Léo, Camille et moi continuons nos sorties proto conjugales. Nous trouvons une sorte de terrain d’entente dans les chambres que nous louons dans les motels des environs. «  - J’ai vraiment l’impression d’être ta maîtresse !, s’exclame régulièrement Camille ». La colère que j’entends dans sa voix me dispense de tout commentaire. Bilan : nous voilà bien malheureux, trop conscients du bricolage.

17 mai 2024

Camille est en larmes. Non à cause de Michèle mais parce que son fils a frappé une de ses camarades. Cette fois-ci, les parents de la petite Anissa menacent de porter plainte & la directrice de l’école hésite à renvoyer Léo. « - C’est sa troisième école !, éclate Camille ». Que puis-je faire sinon l’accueillir dans mes bras impuissants ? Nous : au milieu du salon, accrochés/désespérés, couverts de la lumière poudreuse de l’après-midi sous le regard absent de Michèle que je n’ai pas pensé à faire sortir de la pièce. Au bout d’un moment, Camille se fait lourde et s’effondre sur le lit, les bras en détresse. «  - J’ai tout fait : le psychomotricien ; l’orthophoniste ; le psy ; le médecin pour la Ritaline… Même son auxiliaire de vie scolaire n’en peut plus ! Et il ne sait toujours pas écrire ! ». Sonné, cherchant mes mots, je n’ai pas entendu entrer le petit Ramirez. Conscient que l’heure est grave, et que son seul soutien vacille, l’enfant s’assoit en silence aux pieds de sa génitrice. Sa tête se pose sur le mollet maternel aussitôt couronnée d’une main encore aimante. Escorté de silence, le temps suspend son vol dans le salon. Magnanime, il accorde un peu de paix à chacun de ses occupants.

J’ai fait du thé. Green tea – Honey & Lemon. Pauvre geste mais seule bouée à portée de main. Camille m’a rejoint à la cuisine. Assise, elle serre une tasse inentamée & fumante entre ses mains. Son visage ? Un champ impudique retourné par la fatigue et le désespoir. Moi ? Assis à ses côtés, marmonnant des paroles de réconfort. «  - Je viendrai avec toi à l’école parler à la directrice... ». Pincement à l’estomac/chaleur aux tempes, je prends conscience du petit bond que j’effectue dans le giron de l’engagement. « - Solidarité élémentaire !!, beugle le chœur dans un coin de la scène. »

« - Où est Léo ? » C’est ce que demande Camille, soudain alertée par l’inhabituel silence qui règne dans la pièce où se trouve son fils. Je me lève avec elle et nous gagnons le salon. Personne. Pas le temps de s’inquiéter : de la chambre, nous parvient un léger bourdonnement de voix. Propulsés par sa vitesse de mère, nous pénétrons dans ma canfouine. Là, sur la fameuse chaise, les yeux mi-clos, une mèche des cheveux de Michèle enroulée autour de son index, le petit Ramirez est assis sur ses genoux, la tête posée entre ses seins pumpernickel. D’une voix languissante, il explique à ma petite morte qu’il n’a pas voulu faire mal à sa copine Anissa. Camille & votre serviteur ? Deux ronds de flanc.

4 septembre 2027

Après trois ans, un mariage (heureux), et le retour de Léo dans le giron d’une communauté humaine qui n’a plus à craindre ses écarts, je peux l’affirmer haut & fort : en ces temps d’extrême déréliction, les morts apaisent ! De l’extérieur (l’image, toujours !), nous formons une famille parfaitement fonctionnelle. Qui ne s’attendrirait pas devant ce sympathique couple de quarantenaires, leur fils si bien élevé et sa grande sœur autiste à laquelle il semble si attaché ? Comédie ? Que nenni ! Apocalypse climatico-politique mis à part, nous sommes aussi heureux que peut l’être une famille de la classe moyenne occidentale au début du XXIe siècle.

Alors ? Alors, je laisse au lecteur le soin de reposer ce livre pour méditer les enseignements de cette authentique histoire. La preuve : à l’heure où j’écris ces lignes dans notre maison campagnarde, j’aperçois mon Léo sur la terrasse. Lové contre Michèle, il lui conte par le menu la promenade que nous venons de faire dans les bois qui entourent notre ferme. À peine consentirai-je à mentionner que, ce matin, ma chère Camille, contemplant son fils dans les bras de notre petite morte (ils dorment ensemble), a laissé échapper, attendrie, cette formidable observation : « - Tu verras, elle nous enterrera tous ! ».

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