lundi 28 mars 2016

Carte de loin (2)





L., le 28 mars 2016.

La petite départementale serpente entre des champs de vignes et des bois d'yeuses. Nous roulons au milieu de ce paysage que Marc connaît bien. Il est né ici et, pendant 30 ans, en a parcouru les routes pour le compte d'une compagnie d'assurance. 
 
A sa retraite, il a été élu conseiller municipal à L. et a pu mesurer la part d'impuissance du politique face aux intérêts particuliers. Pourtant, malgré son âge et une retraite confortable, il ne s'est pas résigné à abandonner la res publica. Il est visiteur de prison et se rend régulièrement dans les maisons d'arrêt du pays. Je sais qu'il va de temps en temps Paris où il a pris quelques responsabilités dans les instances de cette association. Marc me fait penser à un romain de l'antiquité : le cheveux court et blanc, la peau halée, cet homme mince s'exprime avec la sobriété de certaines lettres de Pline le jeune lorsqu'il écrivait de sa villa de Stabies. Nous allons débroussailler les alentours de son cabanon qui se trouve près de T. Je devine l'attachement qu'il porte à cet endroit par le soin qu'il met à l'entretenir avec son épouse loin des tracas de la civitas
 
Quelques villas annoncent Marc que nous traversons bientôt. C'est un joli village de 3000 âmes perché sur un promontoir dominant l'A. Quelques rues en pente s'étoilent depuis des placettes ombrées par des platanes et une église au beffroi rectangulaire caractéristique des villages de la région. Avec les artisans et les fonctionnaires, vivent ici de vieilles familles paysannes qui cultivent encore la vigne et l'olive autour de la commune. 
 
Marc me montre sa maison natale. C'est un petit immeuble ocre du XIXe situé au milieu de la rue principale. Trois locataires lui permettent d'entretenir ce lieu où il a vécu une enfance entre deux parents qui ne s'aimaient pas et, plus tard, dans une pension tenue par des religieux qui furent l'origine du solide anticléricalisme qui le caractérise chaque fois que nous parlons de religion. 
 
A la sortie du village, nous nous garons devant la coopérative viticole pour y acheter quelques bouteilles. Le bâtiment, construit dans les années 30, a été refait récemment : on a enlevé le crépi pour dénuder les pierres et une grande porte vitrée permet au visiteur de distinguer, depuis le parking, les cuves et les bouteilles qui y sont entreposées. Là, chaque année, Marc fait presser les raisins de l'hectare qui s'étend devant son cabanon. Cinsault, Syrah et Mourvèdre composent un vin léger que nous boirons à midi. 
 
Après quelques kilomètres, nous arrivons au cabanon. Je suis frapppé par la beauté du lieu. La petite maison de pierres sèches est bâtie à mi-pente d'un vallon où vignes, pins et restanques cohabitent harmonieusement. Nous descendons de la voiture et je pense à Giono qui disait que tout le bonheur des hommes est dans de petites vallées. Marc sourit, conscient du charme qui saisit chacun des visiteurs qu'il amène ici. D'un geste auguste, et décidément très romain, il m'indique la vingtaine d'oliviers qui lui fournit, chaque année, quelques litres d'une huile très douce qui fait merveille dans une salade.

Nous sortons les outils de la camionnette. Machettes, sécateurs, rotofil, tronçonneuse... Les deux restanques qui surplombent la petite construction n'ont pas été nettoyées depuis cinq ans. La garrigue a repris ses droits : cistes et pistachiers, enserrés dans une salsepareille tenace, voisinent avec des buissons de chênes kermès. Nous nous mettons au travail pour profiter de la fraîcheur du matin et progressons bientôt dans les senteurs des buissons de thym que nous foulons au fur et à mesure de notre avancée. 
 
A midi, nous déjeunons sous la tonnelle du cabanon et c'est un plaisir que de se réjouir ici un verre de vin à la main. Le soleil de mars n'est pas mordant, le dos appuyé au mur du cabanon, je peux étendre mes jambes sous sa chaleur bienfaisante. Chaque fois que je porte le verre à ma bouche, je sens l'odeur de sève qui imprègne mes mains. Le silence nous enveloppe car il est trop tôt pour les cigales et, depuis que nous sommes ici, je n'ai vu passer qu'une seule voiture sur la petite route qui passe en contrebas. 
 
À deux heures, nous reprenons le travail pour couper à la machette les derniers buissons qui ont échappé au rotofil. J'en profite pour ramasser les pierres qui ont chu des murets. Lorsque le soleil effleure le sommet des pins, nous avons dégagé la totalité des deux restanques. Au milieu de l'une d'elle, Marc a épargné deux oliviers sauvages. "Je les grefferai dans quelques jours, dit-il". Le travail est terminé. Dans le vallon, l'air s'est fait bleuté, annonçant l'arrivée de la fraîcheur nocturne. Il est temps de rentrer.