Vincent Dubois : L’utilisation de ce terme est relativement récente. Il est apparu dans les années 2000 et s’est progressivement imposé comme une formule politique et institutionnelle qui n’est aujourd’hui plus remise en question.
V. D. : D’un point de vue sociolinguistique politique, il s’agit du décalque direct de « fraude fiscale », mais à géométrie variable. D’une part, la fraude aux prestations sociales, c’est-à-dire aux fraudes commises par les bénéficiaires d’aides et d’allocations. D’autre part, la fraude aux cotisations sociales, qui renvoie au défaut de paiement des cotisations sociales des employeurs, ou le travail dissimulé, communément appelé « travail au noir ». Les discours politiques et les initiatives gouvernementales se concentrent très largement sur le sujet de la fraude aux prestations sociales. Beaucoup moins sur la fraude aux cotisations sociales.
V. D. : Dans tout système il y a des fraudes, qu’il s’agisse de bénéficiaires d’allocations ou, dans le cas des cotisations sociales, des employeurs. La question n’est pas tant celle de l’existence de la fraude que celle de l’importance qu’on lui accorde. Et surtout de la différence de considération par rapport aux différents types de fraudes.
V. D. : Aujourd’hui, le terme de « fraude sociale » renvoie quasi systématiquement à la fraude aux prestations sociales. Il cible en particulier des populations précaires et des dispositifs spécifiques comme le revenu de solidarité active (RSA), ou en matière de santé l’aide médicale d’Etat (AME). On vise des types de prestations, et par leur intermédiaire, des types de populations qui sont plutôt caractérisées par leur précarité. Or, de manière générale, on se rend compte que même si cette fraude existe, elle est nettement moins importante en proportion et en volume numéraire, donc en termes d’enjeu financier, que les fraudes aux cotisations sociales, sans parler de la fraude fiscale et des différentes formes d’évasion fiscale…
V. D. : Les chiffres disponibles – ceux produits par les organismes de protection sociale ou par la Cour des comptes – montrent des écarts considérables. On parle d’un rapport de 1 à 40 entre la fraude aux prestations sociales et la fraude fiscale. Par exemple, des estimations mentionnent que la fraude fiscale représente environ 80 milliards d’euros par an. Ce chiffre varie selon les années et les méthodes de calcul, mais il est sans commune mesure avec les montants en jeu dans la fraude aux prestations sociales. Ce n’est pas du tout le même ordre de grandeur lorsqu’il s’agit de fraudes aux prestations sociales et de fraudes fiscales… Un autre point intéressant concerne la distinction entre la fraude identifiée et la fraude évaluée. Il y a une forme de tolérance, au moins relative, à la fraude fiscale, à ce que l’on appelle l’optimisation fiscale. Alors qu’il y a une ‘tolérance zéro’ à l’égard de la fraude aux prestations sociales.
V. D. : La fraude identifiée correspond aux montants effectivement connus et aux dossiers qui font l’objet de procédures. La fraude évaluée, elle, est une estimation de la fraude réelle, fondée sur des méthodes statistiques plus ou moins précises. D’un point de vue général, il reste toujours plus de fraude évaluée que de fraude identifiée.
Cela justifie donc toujours plus de contrôles pour réduire et résorber absolument l’ensemble de la fraude, comme si on pouvait imaginer un système dans lequel il y ait un niveau zéro de fraude, ce qui est évidemment impossible. Cela repose sur une logique d’un inatteignable objectif « zéro fraude ». Ce qui entretient sans cesse cette machine à toujours plus de contrôles enclenchée maintenant depuis plusieurs décennies. Par ailleurs, le différentiel entre fraude identifiée et fraude estimée est plus important en matière de fraudes fiscales et de fraudes aux cotisations sociales qu’en matière de fraudes aux prestations sociales.
V.D. : Cela signifie que les systèmes de contrôle sont plus efficaces pour ces dernières, parce qu’ils ont été beaucoup plus développés. Pour le dire autrement, il y a manifestement une forme de tolérance, au moins relative, à la fraude fiscale, à ce que l’on appelle l’optimisation fiscale voire au défaut de cotisations. Alors qu’il y a une « tolérance zéro » à l’égard de la fraude aux prestations sociales. Cette différence de traitement est avant tout un choix social et politique.
V.D. : Dans mon livre Contrôler les assistés, j’évoque l’idée d’une course sans ligne d’arrivée. Avec une multiplication de nouvelles initiatives visant à toujours plus de contrôle. C’est un processus qui semble ne jamais s’arrêter. J’ai arrêté mon enquête en 2017, ce qui signifie que mes recherches se sont arrêtées juste avant le premier gouvernement Macron. Mais ma conclusion était claire : il n’y avait aucune raison que cette dynamique de « spirale de la rigueur » s’arrête. Et les faits ne m’ont pas contredit.
V. D. : En observant notamment les effectifs de contrôleurs chargés de l’attribution des allocations familiales et de logement, ainsi que des différents minimas sociaux, dont le revenu de solidarité actif (RSA). Leur nombre a en effet augmenté au cours des dernières décennies. Alors que les effectifs généraux de ces caisses de Sécurité sociale ont, eux, diminué. Ce qui montre une vraie volonté de renforcer le nombre de contrôleurs. Alors que dans le même temps, le nombre de personnes affectées au contrôle fiscal a lui diminué. Une deuxième illustration de cette différence dans les choix des cibles sur lesquelles faire porter la priorité est le déploiement d’un arsenal de technologies statistiques et informatiques beaucoup plus fortes et précoces en matière de prestations sociales. Ce qui est en effet appelé le « datamining ».
V.D. : Il s’agit d’un système de traitement informatique d’une grande masse d’informations, sur la base de modèles algorithmiques utilisés pour identifier les cas susceptibles de fraudes. Ces derniers se déploient à grande échelle depuis le début des années 2010 dans les caisses d’allocations familiales. L’innovation technologique a été particulièrement poussée sur le sujet des fraudes aux prestations sociales. Alors que dans l’administration fiscale, le « datamining » commence tout juste à être utilisé, avec dix à quinze ans de retard.
V. D. : Oui, cette différenciation dans la tolérance sociale et politique et l’intensité des efforts déployés ne repose en rien sur le niveau des enjeux financiers. Si la raison de ces contrôles extrêmement forts en matière sociale était strictement financière, elle aurait dû être encore plus importante en matière de lutte contre la fraude fiscale et la cotisation sociale. Puisque c’est là que résident les enjeux financiers les plus importants, et dans des proportions massives. Les véritables raisons ne sont donc pas financières ni juridiques, mais bien politiques.
V. D. : Parmi les nombreuses raisons, il y a notamment une logique très politique, au départ interne à la droite, dans la mise en scène de la rigueur et le fait d’appliquer strictement les règles… Il s’agit de signaux et de symboles émanant des acteurs politiques de droite, et qui s’avèrent extrêmement moteurs dans cette forme de stigmatisation. Se focaliser sur les bénéficiaires du RSA notamment, qui viendraient « abuser de la générosité publique », fait en effet écho aux idées les plus droitières…
Stigmatiser la figure de celui que l’on peut clairement qualifier de « bouc émissaire », de déviant, permet en effet de montrer la capacité à défendre ce que l’on érige en valeur suprême – en l’occurrence la valeur travail. Il s’agit là d’une forme de « néo-paternalisme » également développé aux Etats-Unis depuis une quinzaine d’années. Et qui conduit à jouer les moralisateurs et les garants de la rigueur dans toute une série de domaines, et notamment en matière sociale.
V. D. : Pourtant, concernant les fraudes associées à l’Assurance maladie, il y a une donnée particulièrement notable : celle des abus provenant des professionnels de santé. Il s'avère qu'ils commettent 80% des fraudes identifiées dans ce domaine.
Entretien avec le sociologue Vincent Dubois, glané sur le site du magasine en ligne Viva.
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