lundi 18 janvier 2016

Janvier et ses ombres


Il faudra chercher un cataclysme déjà lointain pour trouver à quoi comparer les temps modernes.
L’Âge d’or, texte d’introduction au film de Luis Bunuel

Janvier donc, mais cela aurait pu tout aussi bien être un autre mois, une autre année. Cela survenait le soir, à l’heure où les ombres et les rumeurs du dehors sont un décor que l’on regrette de trouver hostile. 
 
Il était allongé sur le tapis, à côté du lecteur de disques, un cigare endormi dans la main, le regard adouci par un opus de Grieg. Elle avait envahi le canapé de feuilles manuscrites supportant les notes d’un livre qu’elle projetait d’écrire au début de juillet. Deux lampes, posées près de la bibliothèque, dispensaient une lumière chaude dans le salon. 
 
Cela faisait longtemps, bien avant leur installation dans cet appartement et on peut affirmer – elle le confirmerait – que c’était avant même qu’ils emménagent dans l’étroit studio de la rue M. Des ombres multiples, c’était ça. Un sentiment né de la lucidité. La conscience amère de la folie du monde, du poison confortable, de l’eau empoisonnée, de l’air vicié. L’observation consternée des rapports hystériques entre adultes infantiles. Ces guerres ricanant à la barbe de justices impossibles. L'étouffement de la vie sous les mensonges et les coups, l'éradication du stock humain jusqu’à la dernière goutte de profit. 
 
Ils le savaient, le sentaient jusqu’à marquer leur regard d’éclairs gardiens. Le mal régnait par la flemme, la peur et l’avidité. 
 
Alors écoute, écoute cette musique qui n’est plus une consolation mais le fantôme de ce qui ne peut plus être imaginé. Ecris, écris un livre qui ne sera jamais imprimé ou si peu, et si peu connu, et si mal lu par ceux qui ont perdu l’envie de la révolte et du cheminement. Reposez-vous, amants, aux heures laissées en jachère par la machine. Reposez-vous au milieu de ce bien-être. Combien de fois, chaque soir, vos regards – au moins cela ! – se croisent, se mêlent afin de ne pas succomber aux mensonges de cette paix trafiquée. Tout et tous en guerre contre tous. Vous le savez et refusez de vous mentir. Il n’y a que vous, si faibles mais ensemble, pour ne pas succomber aux mensonges et aux peurs de la bouche invisible. Combien de poisons décelés ? Combien de poisses insinuantes faut-il patiemment désengluer de l’esprit – si mal parfois, si hâtivement – afin de continuer à penser, à souffrir donc, le front contre le granit d’un réel à la syntaxe vacillante ? Et cette fatigue, cette peur qui n’en finissent pas de tout laminer.

Le disque est terminé. Il se lève. Cernée de ténèbres, la fenêtre lui apparaît comme un gouffre. Elle est à ses côtés, sa tête posée sur son épaule. Il sent son parfum, sa chaleur. "On va sortir, dit-elle. Il n'y a aucune raison qu'on s'enferme...".

 

Au-dessus du volcan


" Dans quels rangs imaginerait-on la faire rentrer [la jeunesse] ? Celles des luttes dites « anti-industrielles » dirigées contre les projets trop manifestement absurdes d’éradication de ce que n’avait pas encore ravagé le rouleau compresseur de l’artificialisation de la vie et des faux besoins (des zones naturelles restées en partie pré-industrielles), parce qu’elles expriment un sentiment partagé de perte irrémédiable agrègent d’autant plus vite une myriade d’opposants. 
Si les naïvetés non violentes et participatives des opposants de départ prêtent à sourire, on conviendra qu’elles sont vite balayées par le mépris des décideurs et la violence des pouvoirs. On laissera aux versaillais qui éructent ces jours-ci leurs appels à la répression la condescendance des assis devant les bigarrures, les cagoules et les hésitations de cette jeunesse. Les faits sont là : certes encore très minoritaire elle a déjà fait sécession avec la société. Qu’elle le subisse ou le choisisse, elle n’y a aucun avenir, elle n’en veut pas et elle n’a rien à perdre ; sauf éventuellement la vie, on vient de le lui rappeler. Ce qui va de soi pour elle, le refus de l’Etat, du primat de l’économie sur la vie, de l’artificialité technologique sur l’intensité des rapports humains, la détestation de toute hiérarchie fut-elle militante, le refus du vedettariat, la solidarité concrète entre tous les opposants quelles que soient leurs pratiques, rien de cela ne peut tromper : il s’agit de la naissance d’une conception de la vie radicalement hostile à celle qu’impose la domination.
Quand s’affrontent deux conceptions de la vie si antagoniques s’affirme aussi l’inéluctabilité du conflit central des temps à venir : celui qui va opposer les fanatiques de l’apocalypse programmée à ceux qui ne se résignent pas à l’idée que l’histoire humaine puisse finir dans leur fosse à lisier. "

On lira, ou relira, avec profit la totalité de ce texte de René Riesel et de Jacques Philipponneau sur le site Hors Sol.

On pourra aussi lire l'entretien que René Riesel donna au journal Libération en février 2001 et qui, hélas, demeure d'une cuisante actualité.

Aussi, celui donné par le même à No Pasaran en février 2000 sur la lutte anti-OGM.

Celeste


Voyage autour de mon potager


Il y a quelques mois, quand je rentrais du travail, je posais ma veste sur la chaise et, après avoir bu un verre d'eau, j'allais m'asseoir devant mon potager pour fumer la pipe.
La vision de ce carré de terre meuble m'apaisait après ma journée à l'usine. Je me nourrissais plus proprement. En bêchant, je continuais à faire de l'exercice.
J'admirais l'alignement de mes tomates - j'avais appris à distinguer les Saint-Pierre, aux formes simples, des cœur de bœuf, plus contournées. Les haricots s'étoilaient sur les tuteurs, les salades semblaient éclore à la façon des roses et la progression en rhizome des topinambours était signalée par leur tiges émergentes dont les feuilles m'ont toujours évoqué des orties.
Tirant sur ma pipe, j'aimais repérer les mauvaises herbes qu'il me faudrait enlever, travail simple et utile après une journée passée à m'ennuyer.
A genoux dans la glaise, le ciel me paraissait plus grand. La plaine sur laquelle était bâtie ma maison m'offrait un horizon paisible d'où ne surgissaient que des nuages. Je connaissais ces fantômes silencieux. Un soir de désœuvrement, j'avais appris leurs noms dans une encyclopédie.
Les cumulus, perchés dans le ciel à la façon d'un décor, me donnaient l'impression d'une journée d'été anglais. Les cumulonimbus, superbes et altiers, annonçaient des pluies violentes qu'il ne me déplaisait pas de voir s'abattre sur le jardin. Plus banals, les stratocumulus n'en étaient pas moins appréciés les jours de grand soleil : leurs formes étiolées faisaient comme des parasols au-dessus de la maison.
Souvent, Sylvie venait me rejoindre. A la tombée du jour, nous installions deux chaises devant les sillons. Une bière étrangère accompagnait ma pipe et sa cigarette. Nous évoquions les petits faits de la journée avant de parler de ce que nous ferions le lendemain.
J'éprouvais un grand plaisir à voir son profil se découper devant ce carré luxuriant. Il faisait bon, et son parfum se mêlait parfois aux senteurs des tomates. Notre chat en profitait pour venir se rouler sous les tuteurs avec un air de contentement qui nous faisait rire. Au bout d'un moment, lorsqu'il se relevait et nous regardait en miaulant, il était l'heure de rentrer souper.

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