mercredi 24 juillet 2024

Retour aux monts Nan Chan



Je descendis de cheval ; je lui offris le vin de l’adieu – et je lui demandai quel était le but de son voyage. – Il me répondit : je n’ai pas réussi dans les affaires du monde ; – je m’en retourne aux monts Nan-Chan pour y chercher le repos.

Tang Shi


lundi 22 juillet 2024

Un croisement



Du plus loin qu'on s'en souvienne, il a toujours été assis là, dans cet espace dépourvu de vie, au croisement de ces deux lignes perpendiculaires. Qui voudrait le sonder le trouverait fait d’une unique volonté : que le croisement de ces lignes ne varie pas d'un seul degré. C'est une tâche difficile dans ce lieu éloigné car des courants aux forces impressionnantes ne cessent d'agiter les lignes ainsi que l'homme qui est assis à leur croisement. À dire vrai, personne ne sait depuis combien de temps il est là. Quant aux lignes, il semble qu'elles se croisent ici de toute éternité.

Des traces suggèrent que ce veilleur a eu un prédécesseur. Comme suspendues au-dessus de la ligne de l'Est, on peut voir flotter une paire de chaussures particulièrement usagées. À quelques pas, gît une pile de cahiers aux coins écornés ; si l'on pouvait les compulser, il serait difficile de les déchiffrer. Il est probable que chacune des pages est couverte d'une écriture rendue illisible par l'ennui et la précipitation. Par contre, on ne trouvera aucun objet le long de la ligne du Nord : elle disparaît simplement au loin, vite effacée par ce décor monotone.

Pour ce qui est du veilleur, il n'y a rien à en dire. Ses cheveux blonds sont coupés courts et s'il flotte un peu dans ses vêtements, sa minceur n'a rien de maladif. Ses pieds ne s'agitent pas, ses mains, plutôt longues et pâles, demeurent posées sur ses cuisses ; seul son regard trahit la tension qui l'habite.

Il y a quelques temps de cela, un certain V., ou W., s’est rendu à ce croisement avec l’intention de parler au veilleur. Personne ne sait ce que ce V., ou W., voulait lui demander. Une longue discussion s’est engagée entre le veilleur qui, à aucun moment, n’a lâché du regard le croisement des deux lignes, et V., ou W., un homme trapus et rondouillard visiblement plus âgé que ce dernier.

On peut supposer que cet échange, qui n’a jamais dépassé les bornes de la civilité la plus élémentaire, est né du désespoir qui devait habiter V., ou W. Qui, en effet, entreprendrait un tel voyage pour converser avec un homme aussi insignifiant que ce veilleur sinon quelqu’un qui aurait épuisé toutes ses ressources et ne trouve plus aucun intérêt à vivre parmi ses semblables ? On peut même se demander comment V., ou W., a pu espérer trouver des réponses auprès d’un tel homme.

Quoi qu’il en soit, V., ou W. ne s’est guère attardé après cette rencontre. Sur ce chapitre, plusieurs récits s’opposent : les plus nombreux assurent que V., ou W., a quitté le croisement en longeant la ligne de l’Est qui est la plus dangereuse ; une école plus restreinte affirme que ce dernier s’est contenté de suivre la ligne du Nord pendant quelques kilomètres avant de la quitter pour une direction inconnue. Quant au veilleur, sa discussion avec V., ou W., n’a pas paru l’affecter. À l’heure où nous écrivons ces lignes, il est encore assis à ce croisement.

 

jeudi 18 juillet 2024

Introuvable paix

 

J’ai remarqué aussi que nous ne trouvons plus nulle part à nous reposer. Par cette raison que le repos de l’âme suppose un univers durable autour de soi, essentiellement imperturbable quant à nos péripéties et conservant nos ruines en son fonds abondant ; où les générations circuleraient dans la perpétuité du genre humain et du monde habité : ses paysages, ses mœurs, ses langages, ses villes ; qu’on laisserait après soi à ceux qui sont venus entre-temps, et qui rappellerait nos vies à leur fugitivité, à l’agréable devoir que nous avons de vivre heureusement ce bref séjour.

Baudoin de Bodinat, La vie sur Terre


lundi 15 juillet 2024

Les chiens écrasés


 

Il est difficile d’appliquer le principe Cui prodest ? dans un monde où tant d’intérêts agissants sont si bien cachés. De sorte que, sous le spectaculaire intégré, on vit et on meurt au point de confluence d’un très grand nombre de mystères.

Guy Debord, Commentaires sur la Société du Spectacle


vendredi 12 juillet 2024

Dante au parc

 


De mon côté j'avais lu et vu toutes ses œuvres et, donc, le silence m'allait bien.

Eugenio de Signoribus


Nous ne devions plus être très loin de l’été 1994. J'étais allé me promener dans un parc assez éloigné de chez moi sous un soleil blanc & chirurgical qui n’épargnait aucun détail. Si je ne souffrais pas de sa chaleur, sa présence avait vidé l’endroit de tout promeneur ; seule une douzaine de canards animait la pièce d’eau qui miroitait en son centre. J'avais fini par me réfugier sous l’ombre d’un tilleul qui poussait non loin de cet étang. 

Buissons, arbres, bancs, canards : tout, dans ce paysage, m’invitait à attendre et je n’ai donc pas été surpris quand Dante est sorti du hangar à bateau qui se trouvait près du bassin. Il était revenu d’entre les morts : robe longue, bonnet de soie, le nez busqué, il m'apparut tel que dessiné par Gustave Doré. Il s’est dirigé vers moi d’un pas décidé que ralentissait une légère claudication. Cette rencontre allait être un sacré gâchis, me suis-je dit. Je suis un type ordinaire, une poussière commune. Qu’allais-je pouvoir faire avec un tel génie ?

Alighieri..., a t-il dit en levant la main. En entendant son patronyme, j’ai senti qu’il ne tolérerait aucune familiarité. C’était compréhensible. Pendant des siècles, des foules d'admirateurs l’avaient tutoyé, éblouies par la force de son œuvre. Son visage portait les stigmates de cette privauté ; de sa bouche aux plis amers, une bouche aux lèvres presque invisibles, une plainte a jailli. Le néant me mange, a t-il gémit. À ces mots, un vaste tourbillon s’est mis à onduler devant moi. Même l’enfer est attaqué, a t-il ajouté en pointant son doigt vers ce maelstrom. J’ai vu alors les cercles qu'il avait si bien décrit disparaître, avalés par ce lent ombilic dépourvu de centre. 

Au bout d’un moment, j’ai senti sa main se poser sur mon bras et nous avons quitté l’ombre du tilleul pour prendre une allée bordée de buis. Je ne suis plus intact, a t-il dit en écartant un pan de sa toge. En voyant la grosseur qui rougeoyait de façon malsaine au-dessus de sa cheville, un immense sentiment de tristesse m’a envahi ; désormais, rien n’était à l’abri, les portes de l’esprit ne protégeaient plus aucun refuge. Je lui ai demandé s’il ne voulait pas voir un médecin. Je connaissais le docteur Dumay, c'était un bon praticien qui saurait soigner son abcès. À ma grande surprise, sa main a resserré son étreinte autour de mon bras. D’un ton vif, presque fiévreux, il m’a demandé de le mener jusqu’à lui.

Le parc s’est alors fait sournoisement labyrinthique ; les allées succédaient aux allées sans que jamais ses portes n’apparaissent. Pendant que nous errions, j’ai peu à peu senti le poids d’une réprobation universelle peser sur mes épaules. Des voix ont vitupéré mon manque d’orientation, brocardant ma balourdise et ma propension à me réfugier dans les livres plutôt qu’à me coltiner au réel. Criardes, elles s’entremêlaient et me traversaient comme des aiguilles, gênant mes pas, empêchant ma respiration. 

La claudication du poète s’est accentuée. J’ai compris qu’autour de nous, la ville, trop vaste, trop indifférente, ne nous permettrait jamais de rejoindre le médecin. Je sentais déjà l’hostilité des chauffeurs de taxi et des conducteurs de bus à notre encontre ; aucun passant ne nous indiquerait le chemin car, à mon grand désespoir, je n’arrivais plus à me rappeler de l’adresse de Dumay. J’ai alors songé à abandonner Dante. Il me suffisait de dégager mon bras et de courir. A t-on déjà vu une icône boiteuse du XIIIe siècle piquer un sprint pour rattraper quelqu’un ?, me suis-je dit. 

La voix de Dante m’a tiré de ces réflexions. Attendez..., a t-il dit avant de s’asseoir lourdement sur un banc. Il a soulevé sa toge et pressé le bubon qui enflait le bas de son mollet. Un liquide orangé en est lentement sorti, maculant la terre du parc d’un serpentin de minium. Le visage de Dante s’était fait calme et attentif. Concentré, il serrait sa langue entre ses dents et j’ai pensé qu’il devait avoir le même visage, adolescent, lorsqu’il pressait ses comédons. Je savais qu’il voyait dans ce pus quelque chose que je ne comprendrai jamais et son génie m’a soudain recouvert comme une couverture chaude. Redressant la tête, il a souri distraitement : il attendait que je l’aide à se relever. Nous avons repris notre marche et le sentiment de réprobation universelle s’est de nouveau abattu sur mes épaules.

Se doutait-il le vieux Dante, à cheminer ainsi à mes côtés, que ses vers resteraient à jamais liés à Ibolya, ma voisine hongroise ? Il y a longtemps, les Kulcsàr louaient l'appartement au-dessous de ma chambre. Lui et elle étaient mathématiciens, leur fille unique, Ibolya, avait vingt ans. Ils avaient échoué là après je ne sais quel exil et s'étaient débrouillés pour trouver un emploi et des papiers. C'était l'époque où je ne voulais pas travailler. Je lisais beaucoup, comme si chacun des livres que je me procurais devait renforcer mon cœur et rendre mon sang plus fluide. Je payais mon loyer en rangeant des marchandises et en charriant je ne sais plus quoi sur des chantiers dont j'ai oublié le nom. Le soir, je rentrais épuisé mais certain de retrouver mes livres et Ibolya assise devant ma porte. Sans un mot, elle me poussait dans la minuscule chambre que j'occupais pour me jeter sur le lit et m'enlever mes vêtements poussiéreux. Et moi si jeune et si vieux déjà, comme pour me faire pardonner de lui dérober une part de ses nuits, je lui lisais des passages de Dante. Le petit corps brun et souple d'Ibolya se serrait alors contre moi et ses yeux se perdaient bien vite dans les évocations du poète. Le silence revenu, tremblante, les yeux envahis par les larmes, elle me disait que cela lui rappelait ce qu'elle voulait oublier. Pleurant avec elle, je lui promettais de ne plus lui lire ces vers. Pourtant, chaque soir, elle m'attendait devant ma porte, m'entraînait vers le lit puis me suppliait ensuite de lui lire Dante dans le silence de cet immeuble décatis et sinistre que les services municipaux n'allaient pas tarder à raser. Que Dieu me pardonne mais aujourd'hui encore, chacune des pages de Dante m'évoque Ibolya, et je ne vois plus aucun ange ni aucun démon en Enfer, au Purgatoire ou au Paradis mais son sexe mousseux, ses fesses de bébé, son ventre en berceau et son regard si sérieux que chacune de nos étreintes semblait une célébration.

Finalement, Dante et moi avons glissé hors du parc et, sans que je m’en rende compte, des rues noires et populeuses nous ont bientôt enveloppé. Dante faiblissait, je le sentais à la façon dont son bras se faisait plus lourd sur le mien. J’ai imité son boitillement, certain qu’ainsi nos pas s’accorderaient plus facilement. Nous avons ainsi marché longtemps, croisant des impasses recouvertes de lierre d’où nous parvenaient des signaux mystérieux ; vrombissant et bleus, ils semblaient destinés à Dante mais celui-ci les ignorait, absorbé par le marmonnement ininterrompu qu’il avait adopté depuis que nous avions quitté le parc. 

Je m’inquiétais car nous avions de plus en plus de mal à avancer ; ceux que nous croisions parlaient fort, striant l’espace de rires brutaux et imbéciles qui me firent craindre pour sa sécurité. La plupart de ces passants avançait en groupes compacts et agressifs, occupant toute la largeur du trottoir et cherchant querelle comme n’importe quel désœuvré du samedi soir. Malgré mes tentatives, je n’arrivais pas à distinguer le nom des rues sur les plaques. Le ciel avait pris une couleur de décomposition, au-dessus de nous, de longs filaments de vapeur pesaient sur les toits. Lorsque j’ai dit à Dante que la pollution était responsable de cela, mes mots ont glissé sur ses pommettes et j’ai crains qu’ils ne tombent dans l’oreille d’une des brutes que nous croisions. Pressé de quitter ces lieux, j’ai consulté mon portable mais le plan qu’il m’a proposé était indéchiffrable.

Nous avons sans doute marché trop loin, et moi trop vite. À présent, les bâtiments qui m’entouraient étaient couverts de crasse, les trottoirs étaient défoncés et les vitrines des magasins clignotaient sourdement dans le silence des rues. Dante n’était plus appuyé sur mon bras. L’angoisse a serré mes côtes. Je l’ai imaginé allongé dans un des couloirs malodorants qui semblaient abonder dans ce quartier. Je me rassurais stupidement : il en avait vu d’autres en matière de pestilence, il devait m’attendre dans un coin tranquille. J’ai accéléré le pas pour explorer le quartier. À plusieurs reprises, j’ai cru apercevoir sa silhouette entourée d’ombres équivoques. Je me suis approché pour découvrir des enfants étonnés de me voir surgir au milieu de leurs conciliabules ; au fond de ces impasses, j’ai dû me défendre de leurs attaques sournoises et de cette façon qu’ils avaient de s’agripper à mes vêtements sans jamais me regarder. 

Regagnant les rues, j’ai poursuivi mes recherches avec le sentiment que le poète avait été absorbé par le salpêtre qui recouvrait les murs. À force d’aller et venir dans ses venelles, j’ai réalisé que je n’étais pas loin de chez moi. Si je ne reconnaissais rien, je rageais pourtant de ne pas m’en être aperçu plus tôt, songeant au confort de mon appartement où Dante se serait reposé en attendant que je trouve une carte. Ceux qui me connaissaient avaient raison : je m’étais trop habitué à la solitude. Un autre aurait surmonté ses réticences et demandé son chemin au premier venu. Encore une fois, j’avais montré mon peu de goût pour mon prochain. Je comprenais que Dante ait abandonné mon bras pour trouver seul son chemin dans ces ténèbres.


dimanche 7 juillet 2024

Ce que l'intelligence artificielle ne peut pas faire

 


L'ami Jacques Luzi vient de publier aux éditions de la Lenteur Ce que l'intelligence artificielle ne peut pas faire. Dans ce livre, on verra l'auteur s'adresser à Elon Musk, converser avec un créateur d'intelligence artificielle et démontrer que la vérité de l'IA ne réside aucunement dans ses vagues promesses de maîtrise de l'existence mais dans la destruction de la nature, sur les champs de bataille d'aujourd'hui, dans l'exploitation des travailleurs du clic, dans l'enfer taylorien des ouvriers qui fabriquent ses supports matériels, dans les mines où souffrent et meurent les prolétaires qui extraient les métaux nécessaires à son fonctionnement, dans la précocité des addictions d'une population transformée en producteurs bénévoles de données et déjà adaptée au dispositif de surveillance intégrale que n'aura de cesse de perfectionner cette même IA. 

 

vendredi 5 juillet 2024

Dialectique & bourgeoisie

 

En ces temps où tout concourt à nous rendre indifférent à la réalité, où le soucis de la nuance est vite considéré comme une preuve infamante de tiédeur et où tout ce qui pourrait être contraire aux intérêts de son camp n’est pas pris en compte par le raisonnement, reconsidérer certaines positions sur le vote par délégation et la démocratie bourgeoise à la lumière de la situation présente, ne signifierait aucunement renoncer à ses idéaux ou se livrer à quelques tactiques d’arrière salle mais à penser, dans tous ses aspects, le moment présent. Et cela, sans crier au social traître.

Cette souhaitable mise en branle dialectique traiterait moins de la question de la démocratie représentative que de l’opportunité tactique de ce vote là, qu’à penser ce que pourraient être les moyens d’action révolutionnaires ainsi que les conditions minimales de leur mise en œuvre dans le monde tel qu'il nous advient. Des moyens et des actions qui, n’en doutons pas, seront bien plus difficiles à mobiliser dans le genre de système ouvertement despotique qu’installe chez nous, comme il l’a fait en Europe, un capitalisme en crise et dont le RN est un des dispositifs. 

Au regard des soubresauts du système, il faudrait être bien naïf pour penser que les possédants hésiteront un seul instant à tâter de la méthode Orban ou à concocter des scenarii à la mexicaine pour préserver leurs intérêts. Les épisodes des Gilets Jaune et des méga bassines, la destruction programmée du droit du travail ou celui de la gestion du COVID, nous ont donné un avant goût de ce que peut faire un état aux abois.

Un homme comme Joseph Gabel, l'auteur de La Fausse conscience, peu suspect de sympathie pour le Capital, conservait un attachement pragmatique aux institutions de la démocratie bourgeoise. Celle-ci lui apparaissait, « faute de mieux, comme le régime permettant le maximum de désaliénation compatible avec l’existence collective : décentration des opinions grâce au jeu de la pluralité des partis ; atténuation de la réification judiciaire par l’institution des assises et par le respect des droits de la défense ». Rosa Luxembourg, elle-même, ne disait-elle pas que « l’assemblée constituante, le suffrage universel, les libertés de presse et de réunion, constituent les fondements les plus précieux, les fondements indispensables mêmes, de la politique socialiste ».

Que de cette démocratie et de ces droits là, il ne reste plus grand-chose aujourd’hui, qu’il a été fondé et qu’il l’est toujours de les critiquer comme alliés objectifs du Capital, ne doit pas nous empêcher de penser l’effet que produirait sur nos luttes et, plus prosaïquement sur notre quotidien, leur disparition totale. 

 

mercredi 3 juillet 2024

L'idéologie, chez elle

 


Le parallélisme entre l’idéologie et la schizophrénie établie par Gabel (La Fausse Conscience) doit être placé dans ce processus économique de matérialisation de l’idéologie. Ce que l’idéologie était déjà, la société l’est devenue. La désinsertion de la praxis, et la fausse conscience anti-dialectique qui l’accompagne, voilà ce qui est imposé à toute heure de la vie quotidienne soumise au spectacle ; qu’il faut comprendre comme une organisation systématique de la « défaillance de la faculté de rencontre », et comme son remplacement par un fait hallucinatoire social : la fausse conscience de la rencontre, l’« illusion de la rencontre ». Dans une société où personne ne peut plus être reconnu par les autres, chaque individu devient incapable de reconnaître sa propre réalité. L’idéologie est chez elle ; la séparation a bâti son monde.

Guy Debord, La Société du Spectacle

jeudi 20 juin 2024

Corpus & spiritus

 


À quoi bon cacher nos gestes et nos envies ? L’intimité n’est plus l’intimité puisqu’elle est l’intimité de tout le monde. Un monde où le semblable et l’uniforme surgissent partout où se porte le regard. Si l’âme, lentement rongée depuis 50 ans, a perdu ses propres couleurs, le corps n’a guère échappé aux ingénieurs. La santé, credo tant publicisé, n’est qu’un masque derrière lequel triomphe la loi de la forme. Esseulé et contraint, le corps n’a plus d’autre densité que celle de l’image.

 

dimanche 16 juin 2024

My country, right or left ?



Longtemps, il a été facile de faire la nique au grossier chantage que composaient les pseudo duels Mitterrand/Le Pen, Chirac/Le Pen puis, plus tardivement, Macron/la fille du susdit. À cette trop visible entourloupe s’ajoutait le peu de goût que nous avons pour la démocratie participative et son cortège de carriéristes dopés à l’indépassable horizon du Marché.

Et voilà qu’une dissolution offre possiblement les clefs du palais Bourbon à des fascistes. On ne glosera pas ici sur le niveau de cynisme, d’inconscience et de suffisance de l’homme qui a pris cette décision. Rien de surprenant chez ce coursier du Capital depuis que nous avons le malheur de le connaître.

Penchons-nous plutôt sur cette nouvelle séquence, sur ce choix à faire entre une peste brune et un choléra aux couleurs aussi mélangées que mélanchoniques.

D’un côté, Méluche et ses ambiguïtés antisionistes, Méluche et sa trouble indulgence pour le pays poutinien, son relativisme anti universaliste, Méluche et l’agressive vulgarité de ses féaux, leur arrivisme criard. Quant aux autres : poussières de sociaux traîtres, ex-staliniens, écologistes d’opérette, et quelques sincères pékins isolés dans cet hâtif bouillon…

Leur programme ? Un gros plein des habituelles bonnes intentions : abolition de la réforme des retraites, de l’assurance chômage et de la loi immigration, etc. Quelques mesures, certes pas inutiles pour celles et ceux, de plus en plus nombreux, qui en pâtissent, mais qui n’aboliront pas le monde qui les a produit pour autant, au contraire. Business as usual.

De l’autre côté, le risque de voir une poignée de bandits accéder aux manettes (peut-être moins libres qu’ils ne le croient quand on observe la Méloni) pour instaurer, sous les yeux doux du Capital qui se sera toujours historiquement accommodé de ce voisinage, un régime, ou tout le moins des mesures, une atmosphère encore plus délétère qu'aujourd'hui pour les amants de la liberté et de l’autonomie.

N’en doutons pas, même si ce bloc national n’hérite que d’une majorité relative, ce score décomplexera moult citoyens dans leur commune détestation de ce qui n’est pas eux. On repense, ici, au récit que nous a fait un ami américain sur les lendemains de l’élection trumpienne aux States et de l’attitude des MAGA (citoyens de base comme policiers) les lendemains de celle-ci.

Bref, si la clique macronienne n’aura eu de cesse de poursuivre le travail de démantèlement social entamé par les précédentes cliques mitterandiennes, chiraquiennes, sarkozardes et hollandistes, nulle doute que le brun cliquet finira méchamment le boulot.

Toutes ces interrogations, sur le vieux fond craquelé d’un démocratisme parlementaire en phase de décomposition avancée. Tout cela en pensant que si la classe politicienne dans son ensemble est justement discréditée parce qu’aussi incapable que vendue au Capital, le système dont elle fait partie constitue néanmoins la part du lion de notre réel, une part qui a une influence non négligeable sur notre quotidien, que l’on le veuille ou pas. Surtout quand on est pauvre, noir, juif et borgne, comme le disait ce bon vieux Sammy.

Alors ?

Alors, incarnons.

Incarnons un épicier, obligé par les circonstances de peser, de mesurer et de supputer. Et voyons où ça nous mène.

Y-a t-il, cette fois-ci, réellement danger, comme nous le claironnent les médiatiques ? Faut-il alors confier notre bulletin à l’autoproclamé Front Populaire, dans l'espoir d'éviter le bloc nationaliste ? Doit-on céder à la vieille entourloupe ? Sauver nos meubles déjà brûlés ? Penser aux copains, aux copines, réfugiées sur cette terre gaste ? Ou doit-on parier sur la possibilité d’un score mineur du bloc nationaliste ? Invoquer un hypothétique « barrage républicain » ? Rire de l’habituel jeu de tric-trac de nos politiques, toute espèce confondue ? Se dire que quelle que soit la clique qui accédera aux affaires, les nôtres n’empireront pas plus rapidement qu’auparavant ? Que les pauvres ne seront pas plus pauvres, que les salariés ne seront pas plus aliénés, que la nature n’en sera pas plus dévastée, que les noyés de Méditerranée n’en boiront pas plus d’eau ? Qu’on peut donc bouder l’urne comme avant et conserver tout son chic radical ?

Peut-être.

Honnêtement, pourquoi pas.

Et pourtant, à considérer l’époque, on doute aussi. On observe le ciel et on croit discerner un sinistre alignement des astres : un capitalisme en crise ; des crises, économiques et écologiques, semblablement éternelles ; la garantie d’une extinction de l’humanité à plus ou moins brève échéance ; le cynisme et l’arrogance en roue libre des possédants ; la pénétration et l’utilisation sans vergogne des idées fascistes dans le clan droitier ; et puis des générations élevées aux lois du Spectacle dont l’égarement, le désespoir, la colère, la paupérisation, mais aussi l’inculture politique et historique savamment entretenue, pourraient pousser à toutes les « aventures ».

On repense alors à Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».

On repense à Yohann Chapoutot affirmant qu’il y a quelques années, quand on l’interrogeait sur l’existence possible de similarités entre les années 30 et notre époque, il n’en voyait pas mais qu’aujourd’hui il serait moins formel.

Et on doute.

Et voilà que nauséeux et contraint, peu sûr de son fait, on se dit qu'on ira peut-être aux urnes et, conscient de friser de près le point Godwin et d’être un tantinet en-dehors du sujet, on évoque cet article de George Orwell écrit lors de l’entrée en guerre de l’Angleterre contre les nazis : My country, right or left.

Pauvres et précieuses reliques à interroger derechef.

On les relira avant de voter, ou de ne pas voter, car on n'est pas certain d’avoir tout saisi. 

En véritable âne de Buridan égaré sur le terrain de cricket du Capital.