vendredi 12 juillet 2024

Dante au parc

 


De mon côté j'avais lu et vu toutes ses œuvres et, donc, le silence m'allait bien.

Eugenio de Signoribus


Nous ne devions plus être très loin de l’été 1994. J'étais allé me promener dans un parc assez éloigné de chez moi sous un soleil blanc & chirurgical qui n’épargnait aucun détail. Si je ne souffrais pas de sa chaleur, sa présence avait vidé l’endroit de tout promeneur ; seule une douzaine de canards animait la pièce d’eau qui miroitait en son centre. J'avais fini par me réfugier sous l’ombre d’un tilleul qui poussait non loin de cet étang. 

Buissons, arbres, bancs, canards : tout, dans ce paysage, m’invitait à attendre et je n’ai donc pas été surpris quand Dante est sorti du hangar à bateau qui se trouvait près du bassin. Il était revenu d’entre les morts : robe longue, bonnet de soie, le nez busqué, il m'apparut tel que dessiné par Gustave Doré. Il s’est dirigé vers moi d’un pas décidé que ralentissait une légère claudication. Cette rencontre allait être un sacré gâchis, me suis-je dit. Je suis un type ordinaire, une poussière commune. Qu’allais-je pouvoir faire avec un tel génie ?

Alighieri..., a t-il dit en levant la main. En entendant son patronyme, j’ai senti qu’il ne tolérerait aucune familiarité. C’était compréhensible. Pendant des siècles, des foules d'admirateurs l’avaient tutoyé, éblouies par la force de son œuvre. Son visage portait les stigmates de cette privauté ; de sa bouche aux plis amers, une bouche aux lèvres presque invisibles, une plainte a jailli. Le néant me mange, a t-il gémit. À ces mots, un vaste tourbillon s’est mis à onduler devant moi. Même l’enfer est attaqué, a t-il ajouté en pointant son doigt vers ce maelstrom. J’ai vu alors les cercles qu'il avait si bien décrit disparaître, avalés par ce lent ombilic dépourvu de centre. 

Au bout d’un moment, j’ai senti sa main se poser sur mon bras et nous avons quitté l’ombre du tilleul pour prendre une allée bordée de buis. Je ne suis plus intact, a t-il dit en écartant un pan de sa toge. En voyant la grosseur qui rougeoyait de façon malsaine au-dessus de sa cheville, un immense sentiment de tristesse m’a envahi ; désormais, rien n’était à l’abri, les portes de l’esprit ne protégeaient plus aucun refuge. Je lui ai demandé s’il ne voulait pas voir un médecin. Je connaissais le docteur Dumay, c'était un bon praticien qui saurait soigner son abcès. À ma grande surprise, sa main a resserré son étreinte autour de mon bras. D’un ton vif, presque fiévreux, il m’a demandé de le mener jusqu’à lui.

Le parc s’est alors fait sournoisement labyrinthique ; les allées succédaient aux allées sans que jamais ses portes n’apparaissent. Pendant que nous errions, j’ai peu à peu senti le poids d’une réprobation universelle peser sur mes épaules. Des voix ont vitupéré mon manque d’orientation, brocardant ma balourdise et ma propension à me réfugier dans les livres plutôt qu’à me coltiner au réel. Criardes, elles s’entremêlaient et me traversaient comme des aiguilles, gênant mes pas, empêchant ma respiration. 

La claudication du poète s’est accentuée. J’ai compris qu’autour de nous, la ville, trop vaste, trop indifférente, ne nous permettrait jamais de rejoindre le médecin. Je sentais déjà l’hostilité des chauffeurs de taxi et des conducteurs de bus à notre encontre ; aucun passant ne nous indiquerait le chemin car, à mon grand désespoir, je n’arrivais plus à me rappeler de l’adresse de Dumay. J’ai alors songé à abandonner Dante. Il me suffisait de dégager mon bras et de courir. A t-on déjà vu une icône boiteuse du XIIIe siècle piquer un sprint pour rattraper quelqu’un ?, me suis-je dit. 

La voix de Dante m’a tiré de ces réflexions. Attendez..., a t-il dit avant de s’asseoir lourdement sur un banc. Il a soulevé sa toge et pressé le bubon qui enflait le bas de son mollet. Un liquide orangé en est lentement sorti, maculant la terre du parc d’un serpentin de minium. Le visage de Dante s’était fait calme et attentif. Concentré, il serrait sa langue entre ses dents et j’ai pensé qu’il devait avoir le même visage, adolescent, lorsqu’il pressait ses comédons. Je savais qu’il voyait dans ce pus quelque chose que je ne comprendrai jamais et son génie m’a soudain recouvert comme une couverture chaude. Redressant la tête, il a souri distraitement : il attendait que je l’aide à se relever. Nous avons repris notre marche et le sentiment de réprobation universelle s’est de nouveau abattu sur mes épaules.

Se doutait-il le vieux Dante, à cheminer ainsi à mes côtés, que ses vers resteraient à jamais liés à Ibolya, ma voisine hongroise ? Il y a longtemps, les Kulcsàr louaient l'appartement au-dessous de ma chambre. Lui et elle étaient mathématiciens, leur fille unique, Ibolya, avait vingt ans. Ils avaient échoué là après je ne sais quel exil et s'étaient débrouillés pour trouver un emploi et des papiers. C'était l'époque où je ne voulais pas travailler. Je lisais beaucoup, comme si chacun des livres que je me procurais devait renforcer mon cœur et rendre mon sang plus fluide. Je payais mon loyer en rangeant des marchandises et en charriant je ne sais plus quoi sur des chantiers dont j'ai oublié le nom. Le soir, je rentrais épuisé mais certain de retrouver mes livres et Ibolya assise devant ma porte. Sans un mot, elle me poussait dans la minuscule chambre que j'occupais pour me jeter sur le lit et m'enlever mes vêtements poussiéreux. Et moi si jeune et si vieux déjà, comme pour me faire pardonner de lui dérober une part de ses nuits, je lui lisais des passages de Dante. Le petit corps brun et souple d'Ibolya se serrait alors contre moi et ses yeux se perdaient bien vite dans les évocations du poète. Le silence revenu, tremblante, les yeux envahis par les larmes, elle me disait que cela lui rappelait ce qu'elle voulait oublier. Pleurant avec elle, je lui promettais de ne plus lui lire ces vers. Pourtant, chaque soir, elle m'attendait devant ma porte, m'entraînait vers le lit puis me suppliait ensuite de lui lire Dante dans le silence de cet immeuble décatis et sinistre que les services municipaux n'allaient pas tarder à raser. Que Dieu me pardonne mais aujourd'hui encore, chacune des pages de Dante m'évoque Ibolya, et je ne vois plus aucun ange ni aucun démon en Enfer, au Purgatoire ou au Paradis mais son sexe mousseux, ses fesses de bébé, son ventre en berceau et son regard si sérieux que chacune de nos étreintes semblait une célébration.

Finalement, Dante et moi avons glissé hors du parc et, sans que je m’en rende compte, des rues noires et populeuses nous ont bientôt enveloppé. Dante faiblissait, je le sentais à la façon dont son bras se faisait plus lourd sur le mien. J’ai imité son boitillement, certain qu’ainsi nos pas s’accorderaient plus facilement. Nous avons ainsi marché longtemps, croisant des impasses recouvertes de lierre d’où nous parvenaient des signaux mystérieux ; vrombissant et bleus, ils semblaient destinés à Dante mais celui-ci les ignorait, absorbé par le marmonnement ininterrompu qu’il avait adopté depuis que nous avions quitté le parc. 

Je m’inquiétais car nous avions de plus en plus de mal à avancer ; ceux que nous croisions parlaient fort, striant l’espace de rires brutaux et imbéciles qui me firent craindre pour sa sécurité. La plupart de ces passants avançait en groupes compacts et agressifs, occupant toute la largeur du trottoir et cherchant querelle comme n’importe quel désœuvré du samedi soir. Malgré mes tentatives, je n’arrivais pas à distinguer le nom des rues sur les plaques. Le ciel avait pris une couleur de décomposition, au-dessus de nous, de longs filaments de vapeur pesaient sur les toits. Lorsque j’ai dit à Dante que la pollution était responsable de cela, mes mots ont glissé sur ses pommettes et j’ai crains qu’ils ne tombent dans l’oreille d’une des brutes que nous croisions. Pressé de quitter ces lieux, j’ai consulté mon portable mais le plan qu’il m’a proposé était indéchiffrable.

Nous avons sans doute marché trop loin, et moi trop vite. À présent, les bâtiments qui m’entouraient étaient couverts de crasse, les trottoirs étaient défoncés et les vitrines des magasins clignotaient sourdement dans le silence des rues. Dante n’était plus appuyé sur mon bras. L’angoisse a serré mes côtes. Je l’ai imaginé allongé dans un des couloirs malodorants qui semblaient abonder dans ce quartier. Je me rassurais stupidement : il en avait vu d’autres en matière de pestilence, il devait m’attendre dans un coin tranquille. J’ai accéléré le pas pour explorer le quartier. À plusieurs reprises, j’ai cru apercevoir sa silhouette entourée d’ombres équivoques. Je me suis approché pour découvrir des enfants étonnés de me voir surgir au milieu de leurs conciliabules ; au fond de ces impasses, j’ai dû me défendre de leurs attaques sournoises et de cette façon qu’ils avaient de s’agripper à mes vêtements sans jamais me regarder. 

Regagnant les rues, j’ai poursuivi mes recherches avec le sentiment que le poète avait été absorbé par le salpêtre qui recouvrait les murs. À force d’aller et venir dans ses venelles, j’ai réalisé que je n’étais pas loin de chez moi. Si je ne reconnaissais rien, je rageais pourtant de ne pas m’en être aperçu plus tôt, songeant au confort de mon appartement où Dante se serait reposé en attendant que je trouve une carte. Ceux qui me connaissaient avaient raison : je m’étais trop habitué à la solitude. Un autre aurait surmonté ses réticences et demandé son chemin au premier venu. Encore une fois, j’avais montré mon peu de goût pour mon prochain. Je comprenais que Dante ait abandonné mon bras pour trouver seul son chemin dans ces ténèbres.