Nous sommes désormais en possession d’une certaine espèce d’imbécile capable de résister à toutes les catastrophes jusqu’à ce que cette malheureuse planète soit volatilisée.
Ce qui est en jeu, c’est la survie, la persévérance dans l’existence, et aucun monde humain destiné à durer plus longtemps que la vie brève des mortels ne pourra jamais survivre sans des hommes qui veuillent faire ce qu’Hérodote fut le premier à entreprendre consciemment : dire ce qui est.
Hannah Arendt, 1967.
Depuis longtemps, nos sociétés techno-industrielles s’adonnent sans retenue au fétichisme des nombres, fondé sur l’identification de la quantité et de l’objectivité (des « statistiques » footballistiques... au comptage en continu des morts de la Covid-19).
Or les nombres, loin d’être objectifs par eux-mêmes, sont construits, puis présentés de telle ou telle manière, si bien que cette construction/présentation conditionne leur analyse et celle de la situation qu’ils sont censés décrire. L’exemple le plus significatif de la construction discutable d’un chiffre fétiche est fourni par le PIB, dont la croissance sanctifiée préside pourtant à chacune de nos destinées.
Or, comme le précise Gilbert Rist : « b) Les coûts entraînés par les activités « réparatrices » (les frais de carrossier ou d’hôpital après un accident de voiture [ou une épidémie], les dépollutions des rivières ou des sites industriels, les nuisances qu’il faut compenser, (...)) sont considérés comme des valeurs positives, puisqu’elles stimulent l’activité, tout comme l’embauche de policiers, de vigiles et de juges supplémentaires pour faire face à l’augmentation de la criminalité. [...]d) Le PIB ne tient pas compte du « coût » de la destruction des biens « offerts gratuitement » par la nature. Ainsi, le prix (même élevé) du pétrole ne tient pas compte du fait que la ressource est extraite pour être irréversiblement détruite, ce qui entraîne, de fait, un appauvrissement du patrimoine commun 1. » En outre, il n’est pas difficile de modifier la perception de la réalité en transformant la présentation de son image purement quantitative.
Je débute l’écriture de cet article le 9 novembre 2020 : à ce jour, depuis que le comptage officiel a débuté, on a dénombré 1 787 324 cas positifs à la Covid-19 (ce chiffre est à coup sûr sous-estimé), 197 951 hospitalisations et 40 439 décès 2. Mais je pourrais également énoncer, ce qui est strictement équivalent, que 2,66% de la population française (67 millions) a été contaminée, 0,3% hospitalisée et que les victimes en représentent 0,06%. À partir de cette présentation, il me paraît raisonnable de considérer la Covid-19 en dehors du catastrophisme politico-médiatique. Chaque année, la pollution de l’air fait en France au moins 48 000 morts (en 2016, probablement moins cette année) : quel gouvernement a décidé de confiner les voitures, les camions, les avions, les porte-conteneurs et les usines ? Et combien de victimes actuelles et à venir de l’épidémie de cancers « industriels » (probablement plus, finalement, que celles de la Covid-19) 3 ? Si, au niveau mondial, la Covid-19 fera en 2020 autour de 1,5 millions de morts, plus de 3 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent de faim chaque année (probablement davantage cette année): peut-être ne serait-il pas inutile que chaque « journal » de TF1 ou de CNews présente quotidiennement les avancées de ce constat macabre...
Avec le recul (dont j’ai moi-même initialement manqué), il convient donc de reconnaître que la Covid-19 n’est ni la peste, ni une « grippette » : elle n’est « ni très grave, ni sans gravité 4 ». On peut souhaiter ne pas en devenir un cas aigu (comme de ne pas avoir été un irradié de Tchernobyl ou de ne pas être un cancéreux de l’amiante), on peut regretter les victimes (comme les autres morts) et déplorer que l’État, bien que prévenu depuis longtemps, ait négligé de s’y préparer 5. On peut, aussi, s’estimer heureux que l’ère des pandémies ne nous confronte, pour l’instant, qu’à un virus à faible létalité : d’autres, bien plus meurtriers, viendront assurément anéantir le business as usual dont beaucoup semblent pourtant espérer le retour. La Covid-19 justifie-t-elle, pour autant, de contraindre, sans souci des retombées, une génération entière d’enfants de 6 ans (et plus) au port du masque ? En France comme aux États-Unis et partout dans le monde, l’explosion de la pauvreté et des inégalités et le chaos social qui va en résulter sont les principales conséquences des mesures restrictives censées contenir l’épidémie, sans que leur efficacité fasse même l’unanimité scientifique (après tout, la Suède a obtenu des résultats quasiment similaires sans maximiser les contraintes) 6. Et ses conséquences auront à leur tour leurs propres conséquences...
Même du point de vue du calcul coût/bénéfice cher aux technocrates, la stratégie des confinements à répétition paraît irrationnelle, d’autant que sa durée est indéterminée : qui peut être certain de la mise au point rapide d’un vaccin efficace et sans danger ? Que faire sinon, maintenant que la saisonnalité du SARS-CoV-2 semble avérée : instaurer un confinement périodique à vie, comme y invite l’explosion savamment orchestrée du tout numérique (qui, par ailleurs, fait la fortune du capitalisme transhumaniste 7) ? Le doute étant, je l’espère, installé, je propose quelques réflexions inactuelles complémentaires, en ce qu’elles s’appuient parfois sur des réflexions sur les sociétés techno-industrielles émises avant le contexte actuel, ou indépendamment de lui.
Le fétiche de la santé parfaite et l'absurdité du risque zéro
Il
est possible d’apprendre même de mauvais films. Clones (Jonathan
Mostow, 2017) est vraisemblablement un film médiocre et son intrigue
n’encombre pas ma mémoire. Mais je tiens la société qu’il
décrit comme un symbole édifiant de notre état présent. Les
individus consentent à y vivre assignés à résidence, pour ne plus
prendre aucun risque. À cette fin, on a mis à leur disposition
(contre rétribution) une technologie mêlant le virtuel et le
clonage robotique. Chacun vit chez soi, enfoncé dans un fauteuil
d’où il lui est possible de guider et de vivre à travers un
robot. Cette technologie lui offre, en plus du risque zéro, la
liberté d’être n’importe qui (un homme peut opter pour un
robot-femme, et vice versa, etc., conformément à la liberté du
choix du consommateur postmoderne), pour faire possiblement n’importe
quoi (ce n’est pas l’humain, mais le robot, qui est endommagé,
mis au rebut et remplacé).
Évidemment, les individus sont, en majorité, dépressifs et médicamentés, car leur liberté virtuelle, en apparence illimitée, s’accompagne d’une aliénation et d’une inactivité profondes. Par définition, vivre revenant à être en danger de mort, ne pas vouloir l’être suppose de cesser de vivre, ou de se contenter d’un ersatz numérique d’existence.
La problématique sous-jacente à ce « mauvais » film de science-fiction est donc fondamentale, car elle questionne notre rapport au risque, à la santé, aux technologies et aux autorités politico-industrielles qui promettent la sécurité (totale) pour s’assurer de la dépendance (totale) de ceux qu’ils appareillent.
Schopenhauer s’emportait, au début du XIXe siècle, contre la croyance moderne selon laquelle les gouvernements sont responsables de tous les maux, de sorte qu’un gouvernement progressiste signifie l’absence de maux : « [...] à leurs yeux, le monde, par sa nature, leur semble organisé dans la perfection, un vrai séjour de félicité. C’est aux seuls gouvernements qu’ils attribuent les misères colossales du monde qui crient contre cette théorie ; il leur semble que si les gouvernements faisaient leur devoir, le ciel existerait sur terre 8. » C’est oublier, selon lui, que la vie est, dans son immédiateté, souffrance, ennui, non-sens. Il aurait pourtant dû ajouter que les souffrances sociales, celles que les humains s’affligent entre eux en surplus des souffrances naturelles, ont pour cause principale le désir effréné d’y échapper au détriment (direct ou indirect) des autres... et de la nature. Et que cette croyance est, réciproquement, stimulée par les promesses de ces gouvernements, dont la légitimité repose sur l’échange hobbesien sécurité contre liberté, au fondement idéologique des États modernes.
Il me semble que cette perspective permet d’éclairer deux choses. La première est que l’acceptation des mesures coercitives et sécuritaires actuelles par les populations (rester chez soi, s’adonner au télétravail, au télé-loisir, au télé-sport, etc., « vivre » à distance et en virtuel... et, conjointement, accepter la surveillance des drones, des détecteurs de présence, de la traçabilité, etc.) tient moins à la gravité objective de la situation qu’à cette croyance dans le pouvoir des gouvernements de les protéger de tout (y compris des catastrophes qu’ils provoquent pour entretenir leur promesse de sécurité).
En retour, ces mesures sont prises par les gouvernements, non pas tant pour protéger les populations que pour protéger et conforter leur propre légitimité, qui s’effondrerait s’ils reconnaissaient leur incapacité à tenir cette promesse. Pourtant, comme dans Clones, ce « contrat social » aboutit à l’enfermement technologiquement assisté : l’amenuisement de l’existence, l’isolement, l’apathie, la dépression, parfois le suicide.
Il me semble qu’Ivan Illich anticipait ce type de piège, quand il constatait que l’extension de l’obsession de la santé parfaite, poussée jusqu’au déni de la mort, facilitait l’institution technocratique d’un « hôpital planétaire ». Car ce fantasme devient nécessairement, dans sa démesure, un « facteur pathogène » : « Plus grande est l’offre de santé, plus les gens répondent qu’ils ont des problèmes, des besoins, des maladies. Chacun exige que le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et prolonge la vie à l’infini. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Oubliant ainsi qu’un tel dégoût de l’art de souffrir est la négation même de la condition humaine. » Sortir de l’impasse du principe « sécurité contre liberté », qui ne conduit finalement qu’à l’insécurité dans la captivité, suppose à l’inverse de redéfinir collectivement « les limites entre lesquelles il convient d’affronter la souffrance plutôt que de l’éliminer, d’accueillir la mort plutôt que de la repousser. 9 »
Il faut aller plus loin. Si la Covid-19 est l’un des produits du mode de vie industriel, si ce mode de vie est centré sur l’obsession de la santé parfaite et de la vie sans risque, alors cette redéfinition collective des limites, plus que l’accroissement des moyens hospitaliers, paraît indispensable si l’on veut éviter la prolongation tragique de l’ère des pandémies.
Management de crise ou crise du management ?
Il existe un remède simple contre les théories du complot : ne pas surestimer l’intelligence des gens de pouvoir (technoscientifique, économique et politique), prisonniers de schémas mentaux étroits et peu aptes à en changer par eux-mêmes. Prisonniers, également, des effets d’homogénéisation engendrés par le mimétisme. L’un de ces schémas mentaux consiste à promouvoir, en toutes circonstances, l’impératif de s’adapter au progrès, au développement, c’est-à-dire au processus qui, faisant de l'accroissement du PIB et des innovations technologiques une nécessité indiscutable, « oblige à transformer et à détruire, de façon généralisée, le milieu naturel et les rapports sociaux en vue d’une production croissante de marchandises (biens et services) destinées, à travers l’échange, à la demande solvable 10. »
Cet impératif d’adaptation est l’un des piliers du management, applicable aussi bien dans l’entreprise que pour gouverner un pays appréhendé comme une entreprise (qui n’a pourtant pas vocation à la démocratie) : dans les deux cas, les travailleurs, les gens du commun, considérés comme incompétents et irrationnels, doivent s’en remettre aux experts et autres « conseillers du Prince ». L’historien Johann Chapoutot, tout en dévoilant l’une de ses racines (nazie), décrit cette méthode comme « hiérarchique sans être autoritaire », dans la mesure où elle offre aux « « collaborateurs » la jouissance d’une liberté aménagée, où l’on est libre de réussir en exécutant au mieux ce que l’on n’a pas décidé soi-même 11. » La fin est fixée par le sommet (les dirigeants éclairés par les experts) et les exécuteurs sont libres dans sa réalisation, avec le minimum de moyens que le sommet leur octroie. Cette « liberté aménagée » les amènent à endosser la responsabilité de l’échec (bien qu’ils ne décident ni de la fin, ni des moyens pour l’obtenir), alors que la réussite sera évidemment celle des « décideurs ». Tel est bien le cas des mesures prises pour contenir l’épidémie actuelle, fondées sur la responsabilisation aliénée et la culpabilisation des populations, dans l’exécution des décisions gouvernementales auxquelles elles n’ont pas été conviées à participer.
En contexte de crise, devenu la norme, cette méthode trouve son prolongement dans les « plans de continuité des activités » (« business continuity plans ») : « Théorisée depuis les années 1990 par le management du risque, à travers notamment le Business Continuity Institute qui délivre des formations suivies par les dirigeants du monde entier, l’idée s’est imposée que nous étions en train d’entrer dans une période de catastrophes incessantes (écologiques, industrielles, terroristes) qui risquait de conduire les populations à la défiance et au questionnement. Face à ce risque, le but avoué de ces « plans » est d’utiliser les catastrophes et leur effet de sidération sur les esprits pour reprendre les populations en main, à partir de directives qui partent des instances dirigeantes et qui se diffusent dans tous les organes de directions publics et privés, et qui permettent de poursuivre la transformation des sociétés au service de l’innovation [du développement] », c’est-à-dire, actuellement, au service du tout numérique 12.
Entretenir l’adaptation des populations a donc pour finalité de désamorcer « la réflexivité politique du danger » et, ainsi, toute forme de résistance et de contestation : « Si on se rend à l’évidence et que l’on prouve que les gardiens de la rationalité et de l’ordre permettent qu’on nous mette en danger de mort en toute légalité, cela va vraiment faire désordre au niveau politique. » Voilà l’enjeu majeur pour les tenants des sociétés techno-industrielles, c’est-à-dire des sociétés du risque, dont le développement est voué à se confronter en permanence avec la multiplication de leurs nuisances écologiques et de leurs contre-effets sanitaires 13.
Néanmoins, ce management se heurte aujourd’hui à un dilemme : resserrer les contraintes est susceptible d’aggraver l’appauvrissement social au-delà de ce qui est politiquement soutenable ; les desserrer revient à remettre en question la promesse de la protection complète et de la santé parfaite. Dans les deux cas, la légitimité de l’État protecteur – de l’État « maître de la situation », est dévaluée. Combien de temps la stratégie actuelle d’un confinement de basse intensité survivra-t-elle ?
Vers un délitement de l'imaginaire de la maîtrise ?
Les sociétés techno-industrielles, qui se complaisent dans la soumission aveugle aux nécessités des processus qu’elles-mêmes ont initiés, sont hantées par l’imaginaire de la maîtrise : la croyance que l’emprise insensible sur la nature et l’enfermement douillet dans un monde hyper-technologique sont synonymes, sinon de liberté (en dehors de celle de consommer à hauteur de sa solvabilité), du moins de sécurité ; que toutes les nuisances engendrées par les sociétés techno-industrielles peuvent trouver leur solution dans le cadre même de la structure et de la logique de ces sociétés. Que leur puissance sans cesse accrue leur permet de diriger à leur gré le cours de leur histoire. Que rien, en conséquence, ne doit entraver les progrès de l’efficience rationnelle 14.
La Covid-19 a pourtant engagé un processus inédit, un engrenage de nécessités internes aux conséquences imprévisibles. Elle devrait nous réapprendre cette banalité que le temps est ce qui nous engage dans son flux émergent : indéterminé et irréversible. Et que, « Loin de faire et de construire leur histoire, les hommes doivent bien davantage supporter une histoire qui les bouscule, les pousse et les balaye sans ménagement 15. » Elle devrait nous amener, en d’autres termes, à (re)penser notre propre histoire en dehors du mythe décrivant l’histoire humaine comme la dynamique de perfectionnement de la technoscience et, à sa suite, de la condition humaine, censé être linéaire, cumulatif, continu, nécessaire, irréversible et indéfini.
Le symptôme le plus significatif du délitement de l’imaginaire de la maîtrise (ou du mythe du Progrès) est peut-être aujourd’hui le chaos informationnel généré par l’expansion du monde des écrans (qui se répercute déjà en chaos social). Je m’inspirerai ici d’Hannah Arendt, qui distingue trois types de vérités 16 : (a) La vérité scientifique, dont le contraire est l’erreur ou l’ignorance.Il est de notoriété publique que le gouvernement, pris dans la panique de l’impréparation, a décidé de couvrir ses décisions par l’instauration d’un Comité scientifique : les décisions prises, conformes en principe à la vérité scientifique, ne peuvent alors qu’être les bonnes décisions, et tout avis contraire relever, soit de l’erreur, soit de l’ignorance. Les populations, ne pouvant posséder les connaissances et la position sociale requises pour contredire les conseils des experts, sont alors condamnées, bon gré mal gré, à s’adapter (voir le management de crise).
Que des scientifiques aient accepté de se prêter à cet aménagement en dit long sur la science réellement existante. Bertrand Russell définit l’esprit scientifique à partir de comportements tels que la « réceptivité critique non dogmatique » ou l’« attitude expérimentale et pleine de doutes », inadaptés à l’urgence et à l’action immédiate. La science réellement existante dans le monde industriel, sacrifiant cet esprit, s’est insérée « toujours davantage dans une organisation qui agrège investissements, crédits de recherche et innovations technologiques selon un but premier qui est l’expansion de la puissance 17. » Dans ce cadre, l’image que les scientifiques (médecins, épidémiologistes, etc.) nous offrent depuis des mois est celle d’une caste traversée par les conflits d’intérêt, les stratégies de carrière et les luttes entre égos surdimensionnés. Une caste dont n’émanent que des informations intempestives et contradictoires, pour des raisons souvent étrangères à l’argumentation rationnelle. D’où le cercle vicieux : le gouvernement, cherchant à légitimer ses décisions politiques par la science, a fini par tenir compte uniquement des avis scientifiques que lui-même apolitiquement institués. Évitant ainsi, sous couvert d’objectivité, la possibilité de mener une politique démocratique de confiance envers l’« intelligence collective des publics concernés » (Barbara Stiegler). (b) La vérité philosophique, dont le contraire est l’illusionLes travers de la science réellement existante, et leur instrumentalisation politique, ont été amplifiés, au-delà du ridicule, par l’emballement médiatique. Doit-on s’en étonner ?
Neil Postman a montré, il y a longtemps, que « les moyens de transmission de l’information propres à chaque civilisation ont une influence déterminante sur la formation des préoccupations intellectuelles et sociales de cette civilisation » (p. 26) et « qu’avec le déplacement de la typographie vers la périphérie de notre culture, tandis que la télévision [les écrans] en prend [en prennent] la place, le sérieux, la clarté et surtout la qualité du discours public déclinent dangereusement » (p. 54). Il revient aux techniques télévisuelles, puis numériques, d’avoir produit par elles-mêmes une civilisation submergée par l’image, l’instant, la sensation immédiate et l’impact émotionnel. Une civilisation dans laquelle « l’information [est simplifiée] à l’extrême, [vidée] de sa substance, [dépouillée] de son contexte et de son histoire » (p. 211) : « Nous avons si complètement accepté les définitions de la vérité, de la connaissance et de la réalité de la télévision que l’insignifiant et l’intempestif nous semblent importants et que l’incohérence nous semble parfaitement saine (p. 215) 18. »
Comment s’étonner, donc, du spectacle faisant de la Covid-19 un show catastrophiste assourdissant, indifférent aux causes historiques réelles, à la réflexion et à la logique la plus élémentaire ? Et comment s’étonner que les médias se soient fait l’amplificateur automatique du gouvernement par la peur, qui n’est, somme toute, qu’une modalité parmi d’autres du gouvernement par l’émotion ? (c) La vérité de fait, dont le contraire est le mensonge délibéré Le règne de la « vérité » scientifique politiquement instituée et de l’« opinion » construite et homogénéisée par les médias a pour fâcheuse conséquence d’éradiquer toute possibilité d’établir la matière factuelle commune à partir de laquelle pourrait se constituer la confrontation des opinions, c’est-à-dire le débat démocratique : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie (p. 798). »
À suivre Hannah Arendt, on comprend que toute forme de domination ne peut que chercher à s’affranchir de la force contraignante de la vérité de faits, qui lui échappe et la contrarie : « Les faits importuns ont cette exaspérante ténacité que rien ne saurait ébranler, sinon de purs et simples mensonges(p. 801). » La nouveauté de l’ère moderne tient plutôt aux moyens technologiques de la publicité politique mis à la disposition des gouvernements, qui permet le réarrangement complet des faits et tend à détruire le « sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel » (p. 815), la faculté de juger et la capacité de s’opposer à des mesures arbitraires.
À cela s’ajoute, aujourd’hui, que la récurrence des confinements renforce, par l’usage imposé du numérique, l’« organisation massive d’individus atomisés et isolés » 19. Ce qui, selon Hannah Arendt, est la définition minimale d’un régime totalitaire, c’est-à-dire d’un régime cherchant à atteindre la maîtrise totale de la société en la détruisant. Ce mélange de contradictions, de confusions et de mensonges, ne sert pourtant la maîtrise qu’à court terme, car les faits, bien que recouverts par le « chaos informationnel » 20, sont têtus : c’est un fait que l’expansion des sociétés techno-industrielles est suspendue à des limites physiques, à la déplétion des ressources pétrolières, au réchauffement climatique, à l’écroulement de la biodiversité, etc. ; c’est un fait que la perpétuation de leur fuite en avant est conditionnée, en particulier, par la réussite de la transition énergétique et numérique ; et c’est un fait que celle-ci est partie prenante dans l’ère des pandémies (entre autres catastrophes industrielles). L’imaginaire de la maîtrise se heurte donc à deux dilemmes : le premier, déjà signalé, concerne la gestion de l’épidémie. Le second correspond à l’incompatibilité intrinsèque entre la maîtrise de l’acceptabilité sociale de la transition énergétique et la maîtrise des épidémies.
Mieux vaut prévenir que guérir : mais quelle prévention ?
Le premier dilemme est clairement énoncé par le rapport de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, ONU) : « Notre approche habituelle des pandémies est basée sur le confinement et le contrôle après l'apparition d'une maladie et repose principalement sur des approches réductionnistes du développement de vaccins et de thérapies plutôt que sur la réduction des moteurs du risque de pandémie pour les prévenir avant qu'ils n'apparaissent 21. »
Or, selon ce rapport, investir pour empêcher la survenue de nouvelles pandémies serait moins coûteux que d’en gérer les conséquences. Dans ses implications ultimes, ce raisonnement technocratique signifie ceci : la démesure des sociétés techno-industrielles, c’est-à-dire des sociétés de l’efficience et de la rentabilité illimitée, court le risque, si l’on tient compte de la complexité et du coût immense de la prise en charge des contre-effets des nuisances qu’elles provoquent, de sombrer dans l’inefficience et la banqueroute généralisées. Prévenir revient alors à maintenir la rentabilité globale de ces sociétés (qui ne peuvent se contenter de celle des industries pharmaceutique et numérique).
Cette démarche de prévention suppose d’identifier les causes sous-jacentes à l’ère des pandémies, c’est-à-dire à l’accroissement, depuis le sida (1981), de la fréquence de l’émergence de nouvelles épidémies virales. Celles-ci proviennent de zoonoses : d’infections humaines d’origine animale 22. Dans le cas du SARS-CoV-2, l’hypothèse d’une transmission à l’humain due à une modification génétique artificielle et un accident au sein du laboratoire P4 de Wuhan (établi en 2018 avec le soutien de la France) ne peut être écartée : les mesures technocratiques prises pour lutter contre les épidémies dues aux nouveaux virus les plus pathogènes peuvent provoquer l’exact contraire de ce à quoi elles sont censées remédier 23.
De manière plus générale, l’ère des pandémies tient à une série de facteurs : les contacts entre les humains et la faune sauvage se multiplient avec les avancées de la déforestation, elle-même due à la croissance de l’urbanisation, de l’agro-industrie à destination du marché mondial, de l’industrie minière : « L’expansion agricole mondialisée et le commerce ont conduit à des pandémies (par exemple, la consommation d’huile de palme [biocarburants], de bois exotiques, de produits nécessitant l’extraction minière) » (IPBES) ; Le franchissement de la barrière d’espèce augmente avec la consommation ou le commerce mondial (légal et illégal) d’animaux sauvages jouant le rôle d’hôtes intermédiaires.
Mais ce transfert peut aussi, comme dans le cas du Nipah (1998, Malaisie), transiter par les élevages industriels ; une fois franchie la barrière d’espèce, l’explosion épidémique se répand rapidement par les canaux (maritimes, aériens) du système logistique mondialisé des mouvements de personnes et de marchandises. En termes de prévention, IPBES se concentre essentiellement sur la deuxième étape, en appelant à limiter la consommation et le commerce d’animaux sauvages. Et pour cause : interroger les facteurs initiaux revient, non seulement à remettre en cause le développement, mais aussi les politiques menées, en pleine épidémie, au sein des sociétés techno-industrielles les plus avancées. L’extension de l’urbanisation suppose celle de la déforestation, mais le capitalisme industriel s’est partout (en Occident, en URSS, en Chine, etc.) [imposé et développé selon le même schéma :« Le capitalisme concentre la main-d’œuvre et provoque une urbanisation accélérée [...]. Pour obtenir la force de travail nécessaire, il arrache les paysans à la terre et les entraîne dans un milieu artificiel 24. »
La mondialisation est donc immanquablement celle de l’urbanisation, de la déforestation... et des zoonoses. Pendant ce temps, l’Union Européenne a engagé un Green New deal fondé sur la délocalisation de ses nuisances à l’étranger, y favorisant la déforestation et l’empoisonnement des sols, notamment pour importer des biocarburants (dans l’espoir de suppléer à la déplétion des ressources pétrolières) 25. Et la Covid-19 permet, grâce au management de crise, d’accélérer l’adoption arbitraire de la 5G, alors que le numérique est dépendant de l’industrie minière, qui participe activement à la déforestation : « A l’heure actuelle, plus de 60% des matériaux extraits dans le monde proviennent de mines de surface, qui provoquent la dévastation des écosystèmes où elles sont installées (par la déforestation, la contamination et la dégradation de l’eau, la destruction d’habitats) 26. » Si l’énergie du soleil, de l’air ou de l’eau sont écologiques, les éoliennes, les panneaux solaires et les batteries électriques ne le sont en aucun cas. Ils supposent l’extraction « de plus de ressources minérales en une génération que durant les 70 000 ans précédents. »
La « matérialité » de l’« immatériel » numérique (terminaux des usagers, infrastructures, centres de données) n’est pas en reste. Sa fabrication est « énergivore, polluante, consommatrice de ressources et génératrice de déchets, étroitement associée aux industries minières et métallurgiques, chimiques et pétrolières ». Et son fonctionnement, qui représente 10 % de la consommation mondiale d’électricité, émet d’ores et déjà plus de gaz à effet de serre que le trafic aérien mondial 27. Il semblerait donc que, sur ce point, le dilemme soit tranché : ce sera le développement durablement « augmenté »... et les pandémies (entre autres). Jusqu’à ce qu’elles deviennent, dans tous les sens du terme, ingérables (rien ne permet, déjà, d’être assuré qu’il y aura un « après » Covid-19 : nous verrons...).
L'industrialisme, les pandémies à venir et les imbéciles
À la sortie des deux guerres mondiales, Georges Bernanos écrivait un court pamphlet, dans lequel il observait qu’à partir de la première révolution industrielle, les perfectionnements technologiques continus (la « Technique ») servaient l’adoration universalisée du Dieu-argent et l’objectif de puissance poursuivis par tous les États sans exception, quelle que soit leur idéologie (libérale, fasciste ou « communiste »). Et que cette course à la puissance développait en elle-même, par-delà ces idéologies, des capacités d’autodestruction qui échappaient à la responsabilité, pétrifiaient la sensibilité et entravaient la liberté. Les imbéciles, pour lui, ne sont pas les ignorants, mais tous ceux qui soutiennent, malgré l’accumulation des catastrophes provoquées par la Technique (et la liste, depuis 1945, n’a fait que s’allonger), que ses progrès sont aussi naturels (obligatoires) que bienfaisants.
C’est pourquoi « La civilisation des Machines est la civilisation des techniciens, et dans l’ordre de la Technique un imbécile peut parvenir aux plus hauts grades sans cesser d’être imbécile, à cela près qu’il est plus ou moins décoré [diplômé]. »
Laissons-lui les mots de la fin : « Sommes-nous des êtres conscients et libres, ou des pierres roulant sur une pente ? (...) Lorsqu’on dit : revenir de ses erreurs [ou de ses illusions], cette expression ne signifie nullement un retour en arrière. Mais on devrait évoquer bien plutôt l’idée d’un changement de direction dans la marche en avant 28. »
Jacques Luzi, maître de conférences en économie. Il est l'un des animateurs de la revue Ecologie & Politique.
1 G. Rist, L’économie ordinaire entre songes et mensonges, Les Presses de SciencesPo, Paris, 2010, p. 150-151.
2 Ces données brutes ont été récupérées sur cascoronavirus.fr
3 C. Izoard (Revue Z), « Cancers : l’incroyable aveuglement sur une hausse vertigineuse », reporterre.net, 14 septembre 2020.
4 F. Gouget, « Confinés, délivrés ? Réflexions par-delà la pandémie », L’Inventaire, n°10, Automne 2020, p. 7-44.
5 Pour preuve, voir le « Rapport d’information fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective sur les nouvelles menaces des maladies infectieuses émergentes », daté de 2012 [senat.fr/rap/r11-638/r11-6381.pdf].
6 Pour les États-Unis, voir C. Hedge, « Biden et Trump ne sont qu’un symptôme de l’effondrement de notre empire », les-crises.fr, 7 novembre 2020 : en un an, la faim dans les ménages américains a triplé, la proportion d'enfants américains qui ne mangent pas à leur faim est 14 fois plus élevée. Les banques alimentaires sont débordées. Le moratoire sur les saisies et les expulsions a été levé alors que plus de 30 millions d'Américains sans ressources risquent d'être jetés à la rue. La France n’est pas en reste : secourspopulaire.fr/pauvrete-precarite-pp 7 « Démasqués, les profiteurs du Covid ! », La Canard enchaîné, 4 novembre 2020.
8 A. Schopenhauer, Pensées et fragments, Slatkine Reprints, Genève, 1979, p. 207.
9 I. Illich, « Un facteur pathogène prédominant : l’obsession de la santé parfaite », Le Monde diplomatique, mars 1999.
10 G. Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presse de Sciences Po, p. 26-36 (chaque élément de cette définition est commenté par l’auteur).
11 J. Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, 2020.
12 A. G. Cohen, « Néolibéralisme et pandémie. Entretien avec Barbara Stiegler », terrestres.org, 26 juin 2020. Voir, également, B. Stiegler, « « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique », Gallimard, Paris, 2019.
13 Pour la citation, voir U. Beck, « La politique dans la société du risque », Revue du Mauss, 2001, n°17, p. 376-392.
14 Voir C. Castoriadis, pour qui le noyau imaginaire central du capitalisme est celui de la maîtrise rationnelle illimitée, aussi bien de la nature que de la société. Il relie cet imaginaire avec « un des traits les plus profonds de la psyché singulière – l’aspiration à la toute-puissance », Figures du pensable. Les Carrefours du labyrinthe VI, Seuil, Paris, 1999, p. 72-73. Dans les faits, il n’existe pourtant qu’une « pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle »...
15 A. G. Gargani, L’étonnement et le hasard, Éditions de l’Éclat, 1988, Paris, p. 99.
16 Voir H. Arendt, « Vérité et politique », dans La crise de la culture, L’Humaine condition, Quarto Gallimard, Paris, 2012 [1967], p. 788-820. Les pages renvoyant aux citations sont mises entre parenthèses.
17 R. Garcia, « Marx, les Lumières et la science : inventaire en réponse à José Ardillo », L’Inventaire, n°10, Automne 2020, p. 74 et suivantes.
18 N. Postman, Se distraite à en mourir, Nova Éditions, 2010 (1985).
19 H. Arendt, « Le totalitarisme », in Les origines du totalitarisme, Paris, Quarto Gallimard, 2002 [1951], p. 634.
20 N. Postman, Technopoly. Comment la technologie détruit la culture, L’Échappée, Paris, 2019, p. 88 : « Pour définir la Technopoly, on peut donc dire qu’il s’agit d’une société qui ne dispose plus d’aucun moyen de défense contre l’excès d’information ».
21 Le résumé de ce rapport est disponible sur ipbes.net/pandemics, 29 octobre 2020 (c’est moi qui traduis).
22 Je ne reprends ici que les principaux éléments de J. Luzi, « La Covid-19 comme catastrophe industrielle », lalterite.fr (ce texte trouve son prolongement dans le récent livre de Lucile Leclair, Pandémies, une production industrielle, Seuil, Paris, 2020).
23 Pièces & Main d’œuvre, « Un virus d’origine scientifreak ? », piecesetmaindoeuvre.com, 8 juin 2020 ; et « La question de l'origine du SARS-CoV-2 se pose sérieusement », lejournal.cnrs.fr, 28 octobre 2020.
24 J. Ellul, Changer de révolution. L’inéluctable prolétariat, La Table Ronde, Paris, 2015 (1982), p. 49.
25 R. Fuchs, C. Brown & M. Rounsevell, « Europe’s Green Deal offshores environmental damage to other nations. Importing millions of tonnes of crops and meat each year undercuts farming standards in the European Union and destroys tropical forests », nature.com, 26 octobre 2020. 26 L’industrie minière : impact sur la société et l’environnement, Mouvement Mondial pour les Forêts Tropicales, Montevideo, 2004, p. 18, wrm.org.uy/fr/
27 G. Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2018, p. 214 ; P. Bihouix, « Consommation énergétique et cycle de vie des objets numériques : quels impacts environnementaux », Passerelle, n° 21, 2020, p. 87-94 ; B. Monange et F. Flipo (dir.), « Extractivisme : logiques d’un système d’accaparement », Écologie & Politique, n° 59, 2019.
28 G. Bernanos, La France contre les robots - Révolution industrielle et technologique, AOJB, 2019 (1947), p. 83-84. Sur la conscience et la liberté, voir J. Luzi, « Lettre à mes « amish » de PMO à propos de Lumières de Macron » (piecesetmaindoeuvre.com, 7 octobre 2020). Et sur le changement de direction, voir A. Berlan et J. Luzi, « L’écosocialisme du XXIe siècle doit-il s’inspirer de Keynes ou d’Orwell ? » (mediapart.fr, 17 octobre 2020).
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