jeudi 31 mars 2016

Carte de loin (3)



S-C., le 30 mars 2016.

Je quitte le hameau de P., quatre maisons aux portes serties de vigne construites au pied du causse. Je grimpe bientôt à l'ombre d'une forêt de châtaigniers et de hêtres et, à mi-pente, débouche sur un grand champ où paît une centaine de brebis aux yeux cerclés de noir. Sous un chêne, près d'abreuvoirs en aluminium, le berger, un jeune type blond d'une trentaine d'années, dispose des blocs de sel. On se salue et entamons la conversation sans façon. 

Vêtu d'un bleu de travail, de bottes en caoutchouc et d'un tee shirt, il a croisé les mains sur son torse et garde le regard fixé sur les brebis. Comme beaucoup de paysans que je connais, il est d'une pudeur que poivre un accent dont la rugosité est prompte à la saillie. La sympathie est immédiate. Il est né à F., comme moi, et sa famille habite le hameau depuis plusieurs générations. Il a repris l'exploitation de son père il y a sept ans et se plait dans ce métier qui n'est pas dépourvu de solitude. « Quelle fille a envie de se marier à un paysan, aujourd'hui ? ». 

Bien sûr, nous parlons du prix de la viande et des difficultés que connaît la branche ovine. Les règlementations européennes le désarçonnent. Même si je sens chez lui un certain fatalisme, il est révolté par le puçage obligatoire de ses brebis. Il lève un index vers le ciel : « Vous vous rendez compte : ils peuvent suivre mon troupeau par satellite ! ». L'image déplaisante de cet espion arien plane un moment au-dessus de nos têtes. À cet instant, nous nous rappelons ce qu'est notre monde : une sphère bourdonnante sans centre ni périphérie qui fait de ce coin de bois l'illusion d'un refuge. Les syndicats ne font pas grand chose. Il ne se sent pas écouté. Il ajoute alors quelque chose qui me cloue : « J'ai lu La lettre aux paysans de Giono, c'est vrai ce qu'il écrit. ». Je lui demande comment il est arrivé à lire ce texte. Il me réponds qu'un ami lui a offert le bouquin et que, bien que sceptique au début, il a été conquis par les mots de l'écrivain. « C'est un type qui a compris ce qu'était un paysan ». Une bouffée de joie m'envahit à entendre les mots du poète ainsi confirmés par cet homme. Je comprends le sentiment de solitude qu'il doit éprouver dans une réunion de la FNSEA... 

Les brebis se sont rapprochées, sans doute attirées par le sel. J'ai encore un peu de chemin à faire avant la nuit. Nous échangeons deux ou trois mots puis on se sert la main. Il regagne son champ, je reprends mon ascension vers le plateau alors que se mélangent en moi les sentiments d'incomplétude et d'émerveillement qui me hantent chaque fois que je sors d'une bonne rencontre. Le causse apparaît peu à peu avec le vent. Je m'engage sur un chemin environné de muret en pierres sèches. Devant moi, un horizon de collines m'offre le ciel. Allons, j'ai encore assez de soleil pour rejoindre ma destination.

lundi 28 mars 2016

Carte de loin (2)





L., le 28 mars 2016.

La petite départementale serpente entre des champs de vignes et des bois d'yeuses. Nous roulons au milieu de ce paysage que Marc connaît bien. Il est né ici et, pendant 30 ans, en a parcouru les routes pour le compte d'une compagnie d'assurance. 
 
A sa retraite, il a été élu conseiller municipal à L. et a pu mesurer la part d'impuissance du politique face aux intérêts particuliers. Pourtant, malgré son âge et une retraite confortable, il ne s'est pas résigné à abandonner la res publica. Il est visiteur de prison et se rend régulièrement dans les maisons d'arrêt du pays. Je sais qu'il va de temps en temps Paris où il a pris quelques responsabilités dans les instances de cette association. Marc me fait penser à un romain de l'antiquité : le cheveux court et blanc, la peau halée, cet homme mince s'exprime avec la sobriété de certaines lettres de Pline le jeune lorsqu'il écrivait de sa villa de Stabies. Nous allons débroussailler les alentours de son cabanon qui se trouve près de T. Je devine l'attachement qu'il porte à cet endroit par le soin qu'il met à l'entretenir avec son épouse loin des tracas de la civitas
 
Quelques villas annoncent Marc que nous traversons bientôt. C'est un joli village de 3000 âmes perché sur un promontoir dominant l'A. Quelques rues en pente s'étoilent depuis des placettes ombrées par des platanes et une église au beffroi rectangulaire caractéristique des villages de la région. Avec les artisans et les fonctionnaires, vivent ici de vieilles familles paysannes qui cultivent encore la vigne et l'olive autour de la commune. 
 
Marc me montre sa maison natale. C'est un petit immeuble ocre du XIXe situé au milieu de la rue principale. Trois locataires lui permettent d'entretenir ce lieu où il a vécu une enfance entre deux parents qui ne s'aimaient pas et, plus tard, dans une pension tenue par des religieux qui furent l'origine du solide anticléricalisme qui le caractérise chaque fois que nous parlons de religion. 
 
A la sortie du village, nous nous garons devant la coopérative viticole pour y acheter quelques bouteilles. Le bâtiment, construit dans les années 30, a été refait récemment : on a enlevé le crépi pour dénuder les pierres et une grande porte vitrée permet au visiteur de distinguer, depuis le parking, les cuves et les bouteilles qui y sont entreposées. Là, chaque année, Marc fait presser les raisins de l'hectare qui s'étend devant son cabanon. Cinsault, Syrah et Mourvèdre composent un vin léger que nous boirons à midi. 
 
Après quelques kilomètres, nous arrivons au cabanon. Je suis frapppé par la beauté du lieu. La petite maison de pierres sèches est bâtie à mi-pente d'un vallon où vignes, pins et restanques cohabitent harmonieusement. Nous descendons de la voiture et je pense à Giono qui disait que tout le bonheur des hommes est dans de petites vallées. Marc sourit, conscient du charme qui saisit chacun des visiteurs qu'il amène ici. D'un geste auguste, et décidément très romain, il m'indique la vingtaine d'oliviers qui lui fournit, chaque année, quelques litres d'une huile très douce qui fait merveille dans une salade.

Nous sortons les outils de la camionnette. Machettes, sécateurs, rotofil, tronçonneuse... Les deux restanques qui surplombent la petite construction n'ont pas été nettoyées depuis cinq ans. La garrigue a repris ses droits : cistes et pistachiers, enserrés dans une salsepareille tenace, voisinent avec des buissons de chênes kermès. Nous nous mettons au travail pour profiter de la fraîcheur du matin et progressons bientôt dans les senteurs des buissons de thym que nous foulons au fur et à mesure de notre avancée. 
 
A midi, nous déjeunons sous la tonnelle du cabanon et c'est un plaisir que de se réjouir ici un verre de vin à la main. Le soleil de mars n'est pas mordant, le dos appuyé au mur du cabanon, je peux étendre mes jambes sous sa chaleur bienfaisante. Chaque fois que je porte le verre à ma bouche, je sens l'odeur de sève qui imprègne mes mains. Le silence nous enveloppe car il est trop tôt pour les cigales et, depuis que nous sommes ici, je n'ai vu passer qu'une seule voiture sur la petite route qui passe en contrebas. 
 
À deux heures, nous reprenons le travail pour couper à la machette les derniers buissons qui ont échappé au rotofil. J'en profite pour ramasser les pierres qui ont chu des murets. Lorsque le soleil effleure le sommet des pins, nous avons dégagé la totalité des deux restanques. Au milieu de l'une d'elle, Marc a épargné deux oliviers sauvages. "Je les grefferai dans quelques jours, dit-il". Le travail est terminé. Dans le vallon, l'air s'est fait bleuté, annonçant l'arrivée de la fraîcheur nocturne. Il est temps de rentrer.



mercredi 23 mars 2016

Pour un boycott actif de l'élection présidentielle




Il faut lancer, non pas une «primaire» mais une campagne de boycott de l’élection présidentielle pour délégitimer la structure actuelle du pouvoir.

Pourquoi une «primaire» à gauche ? La première motivation de ceux qui l’ont proposée est d’éviter de voir imposer à la gauche un candidat calamiteux et qui a fait ses preuves. Il s’agirait de donner à cette élection et donc, plus largement, à l’institution de la présidence élective, davantage de légitimité démocratique, en soustrayant le choix du candidat aux seules manœuvres tortueuses de l’appareil des partis.

Ces objectifs sont largement illusoires. Quel que soit le candidat choisi, on peut être sûr que, s’il est élu, il fera le contraire de ce qu’il a promis. Et puis, ce n’est pas une primaire ouverte qui conférera un caractère authentiquement démocratique à une institution d’inspiration profondément bonapartiste. En France, le pouvoir du président n’est limité par aucun contre-pouvoir réel, surtout depuis que la réforme constitutionnelle, qui a ramené la durée du mandat de sept à cinq ans, a pratiquement mis le président à l’abri du risque de «cohabitation».

Mais, aujourd’hui, le caractère non démocratique - en fait, antidémocratique - du système de pouvoir dans les pays développés tient à des causes infiniment plus profondes que le vice des institutions. C’est que le fonctionnement de la démocratie représentative se trouve radicalement faussé : le président et plus généralement les élus du pouvoir central agissent moins que jamais en tant que mandataires de leurs électeurs mais en tant que fondés de pouvoir du capital (les grosses sociétés, les banques et leurs organes bureaucratiques), comme le démontrent les politiques dites de «réforme» des gouvernements successifs. Certes, la démocratie représentative constitue dans son principe même - la représentation - une aliénation de la «souveraineté populaire» ; et quant à son rôle de courroie de transmission des injonctions du capital, il lui est consubstantiel. Mais la démocratie représentative était née d’un compromis négocié dans le sang des révolutions du XIXe siècle entre les exigences dictatoriales du capital et l’aspiration profonde des couches populaires à la maîtrise de leur vie et de leur destin collectif : aux détenteurs et aux gestionnaires du capital, la domination des rapports de production et d’échange et l’essentiel de la richesse ; aux citoyens prolétaires, certains droits limitant l’arbitraire capitaliste, une part, toujours à défendre, de la richesse produite par eux, la responsabilité de maintenir la paix civile et sociale, l’impôt du sang et une «souveraineté» politique en grande partie formelle. Aujourd’hui, il semble que le capital juge encombrantes ces institutions et parasitaire l’exercice de la «souveraineté du peuple», même tenue en lisière par le système représentatif…

La crise grecque a fait éclater au grand jour et avec une évidence théâtrale la rupture de ce compromis. Les personnages y ont joué crûment leurs rôles : mépris insondable des gestionnaires du capital pour la «souveraineté populaire» et inconsistance des représentants de celle-ci, qui se sont finalement comportés comme s’ils étaient profondément convaincus de l’insignifiance de leur légitimité démocratique…

Qu’on ne nous rabâche plus que capitalisme et démocratie libérale - le couple suffrage universel et «droits de l’homme» - sont génétiquement associés. Les contre-exemples abondent, à commencer par celui de la Chine. Mais sans chercher si loin : quand la France, les Pays-Bas et l’Irlande votent «mal», le pouvoir n’en tient aucun compte ; quand la «sécurité» entre en jeu, ce sont les pouvoirs de police qui se renforcent, et les libertés qui trinquent.
On peut se demander si cette perte de consistance des institutions prétendues démocratiques ne se répercute pas, chez ceux qui peuplent ces instances, en une inconsistance intellectuelle et morale. Le niveau des débats entre les candidats républicains à la présidence du plus puissant Etat du monde a de quoi nous donner froid dans le dos…

En France, on n’en est certes pas là, mais quelle médiocrité ! Face à l’énormité des problèmes ou des crises imminentes, une rhétorique creuse, une sottise rusée. Alors, à quoi bon une «primaire», si c’est pour avoir à choisir entre la peste et le choléra, ou entre tel et tel petit politicard, d’un sexe ou de l’autre.

L’impasse actuelle rend opportune une remise en cause du système politique - ou antipolitique - existant. Il faut lancer, non pas une «primaire» mais une campagne de boycott de l’élection présidentielle pour délégitimer la structure actuelle du pouvoir. Mais pour, du même coup, redonner un sens à la souveraineté populaire, il faut aussi que ce boycott ne se limite pas à l’abstention ou au vote blanc, mais débouche sur une intervention démocratique positive et que les partisans du boycott se regroupent, forment des comités et débattent, non pas du choix d’un individu, qui irait exercer le pouvoir à notre place, mais des transformations de l’organisation politique et sociale, qui redonneraient à chacun d’entre nous les moyens d’une existence décente et une prise sur notre destin collectif.

Par Hélène Arnold Traductrice Daniel Blanchard Ecrivain, traducteur Jacques Blot Auteur, comédien Jacques Signorelli, Michel Veyrières, Laurent Rivierretous sont d’anciens membres de Socialisme ou Barbarie et Fabien Vallès Compositeur Claire Lartiguet Professeure Richard Wilf Journaliste Jacques Duvivier Conseiller aux prud’hommes Gianni Carrozza Animateur de «Vive la sociale» sur FPP (106.3) Pierre-Do Forjonnel Enseignant retraité, ancien du 22 mars.

boycottactif@gmail.com


par le COMITÉ POUR UN BOYCOTT ACTIF DE L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE

lundi 21 mars 2016

Carte de loin (1)

 

L. le 19 mars 2016. 

Il y a cette gémellité, magie immédiate qu'il est difficile de dissiper, image trompeuse car les soeurs, sous certains aspects, ne se ressemblent pas du tout. 

Il faut creuser un peu, s'attarder chez elles, comme je l'ai fait, pour cerner leurs contours et découvrir que Karine a en elle une noirceur qui, de l'avis même de ses intimes, détonne : pour elle, le verre, à moitié vide, est empli d'une eau saumâtre. Lorsque je la regarde, je ressens, avec un plaisir frissonnant, le souffle des hauteurs abandonnées – c'est un automatisme poétique : le visage de Karine évoque un sommet que j'ai escaladé, quelques années auparavant, au plus désolé des alpes provençales. À trois milles mètres d'altitude, sur ce vaste crane de pierre dénudée où le vent sciait les yeux, j'avais goûté le plus vif de cette solitude et éprouvé l'absence de toute présence divine, la preuve de l'irrémédiable solitude de l'homme. J'avais éprouvé cette ascension comme un avertissement : la désolation ne s'offre qu'aux athées conséquents. 

A mes yeux, Karine traîne avec elle un monde aux enveloppements ténébreux où les événements fonctionnent à l'instar de pieuvres aux yeux de soie. C'est un univers fait de velours dangereux, de ciels tourmentés, d'espoirs battus en brèche, tout un barnum d'effets atmosphériques qui donne à sa présence la beauté d'une entrée de tempête. 

Quant à Lucile, c'est évident : elle est le lendemain de cette tempête, le signe que tout déchainement aspire au nirvana et que les gouttes d'eau qui perlent aux aiguilles des pins peuvent transcender leur état de fouet pour accéder à celui de perles. Lucile n'est pas seulement douce, elle sourit avec précaution, déposant sur les êtres et les choses un or qui rassérène. J'adore sa façon de saisir les choses avec une curiosité qui hésite entre l'émerveillement et un clin d'oeil à la « vous-m'avez-compris ». 

 

mercredi 16 mars 2016

On a fait son baluchon...



...et on va se balader dans le monde réel, faire quelques rencontres, discuter un peu, couper du bois, prêter la main aux amis et aux inconnus, gravir deux ou trois collines pour voir ce que ça donne. Pour le courrier, laissez tout au bar du coin qui transmettra. J'enverrai une carte de temps en temps. 
Love.

Ba-be-bi-bo-bu


Il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau.

Jean-Jacques Rousseau


lundi 14 mars 2016

Le concept de normalité



- Est-ce que Bastide était fou ?
- D'une certaine façon, j'envie sa vie fantasmatique. Certains de mes patients paieraient cher pour posséder un intérieur si chatoyant.
- Chatoyant ?
- Rien de moins que de vaincre la mort par l'amour ! Vous en connaissez beaucoup des trentenaires qui se baladent avec de tels rêves en poche ? S'il fallait enfermer tous ceux qui aiment les morts ! J'ai lu, quelque part, une phrase qui répondrait à votre question à la façon d'un billard à trois bandes : « Pourquoi vouloir nous tuer alors que nous sommes déjà morts ? ».
- Vous, les psys, je ne vous comprendrais jamais, grogne Guimard.
- Ne vous dépréciez pas, Guimard. J'ai lu vos textes, vous êtes parfaitement capable de comprendre mes élucubrations.
- Si vous le dites...
- Ceci dit, si vous voulez un peu de glose psychanalytique, je peux ouvrir la cafetière. Votre Bastide avait peut-être pigé qu'il fallait mieux aimer une morte. Car enfin, qu'est-ce que autrui sinon quelqu'un qui ne cesse de vous glisser entre les doigts. Avec une morte, on résout une part du problème. Et quand je pense à ce que sont les couples aujourd'hui, je me dis que certains, comme Bastide, ont grand intérêt à ne pas se mettre à la colle avec n'importe qui. Ceci dit, il aurait pu sombrer dans la solitude ou se trouver une copine sur internet. Il a préféré aimer une femme qui ne voulait pas disparaître. Qui pourrait l'en blâmer ?
- Quand même, une morte...
- Vous aurez compris que j'ai toujours eu un peu de mal avec le concept de normalité. Mais enfin, on voit bien que la solution de Bastide ne pouvait durer bien longtemps, justement parce qu'elle était collée à l'éternité...
Un silence se fait, troublé par le claquement du briquet de Soleimani.
- Bastide a fini par déserter ce monde, dit-il en exhalant un long nuage de fumée au-dessus des tombes. Et d'une façon qui n'était pas plus infamante qu'une autre. Et je ne parle pas seulement de son suicide.

jeudi 10 mars 2016

Paradigmes






Hossein Solemani, d'un geste typiquement oriental, pause soigneusement son briquet sur le paquet de cigarettes avant de désigner le bout de table où Guimard est assis.
- En voilà un, commence-t-il sans ambages, qui pourrait être le paradigme de ce que nous sommes : deux ou trois manuscrits en attente, des ressources économiques aussi incertaines que mystérieuses, un zeste d'hypocondrie et un désir de révolution qui se cantonne au rythme du clavier. Le tout, enveloppé dans un désespoir lui-même en lambeaux à force d'avoir été ressassé. 
Du talent ? Sentez-vous du talent chez cet homme ? J'ai lu un de ses manuscrits. Cela s'appelle Les frontières du nord. Je ne sais qu'en dire et je ne suis pas encore assez saoul mais je vais risquer un jugement à jeun, cela vaudra ce que cela vaudra. Il a du talent, un talent des marges, un talent qui promet sans jamais se commettre avec certaines formes du réel. Regardez-le pointer son index vers la petite Paulet : il y a de la hargne chaque fois qu'il veut s'expliquer, ne serait-ce que pour défendre ses goûts en matière de boissons. C'est la hargne du réprouvé, de celle qui s'injecte dans un correcteur d'orthographe. 
Est-il original ? Sommes-nous originaux ? Si oui, nous possédons cette originalité qu'arborent les écrivains inconnus : une morale qui se tient en dehors de l'hypocrisie actuelle. Finalement, je me demande si cette morale là ne constituerait pas elle-aussi un créneau, une zone de marchandisation possible. Il y a une telle demande... 
Ceci dit, regardez ses mains, sa façon de boire son verre de vin, cette bedaine, ce regard vif. C'est un animal à sang chaud. Un viveur un peu forcé qui jugule ses peurs sur l'écran de son ordinateur. Qu'est-ce que l'écriture pour lui ? Pour nous ? Une adhésion sincère au pouvoir de l'encre ? Allez savoir... 
Je ne sais plus quel mexicain disait que malgré la jungle des câbles, la forêt des antennes et des paraboles, il faut continuer à écrire dans l'espoir qu'au milieu de ce bordel quelqu'un nous lira. Une mystique ? L'unique solution de repli face aux défaites que nous prenons dans les dents depuis cent ans ? Une lâcheté qui se dissimulerait derrière des imprécations radicales virant au calembour à force d'avoir été répétées ? J'aime bien le regarder car il boit comme s'il ne devait plus jamais boire. Cela me trouble. Cela me fait penser qu'il y a quelque chose du noyé chez Guimard. Il faut dire que je vois des noyés partout en ce moment, des femmes et des hommes submergés par l'absence de solution. Leurs cadavres flottent parfois entre deux eaux, le plus souvent échouent sur les plages de Méditerranée comme sur les chaises de cette cave où, âmes errantes que nous sommes, nous avons échoué. 
Pourtant, je dois l'admettre, nous bougeons encore. Nous respirons. Nous racontons des histoires. Nous noircissons carnets et écrans à la recherche de je ne sais quoi. La vérité ? Comme vous, ce genre de mot me donne des aigreurs d'estomac. Je me sens toujours assez petit garçon quand quelqu'un les ramène sur la table. Soyons plus modestes. Je parierais que nous cherchons surtout un lecteur attentif. Quelqu'un qui mêlera ses erreurs aux nôtres pour que nous puissions donner un sens aux mots que nous avons empilé là. L'intégrité? Regardez Guimard, il est amoureux d'Ampus, cela crève les yeux tout autant que le poids qu'il a perdu depuis qu'il la connaît. Il fait un régime, je vous l'assure ! Pourtant, je ne suis pas certain qu'il ne cèderait pas au sirènes d'un autre éditeur si par hasard celles-ci venaient lui chanter les mirages d'une publication. Et alors là, l'amour... Il ne resterait sans doute de son élan qu'un peu d'encens qu'il n'aura pas eu le temps de brûler. 
Je suis un persifleur et cela n'est pas très respectueux lors d'une première rencontre. Mais enfin, que faisons-nous ici sinon des ronds de jambes en prenant des airs de cul-de-jatte ? Suis-je aussi hypocrite que j'en ai l'air ? J'aime bien Ampus mais j'ai compris que la soif qui la taraude n'est pas très différente de la notre. Vous voyez la façon dont elle est assise ? Le buste en avant, les mains ouvertes, le regard prêt à caresser tout ce que nous lui lançons. Vous avez vu comme elle s'offre ? Pour quelqu'un comme moi, s'en est presque gênant et pourtant, croyez-moi, j'ai suffisamment souffert entre les mains des Gasht e Ershad pour ne pas m'offusquer d'une femme avenante. C'est peut-être parce que, à s'offrir ainsi, elle agite en moi l'antique chiffon de la dette. Et qui dit dette, dit reconnaissance. La reconnaissance, nous la lui devons. Après tout, elle s'aventure à publier des textes qui feront retour et pilon de façon certaine. Financièrement, il aurait été plus pratique pour elle de donner son argent au premier mendiant venu... 
Ceci dit, durant les quelques mois où fonctionnera son entreprise, notre chère Ampus existera bien plus fortement que lors de la plus brûlante de ses escapades amoureuses. Nous lui donneront bien plus que ce pourrait lui offrir le meilleur des amants. Regardez-nous, regardez ce lieu : elle n'a rien choisi au hasard, nous voici dans l'éternel salon des refusés, des âmes mort-nées qui lui doivent une partie de ce qu'elles sont. Ne faites pas cette moue. Même si je vous sens plus rétif que les autres, j'ai bien vu, qu'à son entrée, vous prononciez la même prière muette que nous tous : voudra-t-elle encore de moi ? 


mardi 8 mars 2016

Que faire ?



Une revue universitaire vient de nous poser l’une de ces questions qui remplissent les bibliothèques de livres et les penseurs d’angoisse depuis 1945 : « Quelle forme est-il encore envisageable de donner à la résistance ? Peut-on espérer voir se lever les populations superflues contre le capitalisme technologique et ses soutiens politiques ? »
Il faudrait pour répondre à pareilles questions avec une certitude scientifique, maîtriser la théorie du chaos et connaître la situation dans toutes ses conditions initiales et toutes les chaînes de réactions qu’elles peuvent déclencher. Heureusement, ni les big data, ni les logiciels des sociologues et de la Rand Corporation, malgré tous leurs modèles, ne peuvent encore traiter l’avenir comme un mécanisme programmé.
Le plus sage serait de dire, oui, on peut espérer un tel soulèvement, mais ses formes, par nature, sont indéterminables, et c’est d’ailleurs ce qui en fera un véritable soulèvement et lui donnera une issue possible. Nous n’obéissons à nul destin. Tant qu’il y aura de la vie et de l’humain, l’irréductible liberté nous ouvrira une issue de secours.

La suite est sur le site de Pièce & Main d'Oeuvre


Distique élégiaque



Nil nimium, studeo, Caesar, tibi uelle placere
Nec scire utrum sis albus an ater homo.

Je n'ai pas plus envie de chercher à te plaire, 
César, que de savoir si tu es blanc ou noir.

Catulle

Radio libre


J'écoute une des dernières « radios libres » du coin. Il n'y a pas de publicité et, en dehors de ce qui est dit sur ses ondes, et qui, par sa charge critique la place résolument en dehors de ce que l'on entend sur les radios privées et d'état, deux choses me frappent à son écoute. 

La première : le rythme des émissions adopte une marche qui n'est jamais précipitée. L'enchaînement des séquences, et tout particulièrement des chansons, se fait avec une certaine indolence et il y a toujours quelques secondes de silence entre l'annonce d'une chanson et sa diffusion. Ce « blanc » là serait, non seulement considéré comme une hérésie, voire une faute professionnelle sur une radio périphérique ou nationale, mais serait aussi perçu désagréablement par les auditeurs à la façon d'une panne technique ou comme « quelque chose qui ne va pas ». Sur ma « radio libre », ce blanc là m'apparait comme une respiration bienvenue dans l'existence sans temps morts qu'est la vie contemporaine. Ainsi, lorsque l'animateur annonce Out fort the week-end et que j'entends ces quelques secondes de silence puis le bruit du diamant se poser maladroitement sur le micro-sillon avant que la voix de Neil Young ne résonne dans mes oreilles, cela m'apparait alors comme tout aussi revendicatif et critique de l'état actuel des choses que les propos des animateurs.

Seconde impression : la satisfaction que j'éprouve à entendre le ton des animateurs de cette radio. C'est le ton d'une conversation entre égaux, le discours d'un individu qui appuie son discours sur aucune autre autorité que lui-même, au risque, bénéfique, d'être contredit. On est loin de la parole de l'expert, du journaliste, du politicien, de l'intellectuel médiatique ou de l'animateur professionnel. Ici, ce ton possède la chaleur de la parole humaine. Parfois maladroite, souvent mal assurée (certains « heu » sont les virgules du doute), elle laisse la possibilité à l'auditeur de la nier, de la critiquer, voire de s'en défier si ce n'est de l'apprécier pour ce qu'elle est : la parole de quelqu'un qui en sait, à peine, plus que vous. Tout le contraire des intervenants professionnels à l'efficacité si quotidienne dont l'exemple le plus caricatural est le ton péremptoire, et les accentuations parfois comiques, des journalistes économiques qui semblent, même quand il s'agit de dire littéralement n'importe quoi, toujours absolument concernés et informés. Un ton qui fonctionne surtout comme une manière d'auto-vérification permanente de leur importance. Et vient toujours, à l'écouter, l'idée qu'ils doivent immanquablement causer ainsi à leurs proches lorsqu'ils demandent le sel. 

Je pense alors, pour finir, à cet extrait du livre de Pierre Eyguesier, Psychanalyse négative, qui traite de ce ton là : […] la langue est imprégnée, à un très haut degré dont elle n'est pas consciente elle-même, par le monde de la technique, de l'efficacité, de la rationalité et de la prévisibilité. J'aurais pu aussi citer Marthe Robert, qui la première s'est inquiétée de la rigidité du ton, de cette façon qu'ont les hommes et les femmes qui parlent au poste, de télé ou de radio, d'adopter tous la même musique, d'insister par exemple sur certains mots soi-disant plus significatifs pour le message, mais dont l'effet sur les têtes qui les écoutent est proprement débilitant (si on fait sentir sur quel mot je dois faire porter mon attention, c'est parce que je ne suis pas en mesure d'en décider seul, donc je suis débile). »

lundi 7 mars 2016

Dissiper l'ombre de l'angoisse




La règle fondamentale ne peut être mise en oeuvre qu'à la condition que l'analyste ait fait entendre à son analysant potentiel à quel point il est en rupture avec cet ordre social qui conduit les sujets au mutisme, à la panique face à la « pause » que son silence réalise. C'est ainsi que se dissipera peut-être « l'ombre de l'angoisse qui s'étend lourdement sur tout ce qui reste de discours ». Compte tenu de tout cela, on admettra que l'analyste doive aujourd'hui donner de la voix, qu'il prête éventuellement des livres, et qu'il n'ait pas peur d'entraîner son patient sur les rayonnages de sa bibliothèque mentale, si possible élargie à d'autres auteurs que les maîtres de la psychanalyse...

Pierre Eyguesier, Psychanalyse négative.

On lira avec profit l'excellent article du Moine Bleu consacré à ce livre. De même, on pourra aussi lire l'interview de Sébastien Dupont sur ce qu'il nomme l'autodestruction du mouvement psychanalytique.

jeudi 3 mars 2016

Années




Et en effet les femmes qu'on n'aime plus et qu'on rencontre après des années, n'y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussi bien que si elles n'étaient plus de ce monde, puisque le fait que notre amour n'existe plus fait de celles qu'elles étaient alors, ou de celui que nous étions, des morts ?

Marcel Proust, Le temps retrouvé.

Pier Paolo & Orson



mercredi 2 mars 2016

Chez Casto




L'aliénation trouve ses conditions, au-delà de l'inconscient individuel et du rapport inter-subjectif qui s'y joue, dans le monde social. Il y a, au-delà du "discours de l'autre", ce qui charge celui-ci d'un poids indéplaçable, qui limite et rend presque vaine toute autonomie individuelle. C'est ce qui se manifeste comme masse de conditions de privation et d'oppression, comme structure solidifiée globale, matérielle et institutionnelle, d'économie, de pouvoir et d'idéologie, comme induction, mystification, manipulation et violence. Aucune autonomie individuelle ne peut surmonter les conséquences de cet état des choses, annuler les effets sur notre vie de la structure oppressive de la société où nous vivons.

Cornélius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société

Bona & André


mardi 1 mars 2016

Verre à vitre




Tous les écrivains sont vaniteux, égoïstes et paresseux, et à la racine de ce qui les pousse à écrire réside un mystère. Écrire un livre est une lutte horrible et épuisante, c'est comme un long accès d'une douloureuse maladie. Personne ne voudrait jamais entreprendre une tâche pareille s'il n'était poussé par quelque démon irrésistible et incompréhensible. Pour le peu qu'on en sait, ce démon est simplement ce même instinct qui pousse un bébé à hurler pour qu'on s'occupe de lui. Et en même temps, il est également vrai de dire qu'on ne saurait rien écrire de valable sans livrer une lutte constante pour effacer sa propre personnalité. La bonne prose est comme un verre à vitre.

George Orwell, cité par Simon Leys