mardi 3 novembre 2015

Divertissement royal



Elle ne m'honora ni d'un regard ni d'une parole ; elle fit, sans fioriture, ce qu'elle était venu faire : me donner le sentiment de mon incompétence, de ma pauvreté, de ma vanité, et enfin de ma solitude, car, après la démonstration muette d'une élégance et d'une maîtrise de soi à arracher des « hourras ! », elle s'échappa, d'un glissement qui n'avait plus ni bruit ni forme, gagna la lisière d'yeuses et disparut.
Ce bal eut vraiment le chic de me laisser devant le vide parfait.

Jean Giono, Les récits de la demi-brigade.


 

Fanny


Les couleurs de l'inceste


La thèse que nous soutiendrons ici ? Nous sommes emporté par une profonde transformation du vivre ensemble : passage de la pyramide au réseau, fin du théologico-politique, déclin du Nom-du-Père, effondrement du patriarcat, délégitimation de l'autorité, espoir d'égalité sans limite, tout cela en se conjuguant avec un développement sans frein du logiciel libéral... Et à y regarder de plus près, il nous faudra bien convenir que tous ces phénomènes convergent pour aller tacitement à l'encontre des exigences de l'humanisation et mettre dès lors celle-ci en crise.


Jean-Pierre Lebrun, Les couleurs de l'inceste, Se déprendre du maternel.

Grace


Confiteor


Que les fins de journées d'automne sont pénétrantes ! Ah ! Pénétrantes jusqu'à la douleur ! car il est de certaines sensations délicieuses dont le vague n'exclut pas l'intensité ; et il n'est pas de pointe plus acérée que celle de l'Infini.
Grand délice que celui de noyer son regard dans l'immensité du ciel et de la mer ! Solitude, silence, incomparable chasteté de l'azur ! une petite voile frissonnante à l'horizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon irrémédiable existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ; elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions.
Toutefois, ces pensées, qu'elles sortent de moi ou s'élancent des choses, deviennent bientôt trop intenses. L'énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive. Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses.
Et maintenant la profondeur du ciel me consterne ; sa limpidité m'exaspère. L'insensibilité de la mer, l'immuabilité du spectacle, me révoltent... Ah ! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ? Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi ! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil ! L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu.

Charles Baudelaire, Le « confiteor » de l'artiste, Petits poèmes en prose.