lundi 16 mai 2016

Banalités de base (fin)

 
 
7. Nécessaire utopie

Mais il reste encore maints visages de femme capable de nous émouvoir. Une aube sans propriétaire et des risques à vivre autrement fascinants que les risques économiques… Nous ne nous résignerons jamais. 
 François Lonchampt, Alain Tizon, Votre révolution n’est pas la mienne

Si une revue de critique sociale avait inscrit dans son « cahier de charges » le programme même que Marx se fixait en 18431, à savoir : « la critique impitoyable de tout ce qui existe », nous n’aurions certainement pas éprouvé le besoin d’encombrer les rayons des librairies d’une nouvelle publication. Mais, quand elles ne se complaisent pas dans la feinte, savante et subventionnée dissidence, ou, à l’opposé, dans l’emphase et l’incantation révolutionnaires, les revues existantes nous paraissent avoir succombé au démon du rationalisme pur, de la théorie froide, cette « hideuse idole » moderne qui se sert des hommes pour alimenter la machine à feu du progrès. Ceux qui théorisent, et parfois avec une réelle perspicacité, donnent souvent l’impression d’avoir adopté, par mimétisme, les règles de conduite dont se prévalent les chercheurs : « œil froid et sec », neutralité axiologique, rejet de tout sentiment…, au point que l’on en vient à s’interroger sur les motifs de leur ressentiment.

Marx aurait fait sien le principe de Spinoza : « Ni pleurer, ni rire. Comprendre ». Un autre a pu ajouter que comprendre, c’est déjà pardonner. Pour nous, il s’agit de comprendre le monde dans lequel nous vivons mais sans faire abstraction de nos jugements de valeur, et encore moins avec l’intention de « pardonner ». Nous n’imaginons pas qu’une critique sociale radicale puisse faire l’impasse sur le moment de la révolte. Mais à camper sur ce terrain, on risque de choir dans la « critique moralisante », celle-là même que le système peut absorber et assimiler sans danger pour lui. On ne doit pas pour autant envisager un dépassement de la phase de révolte en laissant accroire que la condamnation de l’ordre capitaliste ne peut être fondée que sur la seule raison. L’histoire a montré que, à prétendre combattre le système sur son terrain de prédilection, avec ses propres armes, on le conforte dans ses fondements plus qu’on ne menace son existence. Cela ne signifie pas qu’il faille congédier la raison : il est simplement question d’admettre ce que le système s’efforce de cacher, en l’occurrence « l’incomplétude de la raison » : la raison est incapable de fonder rationnellement sa propre hégémonie. Chez tout individu, dans toute société y compris la nôtre qui en entretient le culte et lui confère le rôle et le statut d’instance suprême, il y a une part décisive de la conscience et de la vie – l’imaginaire – qui lui est irréductible. La raison doit donc demeurer subalterne, subordonnée à une démarche et à des fins qui, aussi louables soient elles, ne sont pas plus rationnelles que celles poursuivies par des capitalistes, des prêtres ou des savants. En résumé, prolonger, et non dépasser, le moment de la révolte sans perdre de vue les motivations premières sous peine de se laisser prendre au piège de la ratiocination. 
 
A propos d’auteurs qui, comme Swift, cachaient sous le voile d’un cynisme désabusé leur rancœur contre les bouleversements de leur univers, George Orwell notait : « Leurs opinions sont d’autant plus extrêmes qu’ils se savent impuissants à influencer le cours des événements. » Il est un fait que la conviction d’être emportés par un violent mouvement débridé qui promet à l’humanité petites et grandes catastrophes, invite à épouser les thèses les plus radicales, celles qui révolutionnent tout de fond en comble. Mais en quoi une telle attitude serait-elle répréhensible ? On ne saurait pâtir d’un excès de lucidité. Nous voulons bien croire que, dans les situations où, pour des raisons de simple humanité, il est impératif de parer au plus pressé, le sentiment de l’urgence dicte les solutions jugées les plus pragmatiques. Mais bien souvent l’obligation d’agir dans le court terme est invoquée, au nom de l’efficacité et de la dure nécessité, pour justifier quelques prébendes, donner libre cours à sa soif de pouvoir sous couvert d’administrer les choses, et discréditer comme dangereux rêveurs ceux qui, se refusant à gérer le système, entendent traiter les problèmes à leur racine. Ceux-là, qui ne voient de réelles solutions que dans un changement radical des structures politiques, sociales, culturelles, sont considérés comme d’« incorrigibles utopistes », alors que, note Castoriadis, ceux qui ne sont pas capables de voir deux ans plus loin que leur nez sont évidemment des réalistes. Nous ne craignons pas de passer pour des utopistes : eux, au moins, proposent un projet qui, quand bien même serait-il irréalisable, offre des raisons de vivre et de se battre contre toutes les formes d’oppression. On devrait savoir qu’il en va des sociétés comme des individus : à force de les empêcher de rêver, elles finissent par devenir folles .

Se revendiquer ouvertement d’une utopie constitue le prolongement logique et nécessaire de notre critique de la société industrielle. Car il ne s’agit pas simplement d’expliquer contre quoi nous nous battons, mais aussi pour quoi nous nous battons. La référence à une forme idéale de communauté humaine nous offre en outre l’appréciable avantage de nous dissocier de courants de pensée nauséeux. En ces moments obscurs où les traditionnelles oppositions idéologiques paraissent émoussées par l’évolution du monde moderne, la critique radicale et anti-progressiste risque de nous faire rencontrer des auteurs fort peu ragoûtants. Si nous estimons que toute idée susceptible d’alimenter notre réflexion mérite d’être examinée afin d’élargir le libre débat contradictoire, et si, dans cet esprit, nous faisons nôtre le précepte adornien qui consiste à mettre tous les arguments réactionnaires contre la civilisation occidentale au service de l’Aufklärung progressiste tout au moins, de son seul versant émancipateur –, nous veillerons à ce qu’une telle démarche ne nous conduise pas à de fâcheux compagnonnages. 

Pour éviter toute équivoque, notre critique appréhende la société comme un tout indissociable et n’épargne aucune de ses composantes essentielles – technico-économiques, social-politique, idéologico-culturelle : elle vise le règne envahissant de la marchandise, le délire technico-scientifique, le scandale du salariat, la « monstrueuse » institution étatique et ses appareils répressifs et idéologiques (justice, police, armée, école, université, sciences, médias, églises,…), l’exploitation et l’aliénation sous toutes ses formes, l’idéologie de l’« individualisme possessif » et celle du Progrès, le scientisme et l’expertocratie, le spectacle, … et toutes ces idéologies réformistes (citoyennisme, anti et altermondialisme, écologisme, tiers-mondisme, droitsdel’hommisme…) ou réactionnaires (racisme, sexisme, nationalisme, intégrisme,…) qui feignent de contester l’ordre existant. Et, dans le même mouvement, pour que le doute ne soit pas permis, elle dessine les grandes lignes de l’« utopie » à réaliser et des modalités de son accomplissement… même si celui-ci est, de nos jours, renvoyé aux calendes grecques.

Concevoir une forme idéale de société n’exige pas une imagination délirante. Les grands traits en ont été ébauchés avec plus ou moins de bonheur par des faiseurs de mondes rêvés qui ne parvenaient pas à s’accommoder de celui dans lequel ils vivaient. Revisiter ces grands classiques de la contestation sociale est en soi un moyen de réveiller et réhabiliter les espérances de ceux qui, dans le passé, « ont pris les armes contre un monde mal fait » pour bâtir une société à la mesure de leur désir de vivre librement et pleinement. C’est aussi l’occasion d’en corriger les faiblesses et les défauts à la lumière de l’histoire du siècle écoulé. On tient les utopies pour nécessairement irréalisables. C’est là le grief traditionnellement avancé pour les disqualifier et anéantir l’argumentation de leurs auteurs. En fait, la question de leur faisabilité se pose davantage au niveau des forces et des moyens à mobiliser pour leur édification qu’au niveau de leur viabilité. Le plus souvent, les constructeurs d’utopies se sont inspirés de formes d’organisation sociale ayant eu cours dans le passé de leur propre société ou dans des communautés primitives avant que leur culture ne fût détruite par les Occidentaux. L’histoire de l’humanité est assez longue et l’imagination collective des hommes suffisamment grande pour nourrir l’inventivité des bâtisseurs de sociétés idéales. En tentant de discerner ce qui mérite d’être sauvé, de séparer ce qui appartient de droit à l’homme et ce qui est de nature à fournir des armes contre lui à la collectivité , c’est aussi les valeurs auxquelles nous sommes attachés que nous essayons de sauvegarder. Cette tâche est vitale car aujourd’hui le souvenir sensible des anciennes sociabilités et des révoltes passées, quand il n’est pas « remastérisé » par le Ministère de la Vérité, est battu en brèche par la peur et la résignation. On ne négligera donc pas ce qu’il est convenu d’appeler la « tradition » d’autant plus que ceux qui la maintiennent vivante opposent en général la plus forte résistance au rouleau compresseur du progrès…


1 Et qu’il a en définitive abandonné au profit de la « haute théorie » et de la « recherche scientifique » (sic).