jeudi 10 mars 2016

Paradigmes






Hossein Solemani, d'un geste typiquement oriental, pause soigneusement son briquet sur le paquet de cigarettes avant de désigner le bout de table où Guimard est assis.
- En voilà un, commence-t-il sans ambages, qui pourrait être le paradigme de ce que nous sommes : deux ou trois manuscrits en attente, des ressources économiques aussi incertaines que mystérieuses, un zeste d'hypocondrie et un désir de révolution qui se cantonne au rythme du clavier. Le tout, enveloppé dans un désespoir lui-même en lambeaux à force d'avoir été ressassé. 
Du talent ? Sentez-vous du talent chez cet homme ? J'ai lu un de ses manuscrits. Cela s'appelle Les frontières du nord. Je ne sais qu'en dire et je ne suis pas encore assez saoul mais je vais risquer un jugement à jeun, cela vaudra ce que cela vaudra. Il a du talent, un talent des marges, un talent qui promet sans jamais se commettre avec certaines formes du réel. Regardez-le pointer son index vers la petite Paulet : il y a de la hargne chaque fois qu'il veut s'expliquer, ne serait-ce que pour défendre ses goûts en matière de boissons. C'est la hargne du réprouvé, de celle qui s'injecte dans un correcteur d'orthographe. 
Est-il original ? Sommes-nous originaux ? Si oui, nous possédons cette originalité qu'arborent les écrivains inconnus : une morale qui se tient en dehors de l'hypocrisie actuelle. Finalement, je me demande si cette morale là ne constituerait pas elle-aussi un créneau, une zone de marchandisation possible. Il y a une telle demande... 
Ceci dit, regardez ses mains, sa façon de boire son verre de vin, cette bedaine, ce regard vif. C'est un animal à sang chaud. Un viveur un peu forcé qui jugule ses peurs sur l'écran de son ordinateur. Qu'est-ce que l'écriture pour lui ? Pour nous ? Une adhésion sincère au pouvoir de l'encre ? Allez savoir... 
Je ne sais plus quel mexicain disait que malgré la jungle des câbles, la forêt des antennes et des paraboles, il faut continuer à écrire dans l'espoir qu'au milieu de ce bordel quelqu'un nous lira. Une mystique ? L'unique solution de repli face aux défaites que nous prenons dans les dents depuis cent ans ? Une lâcheté qui se dissimulerait derrière des imprécations radicales virant au calembour à force d'avoir été répétées ? J'aime bien le regarder car il boit comme s'il ne devait plus jamais boire. Cela me trouble. Cela me fait penser qu'il y a quelque chose du noyé chez Guimard. Il faut dire que je vois des noyés partout en ce moment, des femmes et des hommes submergés par l'absence de solution. Leurs cadavres flottent parfois entre deux eaux, le plus souvent échouent sur les plages de Méditerranée comme sur les chaises de cette cave où, âmes errantes que nous sommes, nous avons échoué. 
Pourtant, je dois l'admettre, nous bougeons encore. Nous respirons. Nous racontons des histoires. Nous noircissons carnets et écrans à la recherche de je ne sais quoi. La vérité ? Comme vous, ce genre de mot me donne des aigreurs d'estomac. Je me sens toujours assez petit garçon quand quelqu'un les ramène sur la table. Soyons plus modestes. Je parierais que nous cherchons surtout un lecteur attentif. Quelqu'un qui mêlera ses erreurs aux nôtres pour que nous puissions donner un sens aux mots que nous avons empilé là. L'intégrité? Regardez Guimard, il est amoureux d'Ampus, cela crève les yeux tout autant que le poids qu'il a perdu depuis qu'il la connaît. Il fait un régime, je vous l'assure ! Pourtant, je ne suis pas certain qu'il ne cèderait pas au sirènes d'un autre éditeur si par hasard celles-ci venaient lui chanter les mirages d'une publication. Et alors là, l'amour... Il ne resterait sans doute de son élan qu'un peu d'encens qu'il n'aura pas eu le temps de brûler. 
Je suis un persifleur et cela n'est pas très respectueux lors d'une première rencontre. Mais enfin, que faisons-nous ici sinon des ronds de jambes en prenant des airs de cul-de-jatte ? Suis-je aussi hypocrite que j'en ai l'air ? J'aime bien Ampus mais j'ai compris que la soif qui la taraude n'est pas très différente de la notre. Vous voyez la façon dont elle est assise ? Le buste en avant, les mains ouvertes, le regard prêt à caresser tout ce que nous lui lançons. Vous avez vu comme elle s'offre ? Pour quelqu'un comme moi, s'en est presque gênant et pourtant, croyez-moi, j'ai suffisamment souffert entre les mains des Gasht e Ershad pour ne pas m'offusquer d'une femme avenante. C'est peut-être parce que, à s'offrir ainsi, elle agite en moi l'antique chiffon de la dette. Et qui dit dette, dit reconnaissance. La reconnaissance, nous la lui devons. Après tout, elle s'aventure à publier des textes qui feront retour et pilon de façon certaine. Financièrement, il aurait été plus pratique pour elle de donner son argent au premier mendiant venu... 
Ceci dit, durant les quelques mois où fonctionnera son entreprise, notre chère Ampus existera bien plus fortement que lors de la plus brûlante de ses escapades amoureuses. Nous lui donneront bien plus que ce pourrait lui offrir le meilleur des amants. Regardez-nous, regardez ce lieu : elle n'a rien choisi au hasard, nous voici dans l'éternel salon des refusés, des âmes mort-nées qui lui doivent une partie de ce qu'elles sont. Ne faites pas cette moue. Même si je vous sens plus rétif que les autres, j'ai bien vu, qu'à son entrée, vous prononciez la même prière muette que nous tous : voudra-t-elle encore de moi ?