De
mon côté j'avais lu et vu toutes ses œuvres et, donc, le silence
m'allait bien.
Eugenio
de Signoribus
Nous
ne devions plus être très loin de l’été. J’étais allée me
promener au parc de Casarsa, un lieu désolé et poussiéreux éloigné
de chez moi. Le soleil, qui n’épargnait aucun détail, avait vidé
l’endroit de tout promeneur : seule une douzaine de canards
animait la pièce d’eau qui miroitait au centre du jardin. J'avais
fini par me réfugier sous l’ombre d’un tilleul qui poussait non
loin de cet étang.
Buissons,
arbres, bancs, canards : tout, dans ce paysage, m’invitait à
attendre. Je n’ai donc guère été surpris quand Dante est sorti
du hangar à bateau qui se trouvait près de l’eau. Il était
revenu d’entre les morts : robe longue, bonnet de soie, le nez
busqué, tel que dessiné par Gustave Doré. Il s’est dirigé vers
moi d’un pas gauchi par une légère claudication. Cette rencontre
allait être un sacré gâchis, me suis-je dit. Je suis un type
ordinaire, une poussière commune. Qu’allais-je pouvoir dire à ce
génie ?
"-
Alighieri..., a t-il dit." En entendant son patronyme, j’ai
senti qu’il ne tolérerait aucune familiarité. C’était
compréhensible. Pendant des siècles, des foules d'admirateurs
l’avaient tutoyé, éblouies par la force de son œuvre.
De
sa bouche aux plis amers, une bouche aux lèvres presque invisibles,
une plainte a jailli. "- Le néant me mange, a t-il gémit."
À ces mots, un lent tourbillon s’était mis à onduler devant
nous. "- Voyez, même l’enfer est attaqué, a t-il ajouté en
désignant ce maelstrom." En concentrant mes regards, j’ai vu
les cercles qu'il avait si bien décrit disparaître, avalés par cet
ombilic dépourvu de centre.
Lorsque
sa main s’est posée sur mon bras, nous avons quitté l’ombre du
tilleul pour prendre une allée bordée de buis. "- Je ne suis
plus intact, a t-il dit en écartant sa toge." En voyant la
grosseur malsaine qui rougeoyait au-dessus de sa cheville, la
tristesse m’a dévoré : désormais, rien n’était à
l’abri, l’esprit n'était plus refuge. Je lui ai demandé s’il
ne voulait pas voir un médecin. Je connaissais le docteur Dumay,
c'était un bon praticien qui saurait soigner son abcès. À ma
grande surprise, sa main a resserré son étreinte autour de mon
bras. D’un ton vif, presque fiévreux, il m’a demandé de le
mener jusqu’à lui.
Le
parc s’est alors fait labyrinthique. Les allées succédaient aux
allées. Pendant que nous errions, j’ai senti le poids d’une
réprobation universelle se mettre à peser sur mes épaules. Des
voix ont vitupéré mon manque d’orientation, brocardant ma
propension à me réfugier dans les livres plutôt qu’à me
coltiner au réel. Criardes, elles s’entremêlaient et me
traversaient comme des aiguilles, gênant mes pas, empêchant ma
respiration.
La
claudication du poète s’est accentuée. J’ai compris qu’autour
de nous, la ville, trop vaste, trop indifférente, ne nous
permettrait jamais de rejoindre le médecin. Je sentais l’hostilité
des chauffeurs de taxi et des conducteurs de bus à notre encontre.
Aucun passant ne nous indiquerait le chemin car, à mon grand
désespoir, je n’arrivais plus à me rappeler de l’adresse de
Dumay. J’ai alors songé à abandonner Dante. Il me suffisait de
dégager mon bras et de courir. A t-on déjà vu une icône boiteuse
du XIIIe siècle piquer un sprint pour rattraper quelqu’un ?
La
voix de Dante m’a tiré de ces pitoyables réflexions. "-
Attendez..., a t-il dit avant de s’effondrer sur un banc." Il
a soulevé sa toge et pressé le bubon qui enflait le bas de son
mollet. Un liquide orangé en est lentement sorti, maculant la terre
du parc d’un serpentin de minium. Le visage de Dante s’était
fait calme et attentif. Concentré, il serrait sa langue entre ses
dents et j’ai pensé qu’il devait avoir le même visage, à
Florence, lorsqu’il écrivait ses vers. Je savais qu’il voyait
dans ce pus quelque chose que je ne comprendrai jamais et son génie
m’a recouvert comme une couverture chaude. Redressant la tête, il
a souri distraitement : il attendait que je l’aide à se
relever. Nous avons repris notre marche sous les arbres silencieux du
parc.
Se
doutait-il le vieux Dante, à cheminer ainsi à mes côtés, que ses
vers resteraient à jamais liés à Ibolya, ma voisine hongroise ?
En fait, les Kulcsàr louaient l'appartement au-dessous de ma
chambre. Ils étaient mathématiciens et leur fille unique, Ibolya,
avait vingt ans. Ils avaient échoué là après je ne sais quel exil
et s'étaient débrouillés pour trouver un emploi et des papiers.
C'était l'époque où je ne voulais pas travailler. Je lisais
beaucoup, comme si chacun des livres que je me procurais devait
renforcer mon cœur et rendre mon sang plus fluide. Je payais mon
loyer en rangeant des marchandises et en charriant je ne sais plus
quoi sur des chantiers dont j'ai oublié le nom. Le soir, je rentrais
épuisé mais certain de retrouver mes livres et Ibolya assise devant
ma porte. Sans un mot, elle me poussait dans la minuscule chambre que
j'occupais pour me jeter sur le lit et enlever mes vêtements
poussiéreux. Et moi si jeune et si vieux déjà, comme pour me faire
pardonner de lui dérober une part de ses nuits, je lui lisais des
passages de Dante. Le petit corps brun et souple d'Ibolya se serrait
alors contre moi et ses yeux se perdaient bien vite dans les
évocations du poète. Le silence revenu, tremblante, les yeux
envahis par les larmes, elle me disait que cela lui rappelait ce
qu'elle voulait oublier. Pleurant avec elle, je lui promettais de ne
plus lui lire ces vers. Pourtant, chaque soir, elle m'attendait
devant ma porte, m'entraînait vers le lit puis me suppliait ensuite
de lui lire Dante dans le silence de cet immeuble décatis et
sinistre que les services municipaux n'allaient pas tarder à raser.
Que Dieu me pardonne mais aujourd'hui encore, chacune des pages de
Dante m'évoque Ibolya. Je ne vois aucun ange ni aucun démon mais
son sexe mousseux, ses fesses de bébé, son ventre en berceau et son
regard si sérieux qu’il faisait de nos étreintes une célébration.
Finalement,
Dante et moi avons glissé hors du parc. Des rues noires et
populeuses nous ont bientôt enveloppé. Une foule avide de parader
nous bousculait, indifférente au crépuscule qui s’installait.
Dante faiblissait, je le sentais à la façon dont son bras se
faisait plus lourd sur le mien. J’ai imité son boitillement,
certain qu’ainsi nos pas s’accorderaient plus facilement. Nous
avons marché longtemps, croisant des impasses recouvertes de lierre
d’où nous parvenaient des signaux mystérieux. Vrombissant et
bleus, ils semblaient destinés à Dante mais celui-ci les ignorait,
absorbé par le marmonnement ininterrompu qu’il avait adopté
depuis que nous avions quitté le parc.
Je
m’inquiétais car nous avions de plus en plus de mal à avancer.
Nous croisions des groupes parlant fort, striant l’espace de rires
brutaux et imbéciles qui me firent craindre pour sa sécurité. La
plupart d'entre eux avançait en masses compactes et agressives,
occupant toute la largeur du trottoir et cherchant querelle comme
n’importe quel désœuvré du samedi soir. Et puis, malgré mes
tentatives, je n’arrivais pas à distinguer le nom des rues sur les
plaques. Le ciel avait pris une couleur de décomposition. Au-dessus
de nous, de longs filaments de vapeur pesaient sur les toits. Lorsque
j’ai dit à Dante que la pollution était responsable de cela, mes
mots ont semblé glisser sur ses pommettes et j’ai crains qu’ils
ne tombent dans l’oreille d’une des brutes que nous croisions.
Pressé de quitter ces lieux, j’ai consulté mon portable mais le
plan qu’il m’a proposé était indéchiffrable.
Nous
avions sans doute marché trop loin, et moi trop vite. À présent,
les bâtiments qui m’entouraient étaient couverts de crasse, les
trottoirs étaient défoncés et les vitrines des magasins
clignotaient sourdement dans le silence des rues. Dante n’était
plus appuyé sur mon bras. L’angoisse avait saisi mes côtes. Je
l’ai imaginé allongé dans un des couloirs malodorants qui
semblaient abonder dans ce quartier. Je me rassurais stupidement :
il en avait vu d’autres en matière de pestilence et devait
simplement m’attendre dans un coin tranquille. J’ai accéléré
le pas pour explorer le quartier. À plusieurs reprises, j’ai cru
apercevoir sa silhouette entourée d’ombres équivoques. Je me suis
approché pour découvrir des enfants étonnés de me voir surgir au
milieu de leurs conciliabules. Au fond de ces impasses, j’ai dû me
défendre de leurs attaques sournoises et de cette façon qu’ils
avaient de s’agripper à mes vêtements sans jamais me regarder.
Regagnant
les rues, j’ai poursuivi mes recherches avec le sentiment que le
poète avait été absorbé par le salpêtre qui recouvrait les murs.
À force d’aller et venir dans ses venelles, j’ai réalisé que
je n’étais près de chez moi. Je rageais pourtant de ne pas m’en
être aperçu plus tôt, songeant à mon appartement où Dante se
serait reposé en attendant que je trouve une carte. Ceux qui me
connaissaient avaient raison : je m’étais trop habitué à la
solitude. Un autre aurait surmonté ses réticences et demandé son
chemin au premier venu. Encore une fois, j’avais montré mon peu de
goût pour mon prochain. Je comprenais que Dante ait abandonné mon
bras pour trouver seul son chemin dans ces ténèbres.