jeudi 17 mai 2018

Limiter le déshonneur


Limiter le déshonneur. Un objectif qu’il y a vingt ans j’aurais trouvé répugnant et absurde : l’honneur et le déshonneur ne se laissent pas doser. Et en effet, il s’agit d’un but bien misérable, d’un cabotinage moral, d’une idée de valet de comédie. Mais quand j’étais jeune, je ne pouvais pas concevoir un échec aussi total. La pire chose imaginable, c’était la défaite politique due à la contre-révolution, manifestée par la répression qui, malgré sa férocité (ou peut-être grâce à elle), garantissait aux vaincus l’honneur de l’exil, de la prison, ou la gloire de l’échafaud. Mais le destin a été dérisoire. Personne ne veut te tuer. La ration quotidienne d’offenses que l’on t’inflige émane d’institutions et de personnes animées des meilleures intentions, et le traitement qui t’est réservé est plus ou moins celui qui échoit à la très grande majorité de la race occidentale, qui apparemment s’en satisfait. Par conséquent, tu cours toujours le risque de paraître (même à tes propres yeux) paranoïaque, snob, ou tout simplement ridicule.

Alors, pendant un certain temps tu subis en faisant comme si de rien n’était, tu évites les situations dangereuses, tu te tiens à l’écart, et de temps à autre tu réagis. Autrement dit, après avoir encaissé trente ou quarante coups, tu te réfugies dans un coin ou dans un trou en te faisant passer pour mort, de façon à éviter d’en recevoir d’autres. Puis tu ressors la tête. Juste le temps d’en prendre sept ou huit. Alors tu te secoues : tu pares un coup ou deux et tu répliques, tu donnes deux ou trois coups, qui dans le meilleur des cas suscitent un peu de curiosité (jamais de sympathie ou de solidarité), au pire des plaintes, mais le plus souvent passent entièrement inaperçus. Cela sert tout de même à te rendre, l’espace d’un instant, un peu de respect pour toi-même, si bien que tu ne sens plus les coups qui continuent à pleuvoir. Tu gagnes – comment dire ? - un peu de temps. Puis on recommence. C’est ce que j’entends par « limiter le déshonneur ».

Piergiorgio Bellochio