mercredi 23 mai 2018

Dada (hue)



Ce n’est pas un hasard si ceux qui se révoltent contre le capitalisme sans être possédés par l’idéologie industrialiste cherchent en général la liberté et l’égalité hors du monde des organisations et de l’éthos professionnel, dans celui des formes d’organisation communautaire, en tâchant de changer d’échelle, de revenir sur terre

Aurélien Berlan , La fabrique des derniers hommes. Retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber

jeudi 17 mai 2018

Limiter le déshonneur


Limiter le déshonneur. Un objectif qu’il y a vingt ans j’aurais trouvé répugnant et absurde : l’honneur et le déshonneur ne se laissent pas doser. Et en effet, il s’agit d’un but bien misérable, d’un cabotinage moral, d’une idée de valet de comédie. Mais quand j’étais jeune, je ne pouvais pas concevoir un échec aussi total. La pire chose imaginable, c’était la défaite politique due à la contre-révolution, manifestée par la répression qui, malgré sa férocité (ou peut-être grâce à elle), garantissait aux vaincus l’honneur de l’exil, de la prison, ou la gloire de l’échafaud. Mais le destin a été dérisoire. Personne ne veut te tuer. La ration quotidienne d’offenses que l’on t’inflige émane d’institutions et de personnes animées des meilleures intentions, et le traitement qui t’est réservé est plus ou moins celui qui échoit à la très grande majorité de la race occidentale, qui apparemment s’en satisfait. Par conséquent, tu cours toujours le risque de paraître (même à tes propres yeux) paranoïaque, snob, ou tout simplement ridicule.

Alors, pendant un certain temps tu subis en faisant comme si de rien n’était, tu évites les situations dangereuses, tu te tiens à l’écart, et de temps à autre tu réagis. Autrement dit, après avoir encaissé trente ou quarante coups, tu te réfugies dans un coin ou dans un trou en te faisant passer pour mort, de façon à éviter d’en recevoir d’autres. Puis tu ressors la tête. Juste le temps d’en prendre sept ou huit. Alors tu te secoues : tu pares un coup ou deux et tu répliques, tu donnes deux ou trois coups, qui dans le meilleur des cas suscitent un peu de curiosité (jamais de sympathie ou de solidarité), au pire des plaintes, mais le plus souvent passent entièrement inaperçus. Cela sert tout de même à te rendre, l’espace d’un instant, un peu de respect pour toi-même, si bien que tu ne sens plus les coups qui continuent à pleuvoir. Tu gagnes – comment dire ? - un peu de temps. Puis on recommence. C’est ce que j’entends par « limiter le déshonneur ».

Piergiorgio Bellochio 

dimanche 13 mai 2018

Ce qui n'est pas prévu dans les calculs


On pourra se procurer, à partir du 17 mai, le livre de Baudouin de Bodinat : En attendant la fin du monde

Agrémenté de onze photographies de l’auteur, cet ouvrage revient sur ce que l’on constate, ces pôles qui fondent et ces vents d’une violence inconnue, cette vie dont le nombre des espèces si rapidement s’amenuise, ces foules sans horizon et sans boussole, ces eaux qui montent, ces contaminations, ces embrasements inquiétants un peu partout. Il y a également ce qu’on peut lire, lorsque 15 000 scientifiques de toutes disciplines s’alarment et lancent ensemble un rappel de ce qu’il n’y en a plus pour longtemps à continuer à ce train, et que passé un certain seuil il sera trop tard. (Comme si le seuil n’était pas déjà loin derrière nous.)

Et puis tout continue comme si de rien n’était : l’existence confortable administrée et sous vidéosurveillance, l’abreuvement continu au flux des divertissements dispensés par les fermes de serveurs et à celui des idioties récréatives du réseau, l’épanouissement béat de la mondialisation heureuse, son indifférence à tout ce qui n’est pas son propre miroir, la conviction qu’elle entraîne de sa perfection, de son progrès inévitable, de ses roues bien huilées.

C’est cette inertie, ce déni de réalité, ce défaut majeur d’attention, cette indignité morale aussi, qu’examine ce livre, comme si l’humanité suivait un cours écrit ailleurs, ayant manqué le signal des quelques bifurcations qu’il lui aurait été loisible d’emprunter.

Non sans préserver les traces, photographiques ou pensives, de ce qui nous fut laissé en legs, parmi les ruelles à peu près désertes d’un vieux bourg de province où subsistent, entre les pavés disjoints, quelques unes de ces herbes que l’on dit folles - sans doute parce qu’elles n’avaient pas été prévues dans les calculs.

« & il peut venir alors à la pensée que si l’on prenait en axiome, ou en loi divine, loi de l’univers, cet avis que Baudelaire laissa pour qui voudrait s’en instruire : victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons crû vivre, il ne serait pas difficile d’obtenir la notification de par où précisément nous périrons, pour commencer et à défaut d’une date précise. »