lundi 28 février 2022

La flûte et le marchand




 A la manière du vieux Tchouang


Liu Zongsan, un marchand du Hunan, quitta Changsha pour prendre la direction du Sichuan. Il avait engagé un montagnard de la province des quatre rivières pour le guider sur ces routes escarpées. Alors qu'ils n'étaient plus très loin du pays de Baoguo, ils firent halte à côté d'un torrent dans la forêt qui couvre les flancs du mont Emei.

La nuit venue, une brume venue du nord recouvrit le paysage, donnant a leur foyer l'apparence d'une torche noyée dans les ténèbres. Allongé près des flammes, l'oeil mi-clos, Liu Zongsan pensait aux bénéfices qu'il pourrait tirer du voyage. Il calculait, additionnait alors que, comme à son habitude, le montagnard s'était accroupi et contemplait les flammes en silence.

Comme le marchand allait s'endormir, un air de flûte le tira de sa torpeur. Il se dressa et écarquilla les yeux. Qui pouvait jouer de la flûte dans un lieu aussi sauvage ? Les notes provenaient de l'autre côté du torrent. Elles étaient jouées sans ordre ni méthode, comme si celui qui soufflait ne suivait que sa seule fantaisie. Le marchand eut beau chercher, il ne réussit pas à percer la brume. L'air de flûte se fit alors plus fort. Le marchand, d'abord irrité, se sentit emporté par cet air comme s'il venait de tomber dans le torrent. Les premières notes lui firent peur, les secondes l’étourdirent, les dernières lui causèrent une sensation de vide dont il eut du mal à se remettre. Lorsque la flûte se tue, le marchand demeura stupéfait, les bras faibles, les yeux égarés.

- Qu'est-ce que c'était ?, réussit-il à dire.

- Tseu-yeau, dit le montagnard qui n'avait pas détaché son regard des flammes. Tout le monde le connaît ici, même si peu l'on rencontré. Voilà quarante ans qu'il vit en solitaire dans la montagne.

- Cet homme connaît la Voie !, dit le marchand avec exaltation. Ses notes renfermaient tout. C’était une expression humaine de l’action céleste, vous ne croyez pas ?

Le montagnard se contenta de jeter du bois dans le feu.

- On dirait que cette musique vous a remué, dit-il.

- Ô combien !, s'exclama le marchand. Lorsque qu'il jouait je ressentais la lutte des cinq éléments, la succession des quatre saisons, la naissance et la décadence des végétaux, l’action et la réaction du léger et du lourd, de la lumière et de l’obscurité, du son et du silence, le renouveau de la vie animale, de chaque printemps, des éclats du tonnerre après la torpeur de l’hiver. Tout était porté par les sons qui allaient et venaient, les uns contre les autres, apparaissaient, disparaissaient, revenaient. Lorsqu'ils se sont faits plus doux, j'ai alors senti la continuité de l’action du yin et du yang, du cours des deux grands luminaires, de l’arrivée des vivants et du départ des morts. Et puis la flûte m'a ramené là où l'accalmie succède à la pluie, dans le silence de ces grands bois. Elle m'a fait entendre ce qui n’a pas encore de son, à voir ce qui n’a pas encore de forme, ce qui remplit le ciel et la terre, ce qui embrasse l’espace, le moteur de l’évolution cosmique. Ne le connaissant pas, je comprends à présent combien j'étais resté dans le vague.

Le montagnard ne répondit rien et se contenta de tendre ses mains vers les flammes. Le marchand finit par s'asseoir et ne prononça plus un mot. Au matin, les deux hommes reprirent leur route à travers les montagnes. Quelques semaines après, quand il revint à Changsha, le marchand alla voir un homme de loi afin de léguer son affaire à sa femme. Il prit ensuite le chemin du mont Heng où, après quelques temps à errer dans la montagne, il construisit une hutte. Liu Zongsan disparut ainsi de la mémoire des hommes en vivant dans la plus parfaite obscurité.