mardi 10 mai 2016

Banalités de base (5)

 
5. L’acte de décès du prolétariat révolutionnaire

Le mouvement ouvrier et les autres forces qui se sont engagées pour la démocratisation, tout en se heurtant aux représentants empiriques du système capitaliste, ont involontairement poussé ce système vers sa forme achevée, qui prévoit l’égalité et la liberté abstraites de tous le sujets du marché.  
Anselm Jappe, L’Avant-garde inacceptable.

L’évolution du monde industriel, son passage à un capitalisme « généralisé » où rien n’est destiné à échapper au règne combiné de la marchandise et de la technoscience, n’est pas très bien perçu ni mesuré. Pour le plus grand nombre, l’attention se concentre sur le mouvement d’extension planétaire du capitalisme occidental. Mais la mondialisation ne constitue qu’un aspect de la dynamique du capitalisme historique. Si, comme l’a montré Rosa Luxembourg, le capitalisme doit, pour survivre, détruire et absorber tous les autres modes de production, toutes les autres formes de vie sociale et culturelle, il ne limite pas cette guerre de conquête aux formations économiques et sociales qui lui sont initialement étrangères : dans le même temps où il atteint les confins de la planète, il poursuit inlassablement son programme d’artificialisation de la nature et de l’homme. A terme, ces derniers sont appelés à disparaître pour laisser la place à leurs substituts high tech.

On serait bien en peine de trouver parmi les bateleurs de la politique une Cassandre suffisamment hermétique à la démagogique politicienne pour clamer que notre civilisation projette la fin de l’humanité et de son milieu naturel de vie et appeler à la résistance contre le déferlement du progrès mortifère. Leurs aspirations sont plus prosaïques. Les caciques de la gauche réformiste aspirent à être reconnus comme des gestionnaires du capitalisme plus avisés que leurs homologues de droite, tandis que dans les rangs de l’extrême-gauche et de l’anarchisme, en deçà de leurs divergences, sont ressassés les prêches surannés des révolutionnaires des siècles passés où il est toujours plus ou moins question de lutte des classes et de dictature du prolétariat. 
 
Si, dans les premiers temps la classe prolétarienne a été porteuse d’un projet communiste authentiquement révolutionnaire, cette phase de son histoire est aujourd’hui révolue : sous l’effet conjugué de divers processus, elle a progressivement été intégrée dans la logique capitaliste. Parmi les différents facteurs qui ont contribué à l’anéantissement du mouvement ouvrier communiste figure en bonne place l’indéniable victoire idéologique, politique, voire militaire, que le marxisme-léninisme a remportée à ses dépens : en se plaçant sous la domination et l’autorité « scientifique » des intellectuels socialistes, la classe ouvrière s’est laissée contaminer par l’imaginaire capitaliste de la rationalité technique et organisationnelle ; elle a renoncé à son projet d’auto-émancipation pour attendre des capitalistes qu’ils créent, malgré eux, les conditions matérielles de sa libération. Et les échecs des entreprises menées par ses éléments les plus révolutionnaires (en Russie, en Italie, en Allemagne ou en Espagne) n’ont pu que la conforter dans cette position. La crise de 1929 qui aurait pu réhabiliter la thèse marxienne d’un effondrement du capitalisme ouvrant la voie au socialisme, a en fait été mise à profit non seulement pour restructurer le capitalisme, mais également pour parachever l’intégration du prolétariat dans la dynamique de l’accumulation du capital : en sollicitant désormais l’individu en tant que consommateur et non plus seulement l’esclave en tant que force de travail, et en lui offrant les moyens d’acheter n’importe quoi à n’importe quel prix, le capitalisme réglait à la fois le problème des débouchés et celui de la question sociale.

A la fin des années 1960 et au début des années 1970, la classe ouvrière eut bien quelques velléités révolutionnaires – dernières convulsions d’un mouvement autonome moribond – que, depuis, le capitalisme lui a fait très chèrement payer. Après vingt années de résistance contre l’entreprise de reconquête menée par les capitalistes, elle se retrouve exsangue au point que ses représentants les plus combatifs sont à présent davantage préoccupés de préserver les conditions de survie des travailleurs [salariés] dans le cadre du système existant que de réveiller le « spectre » qui hantait autrefois le monde occidental.

Constater la défaite du mouvement ouvrier et de son projet d’auto-émancipation ne signifie pas qu’il faille l’entériner comme une fatalité ou abandonner l’un et l’autre aux oubliettes de l’histoire. Dans la guerre à laquelle la société industrielle se livre contre la vie, les ouvriers figurent en première ligne et subissent frontalement, de manière plus intense que dans le passé, les assauts dévastateurs des forces coalisées de la technoscience et du capital : on leur doit à tout le moins la solidarité. On ne saurait pour autant entretenir le vieux mythe révolutionnaire selon lequel la clef du changement de société résiderait dans la seule guerre des classes. Rétrospectivement, l’expérience montre que les luttes de travailleurs contre l’exploitation capitaliste n’ont pas menacé le système dans son existence même, mais ont plutôt contribué à le sauvegarder en élargissant les marchés intérieurs et en corrigeant les « irrationalités » de son mode de fonctionnement. On a vu, en outre, que, passé une première phase révolutionnaire, la classe prolétarienne, bridée par les syndicats, a fini par être incorporée dans la structure d’ensemble du capitalisme et dans les modalités de sa reproduction élargie : il n’est plus question d’« exproprier les expropriateurs » mais de garantir la progression du pouvoir d’achat des salariés ou simplement son maintien. Enfin, si, dans les premiers moments de l’industrialisation, il était permis de croire en la possibilité d’une réappropriation des outils par des hommes libres travaillant en commun, ce scénario est aujourd’hui inconcevable pour les raisons subjectives qui viennent d’être évoquées, mais aussi compte tenu des révolutions technologiques survenues entre-temps : les moyens de production portent désormais la marque indélébile de l’ordre productif et reproduisent pour ainsi dire par inertie la structure hiérarchisée des rapports de production capitalistes.

En bref, étant donné la configuration prise par la société industrielle et le cours de son développement, il n’est plus possible d’envisager un au-delà du capitalisme uniquement fondé sur l’abolition du salariat et l’autogestion généralisée. On serait déjà bien en peine de trouver une force sociale crédible se battant pour un semblable projet, et quand bien même existerait-elle, la réalisation de ce dernier ne résoudrait pas les problèmes majeurs auxquels l’humanité se trouve confrontée. Les questions écologiques et technico-scientifiques ont pris une dimension telle qu’elles ne peuvent être traitées comme découlant simplement de la cupidité et du cynisme des capitalistes. Sont en cause les machines et autres instruments de production mais aussi les moyens de consommation ; et, en deçà et au-delà, les modes de vie et l’imaginaire de la modernité. Si, comme tout nous porte à le croire, le capitalisme se généralise, si le règne de la marchandise et celui de la technoscience ne connaissent plus de bornes et menacent l’humanité en tant que telle, alors la critique radicale de la modernité industrielle impose que l’on remette en question le système dans sa globalité, que l’on n’épargne aucune de ses composantes. Car le système n’attente pas seulement à la vie de l’homme dans son rapport avec ses semblables, dans et hors de la sphère de la production ; il le nie aussi et surtout dans ses rapports avec la nature, avec son corps et sa conscience, avec son existence même et avec sa mort.