vendredi 11 juillet 2025

La crise environnementale et la guerre

 


Dix-huit ans avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, Max Weber écrivait :

Seule une incompréhension totale de la politique et un optimisme naïf peuvent méconnaître que la tendance inéluctable de tous les peuples civilisés bourgeoisement constitués débouche sans aucun doute possible, après une période de concurrence extérieurement pacifique, sur le moment où seule la puissance décidera de la part de chacun dans la domination économique de la terre, et donc du niveau de vie de sa population1.

Et, en 1999, Susan Strange affirmait :

Le modèle des États souverains est par nature incapable de corriger et d’inverser les processus de dégradation environnementale qui menacent la survie (…) de notre espèce2.

Je propose ici quelques commentaires de ces deux citations :

1. Le système-monde industriel, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est né de la guerre. Comme le note Geoffrey Parker : En Europe, « Le 16e siècle ne connaît pas plus de dix années de paix totale, le 17e siècle n’en verra que quatre », préparant la puissance militaire grâce à laquelle les états occidentaux, déjà « maîtres de 35% de la surface de la terre en 1800, en dominaient 84% en 1914 » (p. 57 & 65), absorbant ainsi l’essentiel des « ressources naturelles » mondiales, etc. 3

2. Au sein du système-monde industriel, il est possible de distinguer deux types de conflits :

les conflits coloniaux et néocoloniaux entre forces militaires inégales : Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, on a assisté à un processus de décolonisation limité à l’indépendance politique formelle, et à l’intégration des nouveaux états au marché mondial dominé par un ensemble de multinationales poursuivant le pillage des « ressources naturelles ».

Par exemple : depuis 1991, la France a mené 115 opérations militaires, principalement en Afrique, pour « sécuriser » son approvisionnement en uranium et en minerais stratégiques.

les conflits d’hégémonie entre les états industriels les plus puissants : Le système-monde industriel a connu une succession de « centres » hégémoniques : les Pays-Bas, l’Angleterre et les états-Unis. Chaque basculement de « centre » s’est effectué au cours de conflits « mondiaux » [La guerre de Trente ans (1618-1648), les guerres napoléoniennes (1803-1815) et la Seconde Guerre mondiale (1939-1945)]. Aujourd’hui, la Chine, premier producteur mondial, prétend succéder aux états-Unis comme « centre » du système-monde, même si, pour l’instant, les états-Unis conservent leur suprématie monétaire et militaire.

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer les politiques de réarmement actuel et la nouvelle course aux armements nucléaires4.

3. La course à la puissance est le principal stimulant des progrès technologiques, qui ont majoritairement une origine militaire, ainsi que le remarque Stephen Graham :

Depuis le début de la Guerre froide, par exemple, les états-Unis ont régulièrement dévolu à la « défense » 80% des dépenses gouvernementales consacrées à la recherche et au développement technologiques. Les technologies telles qu’Internet, la réalité virtuelle, les avions de ligne, l’extraction de données, les caméras de surveillance, les fusées, la télécommande, les fours à micro-ondes, le radar, le GPS, les ordinateurs en réseau, les communications sans fil, la surveillance par satellite, la conteneurisation et la logistique ont toutes été fabriquées au cours de la seconde moitié du 20e siècle dans le cadre de l’élaboration des systèmes de contrôle militaire5.

J’ai montré ailleurs qu’il en était de même pour l’intelligence artificielle6.

Les applications civiles des technologies d’origine militaire ont deux fonctions :

  • Une fonction d’acceptabilité sociale, en renforçant la croyance entre progrès technologique et progrès social, alors que ces technologies servent également le renforcement de la surveillance et du contrôle des populations ;

  • Une fonction de financement : en perpétuant la croissance économique, ces applications permettent, via l’impôt, d’accroître les budgets militaires. Ainsi, l’accumulation du capital et la puissance militaire se nourrissent mutuellement.

4. L’intensification de la course à la puissance s’accompagne de la mise en place, partout dans le monde, d’un néo-conservatisme remettant en cause les principes même de la démocratie formelle. Comme l’écrivait Wendy Brown dès 2003, cette politique légitime un état qui « se consacre au développement d’une religion civique associant la forme de la famille, les pratiques consuméristes, la passivité politique et le patriotisme, et qui est ouvertement et offensivement impérialiste », n’hésitant pas pour cela à réintroduire la religion dans la vie publique7.

Trump est soutenu par la secte évangélique, le christianisme redevient une référence politique en Europe, la dictature de Poutine s’appuie sur l’église orthodoxe, la Chine développe un nationalisme d’inspiration néo-confucianiste, l’Inde un nationalisme hindou, le Moyen-Orient est dominé par des théocraties, etc.8 Ainsi, s’affirme un peu partout l’association entre la rationalité technoscientifique et l’irrationalité religieuse, permettant de mobiliser les masses dans des « conflits de civilisation » artificiellement établis.

5. La crise environnementale attise les conflits interétatiques et ceux-ci renforcent la crise environnementale.

La fusion nationaliste entre les religions et la course interétatique à la puissance (technologique) s’inscrit dans cette double causalité, sans souci des dégâts environnementaux générés par les guerres modernes (contamination de l’eau et de la terre, déchets et des débris dangereux, etc.).

Par exemple, la guerre menée par Israël en Palestine engendre une catastrophe écologique, rendant le territoire inhabitable9.

Comme le notait Harald Welzer dès 2009 :

Les guerres induites par le climat seront la forme directe ou indirecte de la résolution des conflits du 21e siècle et la violence est promise à un grand avenir : l’humanité assistera non seulement à des migrations massives, mais à des solutions violentes aux problèmes des réfugiés ; à des tensions dont l’enjeu sera les droits à l'eau et à l’exploitation, mais aussi à de véritables guerres pour les ressources.

Quelques exemples récents et à venir :

  • Les relations conflictuelles entre l’Inde et le Pakistan (deux états nucléaires), sous couvert de l’antagonisme entre l’hindouisme et l’islamisme, ont pour cause principale le partage des terres frontalières et des eaux de l’Indus, sur lesquelles reposent l’agriculture pakistanaise10.

  • Les annonces impérialistes de Trump traduisent l’inquiétude américaine concernant les métaux nécessaires aux technologies de pointe, notamment à usage militaire :

    L’accès aux terres rares et autres minerais critiques est une obsession pour le président américain. Parce qu’ils sont essentiels à d’autres secteurs clés pour la sécurité des états-Unis et la croissance de son économie, comme la défense et les systèmes de missiles, l’espace, la téléphonie et autres nouvelles technologies11.

Que ce soit du côté européen ou étasunien, l’aide à l’Ukraine est conditionnée par l’accès privilégié à ses ressources (titane, pétrole, gaz de schiste, fer, manganèse, zirconium, scandium, etc.), évaluées à 7500 milliards de dollars12.

Cette inquiétude et cette obsession pour l’énergie et les minerais sont partagées par l’ensemble des états industrialisés (à l’exception de la Chine pour les minerais, car elle représente 90 % de la capacité mondiale de traitement des terres rares). Ils expriment le cercle vicieux par lequel il faut de l’énergie et des minerais pour maintenir la supériorité technologique militaire, comme il faut la supériorité technologique militaire pour s’emparer de l’énergie et des minerais sur lesquels elle se fonde.

  • Par ailleurs, dans un rapport récent, l’Institut des Hautes études de Défense Nationale (France) indique, concernant le futur proche, que :

La fonte des glaces dans la région arctique va accroître l’accès à de nouvelles voies de navigation et réduire les coûts de l’exploitation de pétrole ou de minerais, posant le risque d’exacerber la compétition interétatique dans la zone13.

6. Conclusion. Je terminerai rapidement par deux remarques empruntées à Simone Weil, dans un vieux mais remarquable petit livre posthume, écrit en 1934 et publié en 1955 en France, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale.

Première remarque : Du fait qu'il n'y a jamais détention définitive de la suprématie, mais seulement course au pouvoir, l’expansion de la force et de la puissance tend irrémédiablement vers la démesure, la réduction irrémédiable de l’humanité au statut de chose de choses inertes (les technologies) et, au final, l’autodestruction. Intuitivement, Simone Weil savait que la limitation des « ressources naturelles » à la base de la puissance constituait la principale contradiction de la course à la puissance :

Telle est la contradiction interne que tout régime oppressif porte en lui comme un germe de mort ; elle est constituée par l’opposition entre le caractère nécessairement limité des bases matérielles du pouvoir et le caractère nécessairement illimité de la course au pouvoir en tant que rapport entre les hommes14.

Troisième remarque. Je la cite :

Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force et si l’on sait ne pas le respecter15.

Aujourd’hui, on ne peut que travailler à répandre cet irrespect.

 

Jacques Luzi 

 ____________

 

1 M. Weber, cité par W. J. Mommsen, Max Weber et la politique allemande (1890-1920), PUF, 1985, p. 109.

2 S. Strange, « L’échec des États face à la mondialisation », Esprit, Décembre 2011 (1999), p. 63.

3 G. Parker, La révolution militaire. La guerre et l’essor de l’Occident 1500-1800, Gallimard, Paris, 1993 (1988), p. 57 & 65.

4 Observatoire des armements, « Les risques nucléaires augmentent avec l’émergence d’une nouvelle course aux armements », 16 juin 2025, obsarm.info.

5 S. Graham, Villes sous contrôle. La militarisation de l’espace urbain, La Découverte, Paris, 2012 (2010).

6 J. Luzi, Ce que l’intelligence artificielle ne peut pas faire, La Lenteur, Saint-Michel-de-Vax, 2024.

7 W. Brown, Les habits neufs de la politique mondiale, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007, p. 111 & 122.

8 Successivement : S. Boussois, « La montée en puissance des évangéliques dans la politique étrangère américaine », Géopolitique et technologie, La revue internationale et stratégique, n°110, été 2018 (iris-france.org) ; W. Brown, Les habits neufs de la politique mondiale, op.cit., p. 120 et suivantes ; J. Faure, « Le cosmisme : une vieille idée russe pour 21e siècle », Le Monde diplomatique, décembre 2018 ; B. Xu, « Nationalisme populaire et nationalisme d’état : le cas chinois », Outre-Terre, 2006, n°15, p.51-59 ; Oncymm, « Nationalisme hindou », Revue Histoire, 19 février 2024, revue-histoire.fr.

9 J.-P. Filiu, « La catastrophe écologique de la guerre de Gaza », Le Monde, 7 juillet 2024, lemonde.fr.

10 E. Chaplault-Maestracci, « Conflit Inde Pakistan : le spectre d’une guerre de l’eau », Conflits, 21 mai 2025, revueconflits.com.

11 B. Bonnefous, « Pourquoi Donald Trump veut-il mettre la main sur les terres rares ? », Le Monde (podcast), 17 mars 2025, podcasts.lemonde.fr.

12 C. Izoard, « Un enjeu caché de la guerre en Ukraine : les matières premières », 9 décembre 2022, reporterre.net.

13 IHEDN, Les ruptures stratégiques contemporaines, 17 septembre 2024, ihedn.fr.

14 S. Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale (1934), Paris, Gallimard, 1955, p. 59 & 72.

15 S. Weil, L’Iliade ou le poème de la force, Payot & Rivages, Paris, 2014 (1940-1941), p. 112.

jeudi 10 juillet 2025

L'enfance

 

 


S'ouvrait alors un horizon de possibilités. Le visage aimé était un pays lointain et chacun de nos voyages esquissait un avenir. Ce qui nous entourait n'était pas un décor mais le concours de chaque chose à notre joie. Le ciel s'offrait comme une coupe et les nuages qui le parcouraient composaient autant d'îles où s'arrêter. Le temps était un après-midi d'été où chaque pendule veillait sur notre sieste.


samedi 5 juillet 2025

Les ravages de la prostitution

Glané sur le site du magazine en ligne XXI : cet article où il est à nouveau démontré que lorsqu'on accepte d'être payé, on accepte également de ne pas mordre la main de celui vous stipendie ; particulièrement quand on à hâte de gloser sur le "développement durable", la "transition écologique" et autres foutaises du discours dominant. Et cela, toute honte bue.

Le 13 juin 2025, le Collège de France nous a communiqué ce contrat de 26 pages qui interroge la liberté académique dont doit se prévaloir un lieu de savoir. Le texte prévoit que Total  octroie la somme de 2 millions d’euros pour l’animation, de 2021 à 2026, de cette chaire ["Avenir Commun Durable" (sic) qui organise son cycle de conférences sur la transition écologique et énergétique (re sic)]. Chaque année y siège un scientifique qui s’est illustré dans sa discipline, comme l’économiste Christian Gollier ou le professeur d’histoire environnementale Kyle Harper. Une initiative visant à « s’engager et prendre part [au] combat » de la « transition écologique et énergétique » à l’heure de l’« urgence climatique », comme l’indique le site web Avenir Commun Durable.
En échange de cette donation, le Collège de France a consenti à une clause dite de non-dénigrement, c’est-à-dire qu’il s’engage à s’abstenir de « toute communication directe ou indirecte, écrite ou orale, susceptible de porter atteinte à l’image et à la notoriété » de la multinationale. Laquelle ne voit pas de contradiction à reconnaître, dans le même souffle, que « la réussite, la richesse intellectuelle, l’impact et le rayonnement de l’initiative Avenir Commun Durable reposent sur la réputation d’indépendance […] du Collège de France ».



mardi 17 juin 2025

Dans les solitudes

 

" Les hommes sont bien malheureux, se disait Angelo. Tout le beau se fait sans eux. Le choléra et les mots d'ordre sont de leur fabrication. Ils écument de jalousie ou périssent d'ennui, ce qui revient au même s'il ne leur est pas donné d'intervenir. Et s'ils interviennent, alors c'est la prime à l'hypocrisie et au délire. Il suffit d'être ici ou dans les solitudes que je traversais à cheval l'autre jour pour savoir où se trouvent les vrais combats, pour devenir très difficile sur les victoires à remporter. Somme toute pour ne plus se contenter de peu."

Jean Giono, Le hussard sur le toit 

mardi 3 juin 2025

Goûts

 


Ce barbon, vieux poète, disait qu’il ne les aimait...

pas forcément belles, bien que, comme tout pékin moyen, je ne refuse pas ma part de beauté dans cette vallée de larmes. Pas forcément belles donc, mais impérativement étrangères à mon monde. M’offrant dans les traits de leur visage, leur vêture ou l’atmosphère qui naît de leurs gestes, une promesse de dépaysement. Moins pour m’entraîner dans des aventures mirifiques, ou des destinations aristocratiques, que pour partager notre bienveillante étrangeté, le sentiment que d’autres ponants scintillent loin du théâtre local. Cela pourrait être une banlieue pavillonnaire avec d’étranges fleurs. Les jardins aux parfums humides d’un pavillon crépusculaire. Une sous-préfecture ensommeillée, heureusement oubliée par le progrès. Une rue cerclée de buildings dans une cité d’Amérique. Une chambre sous les toits où gisent les guipures odorantes de celle qui l’habite. Un appartement aux hauts murs frais au centre du Caire. Bref, qu’avec ses baisers, le parfum de ses cheveux m’offre un ailleurs que je ne trouve plus en moi.

 

mardi 13 mai 2025

Zu Asche, zu Staub

 


La psychologue hospitalière Sara Piazza s’étonne qu’une large partie de la gauche considère l’aide active à mourir comme une cause progressiste. Elle y voit surtout une manière de pallier les carences du système de santé et craint une logique de tri qui s’effectuerait entre les existences dignes ou non de se poursuivre.

Le texte actuellement étudié à l’Assemblée nationale propose un délai de quinze jours entre la demande et l’exécution du geste létal. Or il faut aujourd’hui, par exemple, six mois d’attente en région parisienne pour une consultation dans un centre antidouleur. Comment soutenir que l’accès à la mort devienne plus rapide que la possibilité d’être soigné ?

Glané sur le site du journal de tous les pouvoirs.

 

mercredi 23 avril 2025

In vino veritas

 

"Ni moi ni les gens qui ont bu avec moi, nous ne nous sommes à aucun moment sentis gênés de nos excès. «.Au banquet de la vie.», au moins là bons convives, nous nous étions assis sans avoir pensé un seul instant que tout ce que nous buvions avec une telle prodigalité ne serait pas ultérieurement remplacé pour ceux qui viendraient après nous. De mémoire d'ivrogne, on n'avait jamais imaginé que l'on pouvait voir des boissons disparaître du monde avant le buveur."

Guy Ernest Debord, Panégyrique

 

Le TFA (acide trifluoroacétique), le plus répandu des polluants éternels, ne contamine pas seulement l’eau du robinet des Européens ; il est aussi présent dans le vin, et à des taux très supérieurs. Les principaux suspects sont les pesticides à base de substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS), dont les molécules actives se dégradent en TFA. Plus préoccupant encore, depuis les années 2000, les concentrations de TFA augmentent dans le vin à un rythme galopant, selon une progression qui suit jusqu’à présent une courbe qui a tous les traits d’une exponentielle. Tels sont les principaux enseignements d’analyses rendues publiques, mercredi 23 avril, par le réseau d’associations Pesticide Action Network (PAN) Europe.

 

lundi 14 avril 2025

De la dignité

 


Trump, haine de masse, science... Pour l'ami Jacques Luzi : rien ne va plus dans ce monde ! C'est le moins que l'on puisse dire et ce n'est pas la première fois qu'il l'affirme

Et si l'on se demande pourquoi continuer à penser en ces temps de détresse, on répondra que c'est bien parce que la détresse est si générale qu'il faut continuer à (la) penser. 

"Prise dans ce déchaînement de la déraison, la raison est un combat, probablement perdu d’avance. Il n’empêche : elle demeure la dignité de ceux qui n’abdiquent pas, non seulement devant les stigmatisations en provenance des fanatiques de tout bord, mais aussi face à la barbarie qui vient." 

Publié par les camarades de Pièces & Main d'Oeuvre, on trouvera son texte en cliquant ici

 

lundi 31 mars 2025

Banalités de base

 


La société modernisée jusqu’au stade du spectaculaire intégré se caractérise par l’effet combiné de cinq traits principaux, qui sont : le renouvellement technologique incessant; la fusion économico-étatique; le secret généralisé; le faux sans réplique; un présent perpétuel. 

Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle