Dix-huit ans avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, Max Weber écrivait :
Seule une incompréhension totale de la politique et un optimisme naïf peuvent méconnaître que la tendance inéluctable de tous les peuples civilisés bourgeoisement constitués débouche sans aucun doute possible, après une période de concurrence extérieurement pacifique, sur le moment où seule la puissance décidera de la part de chacun dans la domination économique de la terre, et donc du niveau de vie de sa population1.
Et, en 1999, Susan Strange affirmait :
Le modèle des États souverains est par nature incapable de corriger et d’inverser les processus de dégradation environnementale qui menacent la survie (…) de notre espèce2.
Je propose ici quelques commentaires de ces deux citations :
1. Le système-monde industriel, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est né de la guerre. Comme le note Geoffrey Parker : En Europe, « Le 16e siècle ne connaît pas plus de dix années de paix totale, le 17e siècle n’en verra que quatre », préparant la puissance militaire grâce à laquelle les états occidentaux, déjà « maîtres de 35% de la surface de la terre en 1800, en dominaient 84% en 1914 » (p. 57 & 65), absorbant ainsi l’essentiel des « ressources naturelles » mondiales, etc. 3
2. Au sein du système-monde industriel, il est possible de distinguer deux types de conflits :
les conflits coloniaux et néocoloniaux entre forces militaires inégales : Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, on a assisté à un processus de décolonisation limité à l’indépendance politique formelle, et à l’intégration des nouveaux états au marché mondial dominé par un ensemble de multinationales poursuivant le pillage des « ressources naturelles ».
Par exemple : depuis 1991, la France a mené 115 opérations militaires, principalement en Afrique, pour « sécuriser » son approvisionnement en uranium et en minerais stratégiques.
les conflits d’hégémonie entre les états industriels les plus puissants : Le système-monde industriel a connu une succession de « centres » hégémoniques : les Pays-Bas, l’Angleterre et les états-Unis. Chaque basculement de « centre » s’est effectué au cours de conflits « mondiaux » [La guerre de Trente ans (1618-1648), les guerres napoléoniennes (1803-1815) et la Seconde Guerre mondiale (1939-1945)]. Aujourd’hui, la Chine, premier producteur mondial, prétend succéder aux états-Unis comme « centre » du système-monde, même si, pour l’instant, les états-Unis conservent leur suprématie monétaire et militaire.
C’est dans ce cadre qu’il faut considérer les politiques de réarmement actuel et la nouvelle course aux armements nucléaires4.
3. La course à la puissance est le principal stimulant des progrès technologiques, qui ont majoritairement une origine militaire, ainsi que le remarque Stephen Graham :
Depuis le début de la Guerre froide, par exemple, les états-Unis ont régulièrement dévolu à la « défense » 80% des dépenses gouvernementales consacrées à la recherche et au développement technologiques. Les technologies telles qu’Internet, la réalité virtuelle, les avions de ligne, l’extraction de données, les caméras de surveillance, les fusées, la télécommande, les fours à micro-ondes, le radar, le GPS, les ordinateurs en réseau, les communications sans fil, la surveillance par satellite, la conteneurisation et la logistique ont toutes été fabriquées au cours de la seconde moitié du 20e siècle dans le cadre de l’élaboration des systèmes de contrôle militaire5.
J’ai montré ailleurs qu’il en était de même pour l’intelligence artificielle6.
Les applications civiles des technologies d’origine militaire ont deux fonctions :
Une fonction d’acceptabilité sociale, en renforçant la croyance entre progrès technologique et progrès social, alors que ces technologies servent également le renforcement de la surveillance et du contrôle des populations ;
Une fonction de financement : en perpétuant la croissance économique, ces applications permettent, via l’impôt, d’accroître les budgets militaires. Ainsi, l’accumulation du capital et la puissance militaire se nourrissent mutuellement.
4. L’intensification de la course à la puissance s’accompagne de la mise en place, partout dans le monde, d’un néo-conservatisme remettant en cause les principes même de la démocratie formelle. Comme l’écrivait Wendy Brown dès 2003, cette politique légitime un état qui « se consacre au développement d’une religion civique associant la forme de la famille, les pratiques consuméristes, la passivité politique et le patriotisme, et qui est ouvertement et offensivement impérialiste », n’hésitant pas pour cela à réintroduire la religion dans la vie publique7.
Trump est soutenu par la secte évangélique, le christianisme redevient une référence politique en Europe, la dictature de Poutine s’appuie sur l’église orthodoxe, la Chine développe un nationalisme d’inspiration néo-confucianiste, l’Inde un nationalisme hindou, le Moyen-Orient est dominé par des théocraties, etc.8 Ainsi, s’affirme un peu partout l’association entre la rationalité technoscientifique et l’irrationalité religieuse, permettant de mobiliser les masses dans des « conflits de civilisation » artificiellement établis.
5. La crise environnementale attise les conflits interétatiques et ceux-ci renforcent la crise environnementale.
La fusion nationaliste entre les religions et la course interétatique à la puissance (technologique) s’inscrit dans cette double causalité, sans souci des dégâts environnementaux générés par les guerres modernes (contamination de l’eau et de la terre, déchets et des débris dangereux, etc.).
Par exemple, la guerre menée par Israël en Palestine engendre une catastrophe écologique, rendant le territoire inhabitable9.
Comme le notait Harald Welzer dès 2009 :
Les guerres induites par le climat seront la forme directe ou indirecte de la résolution des conflits du 21e siècle et la violence est promise à un grand avenir : l’humanité assistera non seulement à des migrations massives, mais à des solutions violentes aux problèmes des réfugiés ; à des tensions dont l’enjeu sera les droits à l'eau et à l’exploitation, mais aussi à de véritables guerres pour les ressources.
Quelques exemples récents et à venir :
Les relations conflictuelles entre l’Inde et le Pakistan (deux états nucléaires), sous couvert de l’antagonisme entre l’hindouisme et l’islamisme, ont pour cause principale le partage des terres frontalières et des eaux de l’Indus, sur lesquelles reposent l’agriculture pakistanaise10.
Les annonces impérialistes de Trump traduisent l’inquiétude américaine concernant les métaux nécessaires aux technologies de pointe, notamment à usage militaire :
L’accès aux terres rares et autres minerais critiques est une obsession pour le président américain. Parce qu’ils sont essentiels à d’autres secteurs clés pour la sécurité des états-Unis et la croissance de son économie, comme la défense et les systèmes de missiles, l’espace, la téléphonie et autres nouvelles technologies11.
Que ce soit du côté européen ou étasunien, l’aide à l’Ukraine est conditionnée par l’accès privilégié à ses ressources (titane, pétrole, gaz de schiste, fer, manganèse, zirconium, scandium, etc.), évaluées à 7500 milliards de dollars12.
Cette inquiétude et cette obsession pour l’énergie et les minerais sont partagées par l’ensemble des états industrialisés (à l’exception de la Chine pour les minerais, car elle représente 90 % de la capacité mondiale de traitement des terres rares). Ils expriment le cercle vicieux par lequel il faut de l’énergie et des minerais pour maintenir la supériorité technologique militaire, comme il faut la supériorité technologique militaire pour s’emparer de l’énergie et des minerais sur lesquels elle se fonde.
Par ailleurs, dans un rapport récent, l’Institut des Hautes études de Défense Nationale (France) indique, concernant le futur proche, que :
La fonte des glaces dans la région arctique va accroître l’accès à de nouvelles voies de navigation et réduire les coûts de l’exploitation de pétrole ou de minerais, posant le risque d’exacerber la compétition interétatique dans la zone13.
6. Conclusion. Je terminerai rapidement par deux remarques empruntées à Simone Weil, dans un vieux mais remarquable petit livre posthume, écrit en 1934 et publié en 1955 en France, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale.
Première remarque : Du fait qu'il n'y a jamais détention définitive de la suprématie, mais seulement course au pouvoir, l’expansion de la force et de la puissance tend irrémédiablement vers la démesure, la réduction irrémédiable de l’humanité au statut de chose de choses inertes (les technologies) et, au final, l’autodestruction. Intuitivement, Simone Weil savait que la limitation des « ressources naturelles » à la base de la puissance constituait la principale contradiction de la course à la puissance :
Telle est la contradiction interne que tout régime oppressif porte en lui comme un germe de mort ; elle est constituée par l’opposition entre le caractère nécessairement limité des bases matérielles du pouvoir et le caractère nécessairement illimité de la course au pouvoir en tant que rapport entre les hommes14.
Troisième remarque. Je la cite :
Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force et si l’on sait ne pas le respecter15.
Aujourd’hui, on ne peut que travailler à répandre cet irrespect.
Jacques Luzi
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1 M. Weber, cité par W. J. Mommsen, Max Weber et la politique allemande (1890-1920), PUF, 1985, p. 109.
2 S. Strange, « L’échec des États face à la mondialisation », Esprit, Décembre 2011 (1999), p. 63.
3 G. Parker, La révolution militaire. La guerre et l’essor de l’Occident 1500-1800, Gallimard, Paris, 1993 (1988), p. 57 & 65.
4 Observatoire des armements, « Les risques nucléaires augmentent avec l’émergence d’une nouvelle course aux armements », 16 juin 2025, obsarm.info.
5 S. Graham, Villes sous contrôle. La militarisation de l’espace urbain, La Découverte, Paris, 2012 (2010).
6 J. Luzi, Ce que l’intelligence artificielle ne peut pas faire, La Lenteur, Saint-Michel-de-Vax, 2024.
7 W. Brown, Les habits neufs de la politique mondiale, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007, p. 111 & 122.
8 Successivement : S. Boussois, « La montée en puissance des évangéliques dans la politique étrangère américaine », Géopolitique et technologie, La revue internationale et stratégique, n°110, été 2018 (iris-france.org) ; W. Brown, Les habits neufs de la politique mondiale, op.cit., p. 120 et suivantes ; J. Faure, « Le cosmisme : une vieille idée russe pour 21e siècle », Le Monde diplomatique, décembre 2018 ; B. Xu, « Nationalisme populaire et nationalisme d’état : le cas chinois », Outre-Terre, 2006, n°15, p.51-59 ; Oncymm, « Nationalisme hindou », Revue Histoire, 19 février 2024, revue-histoire.fr.
9 J.-P. Filiu, « La catastrophe écologique de la guerre de Gaza », Le Monde, 7 juillet 2024, lemonde.fr.
10 E. Chaplault-Maestracci, « Conflit Inde Pakistan : le spectre d’une guerre de l’eau », Conflits, 21 mai 2025, revueconflits.com.
11 B. Bonnefous, « Pourquoi Donald Trump veut-il mettre la main sur les terres rares ? », Le Monde (podcast), 17 mars 2025, podcasts.lemonde.fr.
12 C. Izoard, « Un enjeu caché de la guerre en Ukraine : les matières premières », 9 décembre 2022, reporterre.net.
13 IHEDN, Les ruptures stratégiques contemporaines, 17 septembre 2024, ihedn.fr.
14 S. Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale (1934), Paris, Gallimard, 1955, p. 59 & 72.
15 S. Weil, L’Iliade ou le poème de la force, Payot & Rivages, Paris, 2014 (1940-1941), p. 112.