Ai-je
dit que je suis bossu ?
Jean
Giono, Le moulin de Pologne
Derrière
son visage - une claire bouffée de menthe - le muret de pierres
bordait le potager. Derrière nous se trouvait sa maison : une
pincée de tuiles posée sur les premières avancées du causse.
Pauline vivait là depuis un divorce dont elle parlait peu et
l’abandon de son emploi d’ingénieur en on-ne-sais-quoi. Le
pécule que lui avait laissé son père et son obstination à se
forger un nouveau métier lui avaient permis de s’installer ici
avec une cinquantaine de ruches.
Cette
trentenaire à l’allure athlétique avait trois amants. Avec votre
serviteur, elle fréquentait Pierre Leclan, un élégant
cinquantenaire qui prospérait dans l’élevage industriel, et André
Bodart dont la rousseur appuyée lui conférait un air irlandais. Ce
dernier était patron d’une grosse entreprise de BTP et
grenouillait dans d’obscures sous-commissions départementales qui
faisaient la pluie et le beau temps ici. Nous ne nous fréquentions
guère. À peine nous serrions nous la main quand le hasard nous
réunissait dans l’un des cafés du bourg. Il aurait été excessif
de parler de jalousie.
Que puis-je dire aujourd’hui ?
Pauline n’avait fait d’avance à personne. À l’issue d’un
menuet qui était loin d’une chasse à courre, elle avait délimité
son territoire et réglé les horloges. Leclan et Bodart, qui
n’étaient pas à une maîtresse près, filèrent pourtant très
doux. Il m’arriva de croiser l’un deux revenant du causse. Loin
du rodomont, il rentrait chez lui la queue entre les jambes,
littéralement.
Quant à moi, ce fut d’une simplicité
biblique. Ayant instruit la vente de l’hectare qu’elle avait
acheté au vieux Ayrolles (je suis clerc), j’avais dû mettre pas
mal d’huile dans les rouages de ce vieux grippe-sou. Les allées et
venues entre l’étude et la ferme du barbon avait mis mon corps à
rude épreuve. Une semaine après sa conclusion, au soir d’une
journée où le vent avait frictionné les nuages, Pauline gravissait
les vingt deux marches de l’étude pour m’inviter à dîner.
Il m’en faut de beaucoup pour être
surpris. Je connais mon aspect mais aussi ma réputation. Je me
préparais donc à un dîner de travail où elle me sonderait pour
tirer de nouveaux plans sur la comète. Il n’en fut rien. Sa
conversation me charma par son absence d’ambages et la finesse avec
laquelle mon hôte parla de la meilleure façon de tuer le temps.
Vers une heure du matin, alors que j’allais prendre congé, elle
posa sa main hâlée sur mes doigts osseux et m’invita à la suivre
dans sa chambre. Elle eut l’élégance de ne pas éteindre la
lumière lorsque je la rejoignis.
C’était
aujourd’hui mon heure. Mon temps, comme disait Pauline. Un
promeneur s'égarant dans ce lieu isolé aurait été intrigué par
cette jeune femme souriante et nue adossée contre votre serviteur,
qui lui était resté vêtu, et qu’il n’aurait pu décrire
autrement que comme un homme fait de bric et de broc. Et de fait, si
mon visage portait beau malgré mes quarante ans, mon corps s'était
vu fortement contraint par l'accident de voiture que j’avais eu,
quelques années auparavant, au retour d’une fête votive.
Tendons,
os, peau : les chirurgiens avaient fait ce qu’ils avaient pu.
Pauline disait que mon corps était une carte de ce monde. J’avoue
avoir été peu sensible à cette image qui ne correspondait pas au
train douloureusement brinquebalant que celui-ci me faisait mener
depuis vingt ans.
Il
fallut que nous nous mettions à baiser - Dieu merci, mon sexe
n’avait pas souffert de la collision -, pour que je sente la
justesse de sa remarque. Était-ce le causse autour de nous ? Le
bleu pâle de ses yeux ? Leur éclat attentif qui me permettait
d'oublier mon corps d'Arlequin ? Ou était-ce la manière de
pacte que nous avions signé depuis six ans que nous commercions ?
Dans son lit, ou sous quelques buissons aux doigts crochus - une
fantaisie rare mais souvent douloureuse -, c’était mon corps de
guerre que Pauline affrontait. Au sortir de ses mains, je pouvais
regagner mon étude nantis d’une joie qui m’ôtait tout
boitillement pendant un mois. Les murs de la petite ville où je
vivais souriaient à la vue de mes épaules tordues. L’air frottait
ma peau scarifiée avec la langue d’une brave vache. Voilà mon
corps, disais-je, et dans ces moments là, mon air insolent obligeait
ceux qui me croisaient à ne plus détourner les yeux. Ce n’était
pas rien.
Ai-je
dit que je suis orphelin ? À peine ai-je quelques cousins en
Flandre que je n'ai jamais cherché à connaître. Mon corps, ainsi
qu'un solide sentiment d'indépendance, m'ont évité les
encombrements du mariage. J'ai donc quelques loisirs en dehors de mon
travail à l'étude de maître Lacoste, un jeune fainéant dont
l'incompétence arracherait des hourras au dernier des politiciens.
Assez vite, c'est-à-dire quelques mois après qu'il eut repris
l’étude de son père – et sans doute dûment conseillé par ce
dernier qui connaissait mes qualités et l'absence de celles de son
fils -, le jeune Lacoste s'était reposé entièrement sur moi. Il
n'eut pas à s'en plaindre. Comme beaucoup de pauvres qui ont étudié,
j'ai développé un esprit sagace. Je vais vite et parfois même
assez loin. Bref, tout ce que le pays comptait d'aisés finit par
traiter chez nous. Vous l'avez compris, je n'aurais pas supporté de
recevoir mes ordres d'un imbécile.
Rapportons
un miracle : dans cette campagne où l’ennui circule encore
très bien, personne n’était au courant de notre quatuor. Le
caractère enjouée et discret de Pauline y était sans doute pour
quelque chose. Quoi qu’il en soit, nul stigmate ne la marquait.
« Et quand bien même ?, m’avait-elle dit un jour. Ici,
j’ai suffisamment de caillasses pour les lancer sur qui voudrait
s’amuser. »
Le
crépuscule avait déposé sa ration d’or sur le sommet des arbres.
Nous venions de faire l’amour avec une certaine langueur,
conscients qu’une fois assis sur ce banc de pierre, nous goûterions
aux derniers soubresauts de l’été. Nous parlions gentiment d’une
façon qui me manque encore beaucoup. Il faut l’admettre :
notre époque a réduit à la portion congrue nos discussions. En
ville, dans nos hameaux, je le constate : le peu que nous avons
encore à dire s'exprime dans une langue si pauvre qu’elle laisse
sur sa faim. Aujourd’hui, parler avec son prochain vous expose à
recevoir une fameuse portion de néant.
Ce
n’était pas le cas avec Pauline. Janséniste, ses mots passaient
par un tas de filtres avant de franchir ses lèvres. Cerise sur le
gâteau : elle cédait rarement aux expressions toutes faites.
Chacune de nos conversations, le plus souvent post coïtum,
constituaient de sobres balthazars très revigorants.
Où
avait-elle appris à parler ainsi ? Je ne l’ai jamais su. Elle
empoignait les choses avec une lucidité effrayante, même pour un
cœur aussi recuit que le mien (le notariat vous fait vite développer
une solide philosophie de l'âme). Cette brune au corps souple avait
une morale de vieux singe. Je ne pouvais m'empêcher de contempler sa
peau brune et ses pommettes diamantines en songeant que derrière cet
éclat se dissimulait un ethnologue farceur qui me livrait
d'inattaquables jugements sur celles et ceux que nous connaissions.
Je me disais : voilà une femme qui a mille ans.
Nous
apprécions assez le vin pour communier fréquemment autour d’une
bouteille. Ayant appris qu'elle lisait peu, j’apportais mes livres.
Mon corps débile, et une certaine soif de ce qui m'entoure, m'avait
fait constituer une belle bibliothèque dans l'appartement que je
louais au centre du bourg. De son côté, Pauline m'entretenait de la
vie des abeilles. Comme les livres, les ruches sont le centre du
monde. Il y eut de passionnants croisements.
Nous
aimions surtout parler du pays, de sa houle de surface comme de ses
courants souterrains. Mariages, ambitions, égoïsmes, coucheries,
belles haines : nous parcourions les champs de notre petit monde
sans discrimination. À l’étude, je disposais d’un observatoire
idéal. Quant à Pauline, elle prétendait que ses abeilles en
savaient plus long que je ne le pensais. À notre façon, nous
cultivions une sorte de patriotisme local.
Nous
en convînmes tous les deux sur ce banc : on sortait d’une
triste période. Depuis vingt ans, les vieux n’avaient cessé de
disparaître, éteignant avec eux les fermes qu’ils avaient occupé.
Longtemps, notre bourg et les villages alentours avaient vivoté,
escortés par un sommeil fait de pièces vides et d’étables
silencieuses.
Et
puis, les jeunes restés au pays avaient commencé à « faire
construire ». Si le centre des villages ne se repeuplait pas,
des maisons sans grâce surgissaient sur leurs pourtours. Bientôt,
des grappes d’enfants s’étaient mis à courir les chemins et à
jouer sur les places autrefois désertées. Quant aux fermes, leurs
terres étaient rachetées par les paysans soucieux de résister aux
assauts des banques. D’autres furent reprises par des couples qui
avaient fuit la ville pour une vie plus rude mais digne d’être
vécue. Maraîchers, éleveurs de poules ou de brebis, propriétaires
de gîtes : nous apprîmes alors que nous mangions « bio »
depuis des lustres. Chassés des villes par la cherté de la vie, des
familles pauvres louaient les maisons du bourg. Peu y demeuraient.
Rendus intranquilles par une économie sans pitié, ils déménageaient
d’un lieu à l’autre sans jamais s’y ancrer. D’une certain
façon, la vie reprenait.
Ce
jour là, Pauline m’annonça qu’elle ne verrait plus Leclan et
Bodart. « - Ils mijotent des saloperies, ajouta t-elle. »
Je considérais avec stupéfaction cette femme qui me faisait la
grâce de rester nue devant moi. Son visage, d’habitude si ouvert,
était barré d’un rictus. « - C’est la première fois que
je me sens sale, dit-elle en passant une main sur ses cuisses. »
Je
m’étais toujours gardé de lui demander pourquoi elle avait
accepté ces deux hommes dans son lit, trop conscient que sa réponse
m’aurait atteint comme un douloureux ricochet. J’appris néanmoins
la nouvelle avec satisfaction. Deux rivaux étaient écartés et
j’avais suffisamment de ressort pour compenser leur perte auprès
de Pauline. On le voit, je ne pensais pas toujours bien loin.
Elle
m’expliqua que les deux compères avaient un projet :
construire un méthaniseur près de G., un hameau situé à une
vingtaine de kilomètres de notre bourg. Cette usine, m’expliqua
t-elle, transformait le plomb de la merde en or du gaz. Acoquinés à
la Région et à l’Etat, nos loustics avaient lancé l’enquête
publique pendant l’été, alors que la majorité des habitants du
hameau étaient en vacances. Le projet ainsi accepté et les
travaux terminés, l’usine avait démarré son activité.
Pauline
s’était levée, peu soucieuse, cette fois-ci, d’être vue par un
promeneur. Frémissante d’une rage mal contenue, elle avait posé
ses mains sur les hanches. Depuis l’installation de l’usine, des
odeurs pestilentielles hantaient ses alentours, provoquant des
malaises chez les habitants. Plusieurs brebis d’un troupeau qui
paissait non loin étaient tombées malades. Un apiculteur avait vu
ses abeilles mourir quelques jours après un épandage de
digestat près de chez lui.
J’appris
ainsi que la méthanisation produit un déchet : le digestat, un
liquide qui charrie nombre de résidus d’antibiotiques, de métaux
lourds, de perturbateurs endocriniens et de bactéries pathogènes.
Présenté par l’entreprise comme un « fertilisant »,
des tonnes de ce jus étaient répandues sur les terres agricoles du
pays. Un pays qui, non content d’être le château d’eau de la
région, possède un relief pentu qui favorise le ruissellement. « -
Avec la puanteur et les camions, dit-elle, ils contaminent les
sources et les nappes phréatiques. »
Je
ne fus pas surpris. Cela
fait longtemps que
l’Etat
conçoit
ainsi la « valorisation
du territoire ». Après avoir fermé
écoles, maternités,
bureaux de postes et
hôpitaux, il
encourage l’enfouissement de déchets toxiques, hérisse
nos collines
d’éoliennes, impose
des
panneaux solaires, projette
de polluer les sous-sols par l’extraction de gaz de schiste,
construit des incinérateurs et
rêve
de créer des
aéroports au milieu d’une
forêt.
Pourquoi
se priver ? Faiblement peuplés d’une population
vieillissante et modeste,
nos
pays
offrent
des espaces où enfouir le revers honteux de notre monde : les
déchets d’une organisation sociale qui assouvit
son démentiel besoin d’énergie en
détruisant
ce qui l’entoure.
Leclan
et Bodart ne comptaient pas en rester là. Cette ahurissante
réalisation allait faire des petits : quatre méthaniseurs
seraient implantés au nord du bourg. Fidèles à leur méthode, le
projet avait été éclaté en quatre lots de façon à déjouer
l’obligation d’enquête publique. Bientôt, ces usines
produiraient des tonnes d’une merde nocive qui serait épandue
autour de nous.
Pauline
se tourna vers moi. À présent, sa nudité se fondait dans les
arbres. Sa peau, son ventre, ses seins faisaient partie du causse et
de ses murets de pierres sèches. « - Je ne veux pas voir
crever mes abeilles, dit-elle. - Mais enfin, protestais-je
stupidement. Ils ne vont pas installer ces horreurs à leur porte ! »
Pour la première fois depuis que nous nous connaissions, elle me
considéra avec pitié. « - Et c’est vous qui ignorez
ce que l’argent fait aux hommes ? »
On
peut imaginer le genre de nuit qui suivit. Chez moi, alors que les
heures s’égrenaient au clocher d’en face, je marchais au bord
d’abîmes impressionnants, jouant avec des paroxysmes que je
croyais oubliés. Si j’inventais mille façon de me brûler, encore
fallait-il le faire intelligemment. J’écartais les accommodements
pour dresser une sorte de manège qu’il me serait difficile
d’arrêter. Au matin, ma décision était prise. J’allais jouer
serré mais à l’aide de dés taillés à ma main. Je voulais me
garantir une certaine amplitude de mouvement.
Les
semaines qui suivirent, je passais beaucoup de temps dans ma
bibliothèque à compulser des ouvrages de droit. Je menais quelques
recherches sur le Net avant d’effectuer une demi douzaine de
voyages qui me menèrent à Paris puis en Normandie. Je rencontrais
d’anciens condisciples qui, ayant bien mené leur barque, avaient
développé certaines habiletés que je recherchais. Quelques uns me
devaient un chien de leur chienne.
Je
voyais souvent Pauline. Nous suivions avec attention la progression
des chantiers. L’ensemble avançait avec la vivacité d’un
cancer, provoquant son désarroi et une colère qui semblait parfois
me viser. Ce fut le seul moment où je dus faire preuve de courage.
Un
après-midi, je frappais en vain à sa porte. Je dû la chercher un
moment avant de la trouver réfugiée dans une cazelle qui bordait le
bois, à une dizaine de mètres de sa maison. Les cheveux emmêlés,
le visage mâchuré d’un mélange de terre et de larmes, elle était
allongée sur le sol, vêtue d’un pull en laine blanche et d’une
paire de jean’s. Je m’agenouillais avec difficulté pour prendre
sa main. Elle semblait sonnée et particulièrement réticente à mes
tentatives de consolation. « - La moitié de mes ruches a
crevé. » Son regard me transperça pendant une pénible
seconde. Accroupi comme je l’étais, avec ma jambe tordue et mon
torse de crapaud, je ne pus que regarder en silence son visage se
tourner vers l’endroit le plus obscur de l’abri. Je pensais alors
à l’eau jaunâtre que j’avais vu, pour la première fois ce
matin, s’écouler de mon robinet. Je ne me permis aucune colère.
Il me fallait simplement amender mes plans.
Comme
devait me le rappeler l’officier de police qui m’interrogea plus
tard, c’est le contenu entier d’un camion citerne qui fut
déversé, la nuit d’après, à l’intérieur des villas occupées
par les familles Leclan et Bordat. Des milliers de litres de digestat
avaient conchié les sols et les murs de ces coquettes habitations
pour les rendre définitivement inhabitables.
L’exode des deux familles constitua un
spectacle de choix. Dès le matin, une foule compacte s’était
massée devant le portail des Bodart. La perspective de voir ses
filles grimper en pleurs dans le SUV familial, environnées par
l’odeur de fumure, excitait en nous des sentiments contradictoires.
Je n’y échappais qu’à moitié. Il aurait fallu un coeur de
pierre pour n’être pas ému par leur désarroi même si le
souvenir du luxe dans lequel elles vivaient se mêlait à celui de la
morgue dont elles faisaient preuve avec nous. Mêlé aux spectateurs,
je sentis la tension qui parcourait chacun d’eux et qui, à la
façon d’un courant souterrain, tirait le bas du visage. En fait,
nous nous retenions de rire.
Après
que ces naufragés se furent réfugiés dans un confortable hôtel de
F., on apprit qu’ils étaient ruinés. Comptes courants, assurances
vie, obligations : tout avait été siphonné. Il ne restait
plus un kopeck de cet argent si laborieusement accumulé. À cette
nouvelle, beaucoup d’entre nous éprouvèrent une manière de
vertige. Avec un luxe de détails, on imagina les zéros clignotant
sur l’écran de leur application bancaire. Cela donna à certains
un bel aperçu de l’infini.
Les
employés, puis les directeurs des banques qu’assiégèrent les
deux familles furent catégoriques : c’est sur leur ordre
(leurs signatures en faisaient foi) que l’argent avait été
transféré sur des compte localisés dans les îles anglo-normandes.
Il avait ensuite quitté l’horizon légal après une série de
nouveaux transferts sur des comptes de moins en moins identifiables
et de plus en plus inaccessibles.
Pour
le dire simplement, l’argent avait disparu. « - Comme ça »,
avait dit l’un des directeurs avec un geste du poignet si
désinvolte qu’il lui avait valu un coup de tête de Bordat. Une
scène eut lieu dans le hall d’une des banques de F. (Depuis une
certaine succession, j’étais au mieux avec son directeur). À
l’entendre, madame Leclan avait eut un comportement de demi-folle,
menaçant le personnel avec un coupe ongle qu’elle avait sorti de
son sac à main et l’agonissant d’injures si ordurières qu’il
n’avait pas osé me les répéter.
La nouvelle de cette déroute s’était
répandue comme une traînée de poudre. Si on riait de la
mésaventure de ceux qui nous tenaient la dragée haute depuis si
longtemps, la facilité avec laquelle leur argent avait disparu
inquiétait. Je vis débarquer à l’étude certains de mes clients,
la bouche pleine de hackers et de cybercriminalité.
Leur propre banque ne les avaient pas vraiment rassuré. Aujourd’hui
encore, je goûte avec quelle maestria le destin avait manœuvré
afin que ce soit moi qui déploie des trésors de rhétorique pour
les rassurer.
Dans
la nuit qui suivit l’épisode des banques, une série d’incendies
provoqua la destruction des cinq méthaniseurs. Ce dernier coup
provoqua de longs échos. Au matin, des convois de gendarmes se
mirent à sillonner le pays. On parla de déploiement de forces,
d’opération coup de
poing, de mesures antiterroristes.
Des coopératives furent perquisitionnées. On arrêta ce pauvre
Perez, un inoffensif berger dont le grand-père avait combattu en
Espagne. On alla même jusqu’à inquiéter le directeur d’une
succursale bancaire de F. qui se révéla aussi innocent que l’agneau
qui vient de naître. Un ministre, rapidement suivi par les médias,
agita le spectre de l’ultra gauche. Malgré ces coups de menton, on
sentait les pandores un peu perplexes. Le pays, quant à lui,
conserva un silence prudent. On ne parla de cabale que bien plus
tard.
Le
lendemain, je me rendis chez Pauline pour avoir une longue
conversation. Il me fallu l’emploi du tutoiement et une rude marche
sur le causse pour qu’elle se rende à mes raisons. Nous eûmes une
heure émouvante quand elle m’expliqua ce qu’il fallait faire des
ruches. « Il n’y a plus nulle part où aller, dit-elle. De
toute façon, je ne peux plus rester ici. » À la nuit tombée,
je l’accompagnais à la gare de F. Nantie de mes instructions, elle
promit de ne jamais me dire vers quelle destination la menait l’avion
qu’elle prendrait le soir-même.
Peu après son départ, je démissionnais
de l’étude au grand désarroi du petit Lacoste qui dut soudain
envisager l’avenir d’une façon moins confortable qu’il ne
l’avait prévu. J’en profitais pour mettre en ordre certaines de
mes affaires et malgré ma jambe morte, m’offris une promenade sur
les hauteurs qui dominaient la rivière qui coule le long de notre
bourg. Je m’asseyais sur un des rochers qui surplombe ses méandres
jusqu’à ce que le soleil embrase le causse de l’autre côté de
la rive. Je m’autorisais alors certaines pensées assez lyriques
qui achevèrent de me mettre de belle humeur.
Le
soir même, je brossais mon plus beau costume – un complet veston
en tweed dont la pochette s’accordait très bien avec les yeux de
Pauline – et me présentais à la gendarmerie de L. Je m’y
déclarais responsable du conchiement des villas, des incendies ainsi
que du détournement de fonds. Je plaidais le passionnel.
Mon
corps fut mon meilleur avocat lors du procès. Je m’étais
vêtu de façon à en
souligner les difformités et ne quittais pas un instant mon air
d’homoncule
vaincu par l’amour.
Lors des débats, on
oublia vite les malheurs infligés à ce qu’il fallait bien nommer
des parvenus. Quant aux méthaniseurs, le discours de l’avocat
général sur le refus du progrès fit un flop. Le public et les
médias savouraient un bouillon bien plus roboratif : les amours
d’un avorton pour une aventurière. Je jouais sur du velours. Il
n’y eu qu’un moment délicat : lorsque
le procureur me somma d’indiquer où se trouvaient l’argent.
Après un silence lourd de signification,
je
soupirais, présentant
au public ma poitrine
enfoncée, avant de
bégayer que je
n’en savais rien.
Malgré quelques
exclamations dubitatives et la
moue du procureur,
l’ombre troublante de
mon apicultrice
se mit
à flotter sur
le
tribunal. C’était
gagné.
Lorsque
je sortis
de prison, quelques
années plus tard, je
ne cherchais pas à
retrouver
Pauline. J’appris
avec satisfaction que
les méthaniseurs
n’avaient
pas été reconstruits.