lundi 1 septembre 2025

La nature existe



Dans ce bref ouvrage, Michel Blay et Renaud Garcia développent une perspective « naturienne » à contre-courant de la société industrielle et du dévoiement technocratique de l’écologie, avec pour finalité la préservation commune de la nature et de la liberté.

Le terme « naturien » s’inspire du mouvement populaire et libertaire de « retour à la nature » qui, entre 1894 et 1914, s’est élaboré contre l’artificialisation de la vie provoquée par l’industrialisation de la société, ou comme moyen de défendre « non seulement la nature, mais ce que l’on fait avec [elle], en tant que vivant humain ». 

Malgré leurs « impasses, leurs préjugés, leurs échecs, leur folklore pseudo-mystique parfois », les auteurs proposent de recueillir l’héritage des « naturiens » à la manière de Pierre Fournier (La gueule ouverte) et d’Alexandre Grothendieck (Survivre et vivre) et, ainsi, de demeurer des « vivants politiques dans un milieu vivant ».

Tenir cette position suppose d’en finir avec les « penseurs du vivant » ou des « descolatouriens » qui, au nom de l’écologie, associent l’effacement conceptuel de la nature à sa dissolution industrielle concrète. Ainsi, pour Philippe Descola, la « nature n’existe pas », et, pour Bruno Latour, la « nature est morte, Dieu merci ! »1

Disparaît alors la distinction entre « nature » et « artifice » et toute résistance possible à l’expansion industrielle, fondée sur une représentation abstraite de la nature comme une machine privée de toute qualité sensible et sur une pratique soumettant la nature à cette représentation abstraite et destructrice.

La disparition de cette distinction implique également la confusion entre les vivants et les systèmes techniques permettant, comme y invitait le cybernanthrope Gilbert Simondon (1924-1989), de considérer les technolologies (les applications issues des abstractions technoscientifiques) comme des partenaires de relations sociales. Ce qui suppose l’affirmation d’un néo-animisme dotant les machines, fabriquées et mortes, du statut de « vivant » et, en quelque sorte, de fétiches2

Car cette confusion sert l’« adaptation (subtile, négociée, diplomatique) à l’innovation technologique tous azimuts, c’est-à-dire à la force qui motorise désormais l’accumulation du capital »3. Et cette adaptation baigne dans le paradoxe qui consiste à soutenir l’expansion mortifère des technologies de la quatrième révolution industrielle, dérivées du naturalisme machinal de l’industrialisme, en le complétant par l’animisme postmoderne faisant mine, et seulement mine, de s’en émanciper.

La société industrielle correspond à l’application généralisée des abstractions technoscientifiques, que ce soit dans ses rapports à la nature, au corps vivant ou la société. Dans tous les cas, la représentation de la nature-machine, du corps-machine et de la société-machine conduit à nier la nature comme « devenir, mouvement incessant, apparition et disparition, génération et corruption », ou comme ce qui « naît, croît, vieillit et meure, en un cycle du vivant caractérisé par ailleurs par sa spontanéité et son imprévisibilité ». 

À partir de Edmund Husserl (1859-1938), Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) ou encore Michel Henry (1922-2002), les auteurs définissent la vie comme « Celle que nous sentons à la première personne, la vie sensible éprouvée du dedans [avant toute représentation], et non la vie telle que la conçoit la biologie moléculaire, tributaire des modélisations de la physique », c’est-à-dire de la conception machinale de la nature propre à l’industrialisme.

À l’apogée de la démesure technologique, l’industrialisation du vivant, portée par les biotechnologies et dans laquelle s’inscrit la reproduction artificielle de l’humain, fait du corps-vivant un corps-objet, un corps-fabriqué et machinal, un corps-mort4. Là encore, les penseurs du vivant – et autres technophiles postmodernes – pataugent dans la boue mêlant leur adhésion à la bio-industrie des tenants de la nature-machine et leur appel animiste à considérer ces technologies comme des partenaires sociaux. Comme s’il était possible d’échanger humainement avec une femme en situation de mort cérébrale et utilisée comme ventre reproductif, avant, pendant et après l’accouchement. Ou, lors la gestation machinée, de soutenir le moral d’un utérus artificiel contrôlé par une intelligence artificielle. De lui offrir des fleurs au moment de la délivrance de l’enfant. Et d’organiser, plus tard, de tendres rencontres entre cet enfant-machine et sa mère-machine. Comme si naître par des voies naturelles n’était pas le caractère de tout vivant, propulsé, singulier et inédit, dans le cycle immanent et indéfini de la « nature qui s’exprime dans le devenir, (…) où s’incarne notre vie ».

À la racine de la démesure technologique, on ne trouve pas la conception ancestrale (antique et chrétienne) de la nature, mais la représentation abstraite de la nature comme machine spécifique à l’ère industrielle et technologique. Cette représentation correspond en particulier à celle, depuis le 17e siècle, du temps abstrait, insensible et uniforme, « sans relation à rien d’extérieur » (Isaac Newton, 1687). Ce temps-machine, parce qu’il est dissocié de la vie et du vécu sensible, est le fondement du travail abstrait et du productivisme caractérisant le salariat5. Il est, de surcroît, le fondement de la mesure du travail, défini comme « produit du poids d’un corps par son déplacement ». De sorte que la nature, au même titre que les humains, « est assimilée à une immense réserve de travail » que l’industrie minière a en charge d’extirper en totalité. Au salariat correspond ainsi la nature-machine-stock, afin d’établir la domination de l’ordre du Technique (« développement de la nature-machine, réorganisation sociale autour de la machine, pouvoir des maîtres de la machine » ).

En évacuant le concept de « nature », les penseurs du vivant entretiennent le déni écolo-technocratique de l’aliénation à cet ordre du Technique, parce qu’ils le dominent et en jouissent. Ils ne sont pas les premiers6. Contre cette satisfaction imbécile, il convient d’entretenir l’espoir de luttes visant l’instauration de l’autonomie humaine, dans le cadre d’un « compagnonnage » avec la nature vivante.

C’est à cet espoir auquel nous convient Blay et Garcia et il n’en existe pas d’autre pour s’extraire de l’impasse industrielle, s’il est encore temps. Quant à ceux qui s’acharnent à stigmatiser cet espoir comme « réactionnaire », il convient de persévérer à dénoncer leur vision théologique de l’histoire, suspendue dans l’éther d’un « temps homogène et vide » : « Notre réflexion part de l’idée que la foi obstinée qu’ont ces hommes politiques [et ces intellectuels organiques] dans le progrès, la certitude qu’ils ont de s’appuyer sur une « base massive » et pour finir leur intégration servile dans un appareil incontrôlable [sont] trois faces de la même chose7. »

 

Jacques Luzi


M. Blay & R. Garcia, La nature existe. Par-delà règne machinal et penseurs du vivant, L’échappée, Paris, 2025.


1 Plutôt que l’animisme, on peut retenir des sociétés primitives leur vaste savoir concret, naturaliste et équitablement partagé : « Cet appétit de connaissance objective constitue un des aspects les plus négligés de la pensée de ceux que nous nommons « primitifs » » (C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, p. 13).

2 Ce fétichisme est entretenu par tous les moyens de la propagande. Par exemple, « First ever World Humanoid Robot Games kiks off in Beijing » (youtube.com).

3 Par exemple, A. Truffler, « Comment Philippe Descola peut nous aider à mieux comprendre notre rapport aux IA », 2 aout 2023, usbeketrica.com. Les « penseurs du vivant » sont si peu anticapitalistes qu’ils ont fait l’objet d’une série de podcasts « Comment le vivant [le moineau, l’abeille, la moule, le chimpanzé, etc.] peut nous sauver » dans Le Monde, été 2025 (lemonde.fr).

4 Voir aussi C. Lafontaine, Bio-objets. Les nouvelles frontières du vivant, Seuil, Paris, 2021.

5 Voir aussi J. Luzi, « Technologie, illimitation du capital et travail », écologie & Politique, n°61, 2020/2, p. 137-154.

6 Tomjo, « 1972. Les sanibroyeurs de l’écologie. L’histoire du magazine Le sauvage », le 17 août 2025, renart.info.

7 W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), Œuvres. III, Gallimard, Paris, p. 439 & 435. Rigoureusement, le « progrès » désigne la religion séculière d’origine bourgeoise délivrant la foi dans une représentation abstraite et téléologique de l’histoire, dans la naturalité et la neutralité de la technologie et dans la causalité automatique entre expansion technologique et progrès humain. Trois dogmes réfutés par l’histoire concrète de l’industrialisme, mais persistants comme illusions conservatrices de l’ordre du Technique.