Ne
t'étonne donc pas que la peinture ait disparu, puisque, aux yeux de
tous, dieux comme hommes, un lingot d'or paraît plus beau que tous
les chefs d'oeuvre d'Apelle et de Phidias, ces pauvres grecs en
délire.
Petrone Le Satiricon
La
colère d’abord, puis l’indifférence, ne peuvent que s’emparer
de quiconque pousse la porte d’un musée d’art contemporain.
Longtemps, je n’ai pas voulu céder aux évidences : vacuité
insondable, confusionnisme, ignorance, absence de talent,
opportunisme mal dissimulé…les adjectifs se bousculaient dans les
rares expositions où je m'égarais. Effaré, je me bornais ensuite à
éviter ces lieux. Il y a quelques années, une promenade dans
Montpellier me décida à mettre en ordre mes impressions. Ce que j’y
découvris agit sur moi à la manière d’un fiat lux.
C’était au printemps, la
robe que portait ma compagne était légère. Toute une mâtinée,
nous avions marché dans les rues de la ville avant d’aborder, vers
midi, la place de la Comédie, un vaste rectangle de pavés entouré
de cafés. Au milieu de la place, plusieurs tâches violemment
colorées attirèrent notre attention. En nous approchant, nous
découvrîmes une douzaine de sculptures peintes en jaune. Tritons,
nymphes, faunes : ce bestiaire, qui arborait les traits du
classicisme le plus achevé, avait été recouvert d’un jaune
minium particulièrement criard. Ces reproductions, car il s’agissait
de moulages, avaient été exécutées à partir de la statuaire d’un
château du XVIIIe siècle, sis dans les environs de Montpellier.
Visiblement, cette série fluorescente avait été dispersée sur la
place à l’instigation de la municipalité. Au bas de chacun des
moulages, « l’artiste »
avait signé son nom en majuscules.
Nous fûmes immédiatement
frappés par la laideur de ces productions. Une laideur qui
s’illustrait moins par leur facture – des moulages grossiers
peints en fluo – que par ce qu’elle révélait de l’absence de
talent de son auteur. Ces choses trahissaient l’impuissance d’un
individu qui aurait été incapable de sculpter quoi que ce soit.
Quant au jaune, il ne servait qu’à choquer le bourgeois, ce
pont-aux-ânes de l’art contemporain et, dans un geste trahissant
la crainte de son auteur de voir son insignifiance révélée, à
attirer le chaland à la façon du plus vulgaire des bateleurs. Sans
ce badigeon, la plupart de ceux qui traversaient la place n’aurait
pas accordé un regard à ce pénible fatras.
Plus tard, assis à la
terrasse d’un café, je réalisais que ces moulages réunissaient
tous les stigmates des activités prétendument artistiques de
notre époque : la préférence que le milieu artiste, à l’image
des autres sphères de la société, accorde à la copie au détriment
de l’original ; la réplication sans talent, et jusqu’à la
nausée, du coup de Marcel Duchamp ; un sens certain de l’auto
promotion ; des réalisations si pauvres qu’elles doivent
dissimuler leur nullité en phagocytant les œuvres d’un autre, arrachant ainsi un semblant d’éclat à sa virtuosité, tout comme les
coucous qui pondent leur œuf dans le nid d'autres oiseaux. Parmi
mille exemples, je pensais à l’exposition que Jeff Koons avait
réussi à imposer au château de Versailles en 2008 : l’habile
faiseur avait noyé la vulgarité de ses productions dans le décor
Grand Siècle du château. Je me souvenais de la déplaisante
impression de souillure que m’avait laissé les images de ce squat
institutionnalisé. J’en concluais que le véritable coucou, lui
aussi, ne devait pas manquer de conchier les nids qu’il occupait.
Ma chérie me fit alors
remarquer que l’art conceptuel, autre émanation maladive de cette
impuissance à créer, échappait à ma définition. Je lui
rétorquais qu’il nous suffisait d’aller dans n’importe qu’elle
exposition de ce genre pour réaliser que cette activité obéit aux
mêmes règles que celles qu’avait suivi notre artiste municipal.
Face à une chaise posée là, à des gravats jetés ici, à un tas
de riz accumulé là-bas, à une banane scotchée sur un mur ou à un
clou planté dans une pomme, se manifeste un identique manque de
talent qui oblige ces piètres recycleurs à étayer leurs
réalisations avec des cartels dont le style amphigourique n’a rien
à envier à celui des petits escrocs du savoir qui, à l’université comme ailleurs, dissimulent leur incapacité à penser derrière des
mots abscons.
J’ajoutais que la
majorité des productions artistiques contemporaines, enfants d’une
époque ayant fait du retour sur investissement son credo, me faisait
penser à l’alimentation industrielle. Sa composition, calculée
pour harponner le palais du consommateur, nécessite des produits
aussi vite avalés qu’oubliés. Médiocres, hors sol, constitués
de poisons dont les effets retards ne se voient que trop sur la santé
d’une partie grandissante de la population, ils contribuent à
couper les derniers liens que nous avons avec la vie dans sa présence
la plus élémentaire. Barquettes surgelées, tableaux ou sculptures : aujourd'hui, l'idée même d'authenticité
s'étiole quand on ne sait plus quel est l'original,
l'essence, la substance par rapport à laquelle la situation
critiquée constitue une déchéance appelée aliénation ou
inauthenticité.
Ma moitié fit mine de
s’inquiéter : existe-t-il encore de nos jours un art
véritable ? Je la rassurais. Des créateurs œuvrent toujours,
loin des abstractions réchauffées et des productions
« déconstruites ». Aujourd'hui encore, il est possible
de se réjouir et de garder forme humaine auprès d'auteurs comme
Arno Schmidt, Roberto Bolano mais aussi, plus près de nous, David
Bosc, Ahmed Zitouni ou Emanuele Trevi. Nous illuminent également les
peintures d'un Zoran Music, d'une Toyen, les sculptures de Louis de Verdale, les
mélopées calcaires d'un Jean-Marie Massou, les dessins de Catherine Garrigue. Et tant d'autres...
Ces poètes
ordinaires, peintres du dimanche, sculpteurs du mercredi, cultivent
un art aux formes parfois traditionnelles mais attentif aux fractures
de la négativité. D’autres, dans un passé plus lointain, nous
ont laissé un poème, une chanson, ou une sculpture qui
« représentent peut-être le véritable art subversif –
ne serait-ce que parce qu’ils nous rappellent toute la richesse
qualitative de l’expérience humaine précédant l’uniformisation
quantitative opérée par la marchandise capitaliste, et toutes les
promesses d’émancipation et de bonheur qui y étaient
implicitement contenues
».
Ces œuvres, qui nous aident à vivre avec un minimum de dignité,
ont ceci de remarquable qu’elles ne nous transforment jamais en
spectateur mais nous offrent, par la puissance d’impact de leur
beauté, la force de faire face au gouffre vers lequel nous courons.
Car aujourd’hui, l’art véritable ne peut plus être le simple
reflet de nos vies dépossédées ; ce qui aura été dénoncé
avec raison en son temps a été récupéré par le Capital pour
devenir une valeur en soi, une manière d’accepter notre défaite.
Semblable à une effraction, l’art véritable, lui, nous ouvre un
horizon qui nous permet d’échapper à ceux qui tentent de nous
convaincre qu’il n’y a pas de porte de sortie autre que la
participation à la marchandisation de tout et de tous. Comme le
remarque Annie Le Brun, en dévoilant leurs mensonges, l’art nous
aide à lutter contre le reconfiguration de notre sensibilité et à
la colonisation de nos paysages intérieurs par l’incessant
bombardement d’images, de signes et de marchandises auquel nous
sommes soumis.
Loin de nous réifier, il nous donne les armes d’une somptueuse
dialectique de l’âme.
Certes, dit ma darling,
mais lorsqu’on se pique de création, il n’est pas facile
d’exister après l’impressionnisme et les révolutions formelles
qui ont eu lieu entre 1910 et 1930 ; et l'obtention d'un diplôme
national supérieur d’art plastique ne garantit guère le talent.
De fait, notre existence,
sous le drapeau spectaculaire, a été dépouillée de tout ce qui
pouvait la rendre passionnante. Les instruments de ce rapt sont
connus : le salariat ; le saccage de nos lieux de vie par
l'urbanisation ; la destruction des anciens savoirs et des
vieilles civilités ; la réduction de la raison à un simple
mécanisme d'optimisation de notre employabilité ;
la fin de notre autonomie ; un quotidien qui n'est plus rythmé
que par les horloges de la marchandise ; la technologie qui,
dans sa marche prométhéenne, a fait de nous des singes malhabiles
retranchés de la nature, des poids morts pour un système qui
s'agace de plus en plus de notre fragilité.
L'envahissement du
moindre compartiment de notre vie par la logique du Capital a réduit
ce qui vaut la peine d'être vécu, et donc transmis. Nos esprits
s'étiolent, nos aventures, ou quel que soit le nom charitable que
nous leur donnons, ressemblent à celles vantées par les dépliants
publicitaires. Comme le remarquait un des plus féroces contempteur
de notre temps, toutes les idées sont vides quand la grandeur ne
peut plus être rencontrée dans l'existence de chaque jour. Et puis,
que raconter quand le vocabulaire s'appauvrit et qu'il n'est plus
apte à traduire, par exemple, les événements époustouflants d'une
semaine de congés payés ? Aujourd'hui, comme la majorité des
artistes et des spectateurs partagent la même pauvre vie, il est peu
probable que "l'art des dernières années représente
l'apparition sensible de la vérité ou au moins une expression aussi
concentrée et aussi consciente de leur époque que le furent la
littérature, les arts visuels et la musique des premières décennies
du siècle".
La stagnation de l'art moderne correspond à la stagnation et au
manque de perspectives de notre société.
Il faut vraiment être
salarié d’une institution culturelle pour ne pas voir que la
pratique artistique actuelle n’est plus qu’un commerce baratté
par une majorité de faisans et d’habiles pompeurs de subventions.
Une terre gaste où s’ébattent d’inénarrables
porte-serviette de la DRAC, galeristes, communicants et élus de tout
poil dont l’absence de culture personnelle permet les plus
aberrantes gabegies. Absorbé par le devenir-marchandise de tout ce
qui nous entoure, l’art a généré ses propres consommateurs, à
l’image de ces milliardaires qui, sans autre talent que celui de la
prédation, arborent la livrée risible du pigeon. Hébétés
par leur avidité, ces caves, pathologiquement incapables du
plus petit potlatch et donc du moindre goût, exposent dans leur
dogana dépoétisées les arnaques les moins contournées de
ce siècle. Spéculant sur ces néants, ces handicapés de la perte
poursuivent avec une affreuse logique l’enlaidissement et la
destruction de notre monde. Nous sommes loin de Jacques Doucet,
couturier, collectionneur et mécène, qui sut faire oublier, un
instant, l’obscénité de sa fortune en louant les services d’un
André Breton pour constituer l'une des plus belles collections de ce
pays. Décidément, conclut en ricanant ma très chère, même nos
riches ne sont plus ce qu’ils étaient…