C'était un de ces dimanches
d'avril au ciel rapide où les nuages semblent vouloir échapper à
l'horizon. Avec quelques amis, j'avais marché jusqu'à un vieux
moulin qui somnolait, depuis le Moyen Âge, dans un vallon peuplé de
chênes. La commune avait rapetassé les murs encore debout et
l'ensemble offrait au promeneur la vision d'une ruine tout à fait
respectable : depuis la rive du torrent, on pouvait contempler
les restes d'une fenêtre, quelques pierres contournées par les
éléments et le conduit d'un foyer enluminé de ronces.
Une tranquille nostalgie me
saisit lorsque je pensais à ceux qui l'avaient bâti. Avaient-ils
peiné durant leurs travaux ? La paix régnait-elle à l'époque
dans ce coin de pays ? Ce sentiment, que je confiais à mes
compagnons, m'attira quelques questions amusées. Pourquoi regretter
ce siècle, alors que tu gagnes ta vie dans un bureau truffé
d'engins électroniques ? Que peux-tu envier à ces hommes, alors que
tu habites dans une maison où eau et électricité abondent ?
Pourquoi ce lieu te trouble alors que tu peux te rendre, après
quelques heures d'avion, dans des endroits bien plus exotiques ?
Je n'ai su que répondre peut-être
parce que je savais que leurs questions constituaient une partie de
la réponse. Pour le reste, était-ce le chuchotis de l'eau dans
l'ancien bief du moulin ? Le parfum d'écorce et de pierre
mouillée qui assaillait mes narines ? Ou bien, était-ce la
figure du silence qui régnait ici, faite pour moitié de paix et de
chants d'oiseaux ? Cet endroit me semblait à la fois familier
et lointain comme ces vieilles chansons d'amour qui réconfortent par
leur tristesse.
Laissant mes amis se reposer à
l'ombre des arbres, je poursuivis ma promenade vers l'amont. Le
vallon, qui s'était rétréci près du moulin, prenait à présent
ses aises et laissait au soleil un peu plus d'espace pour jouer dans
les feuillages. Alors que le sentier débouchait sur une clairière,
j’aperçus, venant vers moi, une joggeuse vêtue de tous les
attributs de son activité : des leggings noirs, un haut
fluorescent, une queue de cheval et, accroché à son bras, un
portable mesurant la distance parcouru. Nous nous croisâmes le temps
d'un salut et je pus détailler ses traits et son corps fuselé par
l'exercice. Ralentissant le pas, je la regardais disparaître
derrière un bouquet d'aulnes et me sentis, à nouveau, étrangement
ému.
Je finis par m'asseoir près de
la cascade qui surplombe le moulin. En contrebas, je vis mes amis
m'envoyer quelques saluts paresseux depuis la rive où ils
sommeillaient. Je laissais mes pensées dériver au fil de l'eau et
peu à peu, je compris que ce que je savais de cet endroit, construit
sous Charles IV, avait transmué ma rencontre avec la coureuse en un
bref et lumineux satori. Tout à l'heure, ce n'était pas
cette Diane moderne que j'avais croisé mais, à n'en pas douter, une
jeune paysanne de 1324 se rendant au moulin. L'esprit des lieux,
ressuscité par ma nostalgie, avait doté la jeune femme de cette
aura que donne le désir quand il est issu du passé.