mercredi 25 mai 2016

Un ami de moins






- Je n’ai plus besoin, de ça, m’a-t-il dit en allumant une cigarette.
- Ça ?, j’ai demandé en remarquant que ses mains ne tremblaient plus.
- L’opium de l’élan, a-t-il fait en jetant un drôle de regard par la fenêtre. Tout le bazar de l’adrénaline : embrasser les fusils, chasser l’Electre contrariée chez les filles, boire après la soif, chercher l’ombre, quoi…

Il avait l’air sérieux et j’ai pensé que j’avais perdu un ami.


mardi 24 mai 2016

Vieux papiers






Quelque chose
qui ne serait pas loin de la plénitude
refuse de m'être donné

je la conquiers par fragments
perdant son unité
sa nature
et la raison même de sa quête

ce manque
sans cesse en devenir
est le signe profond
de ma vie.


mercredi 18 mai 2016

Michael Kohlhaas



En ces temps de colère, sans doute faudrait-il, comme on disait jadis : "Un, deux, mille Michael Kohlhaas".

lundi 16 mai 2016

Banalités de base (fin)

 
 
7. Nécessaire utopie

Mais il reste encore maints visages de femme capable de nous émouvoir. Une aube sans propriétaire et des risques à vivre autrement fascinants que les risques économiques… Nous ne nous résignerons jamais. 
 François Lonchampt, Alain Tizon, Votre révolution n’est pas la mienne

Si une revue de critique sociale avait inscrit dans son « cahier de charges » le programme même que Marx se fixait en 18431, à savoir : « la critique impitoyable de tout ce qui existe », nous n’aurions certainement pas éprouvé le besoin d’encombrer les rayons des librairies d’une nouvelle publication. Mais, quand elles ne se complaisent pas dans la feinte, savante et subventionnée dissidence, ou, à l’opposé, dans l’emphase et l’incantation révolutionnaires, les revues existantes nous paraissent avoir succombé au démon du rationalisme pur, de la théorie froide, cette « hideuse idole » moderne qui se sert des hommes pour alimenter la machine à feu du progrès. Ceux qui théorisent, et parfois avec une réelle perspicacité, donnent souvent l’impression d’avoir adopté, par mimétisme, les règles de conduite dont se prévalent les chercheurs : « œil froid et sec », neutralité axiologique, rejet de tout sentiment…, au point que l’on en vient à s’interroger sur les motifs de leur ressentiment.

Marx aurait fait sien le principe de Spinoza : « Ni pleurer, ni rire. Comprendre ». Un autre a pu ajouter que comprendre, c’est déjà pardonner. Pour nous, il s’agit de comprendre le monde dans lequel nous vivons mais sans faire abstraction de nos jugements de valeur, et encore moins avec l’intention de « pardonner ». Nous n’imaginons pas qu’une critique sociale radicale puisse faire l’impasse sur le moment de la révolte. Mais à camper sur ce terrain, on risque de choir dans la « critique moralisante », celle-là même que le système peut absorber et assimiler sans danger pour lui. On ne doit pas pour autant envisager un dépassement de la phase de révolte en laissant accroire que la condamnation de l’ordre capitaliste ne peut être fondée que sur la seule raison. L’histoire a montré que, à prétendre combattre le système sur son terrain de prédilection, avec ses propres armes, on le conforte dans ses fondements plus qu’on ne menace son existence. Cela ne signifie pas qu’il faille congédier la raison : il est simplement question d’admettre ce que le système s’efforce de cacher, en l’occurrence « l’incomplétude de la raison » : la raison est incapable de fonder rationnellement sa propre hégémonie. Chez tout individu, dans toute société y compris la nôtre qui en entretient le culte et lui confère le rôle et le statut d’instance suprême, il y a une part décisive de la conscience et de la vie – l’imaginaire – qui lui est irréductible. La raison doit donc demeurer subalterne, subordonnée à une démarche et à des fins qui, aussi louables soient elles, ne sont pas plus rationnelles que celles poursuivies par des capitalistes, des prêtres ou des savants. En résumé, prolonger, et non dépasser, le moment de la révolte sans perdre de vue les motivations premières sous peine de se laisser prendre au piège de la ratiocination. 
 
A propos d’auteurs qui, comme Swift, cachaient sous le voile d’un cynisme désabusé leur rancœur contre les bouleversements de leur univers, George Orwell notait : « Leurs opinions sont d’autant plus extrêmes qu’ils se savent impuissants à influencer le cours des événements. » Il est un fait que la conviction d’être emportés par un violent mouvement débridé qui promet à l’humanité petites et grandes catastrophes, invite à épouser les thèses les plus radicales, celles qui révolutionnent tout de fond en comble. Mais en quoi une telle attitude serait-elle répréhensible ? On ne saurait pâtir d’un excès de lucidité. Nous voulons bien croire que, dans les situations où, pour des raisons de simple humanité, il est impératif de parer au plus pressé, le sentiment de l’urgence dicte les solutions jugées les plus pragmatiques. Mais bien souvent l’obligation d’agir dans le court terme est invoquée, au nom de l’efficacité et de la dure nécessité, pour justifier quelques prébendes, donner libre cours à sa soif de pouvoir sous couvert d’administrer les choses, et discréditer comme dangereux rêveurs ceux qui, se refusant à gérer le système, entendent traiter les problèmes à leur racine. Ceux-là, qui ne voient de réelles solutions que dans un changement radical des structures politiques, sociales, culturelles, sont considérés comme d’« incorrigibles utopistes », alors que, note Castoriadis, ceux qui ne sont pas capables de voir deux ans plus loin que leur nez sont évidemment des réalistes. Nous ne craignons pas de passer pour des utopistes : eux, au moins, proposent un projet qui, quand bien même serait-il irréalisable, offre des raisons de vivre et de se battre contre toutes les formes d’oppression. On devrait savoir qu’il en va des sociétés comme des individus : à force de les empêcher de rêver, elles finissent par devenir folles .

Se revendiquer ouvertement d’une utopie constitue le prolongement logique et nécessaire de notre critique de la société industrielle. Car il ne s’agit pas simplement d’expliquer contre quoi nous nous battons, mais aussi pour quoi nous nous battons. La référence à une forme idéale de communauté humaine nous offre en outre l’appréciable avantage de nous dissocier de courants de pensée nauséeux. En ces moments obscurs où les traditionnelles oppositions idéologiques paraissent émoussées par l’évolution du monde moderne, la critique radicale et anti-progressiste risque de nous faire rencontrer des auteurs fort peu ragoûtants. Si nous estimons que toute idée susceptible d’alimenter notre réflexion mérite d’être examinée afin d’élargir le libre débat contradictoire, et si, dans cet esprit, nous faisons nôtre le précepte adornien qui consiste à mettre tous les arguments réactionnaires contre la civilisation occidentale au service de l’Aufklärung progressiste tout au moins, de son seul versant émancipateur –, nous veillerons à ce qu’une telle démarche ne nous conduise pas à de fâcheux compagnonnages. 

Pour éviter toute équivoque, notre critique appréhende la société comme un tout indissociable et n’épargne aucune de ses composantes essentielles – technico-économiques, social-politique, idéologico-culturelle : elle vise le règne envahissant de la marchandise, le délire technico-scientifique, le scandale du salariat, la « monstrueuse » institution étatique et ses appareils répressifs et idéologiques (justice, police, armée, école, université, sciences, médias, églises,…), l’exploitation et l’aliénation sous toutes ses formes, l’idéologie de l’« individualisme possessif » et celle du Progrès, le scientisme et l’expertocratie, le spectacle, … et toutes ces idéologies réformistes (citoyennisme, anti et altermondialisme, écologisme, tiers-mondisme, droitsdel’hommisme…) ou réactionnaires (racisme, sexisme, nationalisme, intégrisme,…) qui feignent de contester l’ordre existant. Et, dans le même mouvement, pour que le doute ne soit pas permis, elle dessine les grandes lignes de l’« utopie » à réaliser et des modalités de son accomplissement… même si celui-ci est, de nos jours, renvoyé aux calendes grecques.

Concevoir une forme idéale de société n’exige pas une imagination délirante. Les grands traits en ont été ébauchés avec plus ou moins de bonheur par des faiseurs de mondes rêvés qui ne parvenaient pas à s’accommoder de celui dans lequel ils vivaient. Revisiter ces grands classiques de la contestation sociale est en soi un moyen de réveiller et réhabiliter les espérances de ceux qui, dans le passé, « ont pris les armes contre un monde mal fait » pour bâtir une société à la mesure de leur désir de vivre librement et pleinement. C’est aussi l’occasion d’en corriger les faiblesses et les défauts à la lumière de l’histoire du siècle écoulé. On tient les utopies pour nécessairement irréalisables. C’est là le grief traditionnellement avancé pour les disqualifier et anéantir l’argumentation de leurs auteurs. En fait, la question de leur faisabilité se pose davantage au niveau des forces et des moyens à mobiliser pour leur édification qu’au niveau de leur viabilité. Le plus souvent, les constructeurs d’utopies se sont inspirés de formes d’organisation sociale ayant eu cours dans le passé de leur propre société ou dans des communautés primitives avant que leur culture ne fût détruite par les Occidentaux. L’histoire de l’humanité est assez longue et l’imagination collective des hommes suffisamment grande pour nourrir l’inventivité des bâtisseurs de sociétés idéales. En tentant de discerner ce qui mérite d’être sauvé, de séparer ce qui appartient de droit à l’homme et ce qui est de nature à fournir des armes contre lui à la collectivité , c’est aussi les valeurs auxquelles nous sommes attachés que nous essayons de sauvegarder. Cette tâche est vitale car aujourd’hui le souvenir sensible des anciennes sociabilités et des révoltes passées, quand il n’est pas « remastérisé » par le Ministère de la Vérité, est battu en brèche par la peur et la résignation. On ne négligera donc pas ce qu’il est convenu d’appeler la « tradition » d’autant plus que ceux qui la maintiennent vivante opposent en général la plus forte résistance au rouleau compresseur du progrès…


1 Et qu’il a en définitive abandonné au profit de la « haute théorie » et de la « recherche scientifique » (sic).


jeudi 12 mai 2016

Le bonheur comme un éclair



Cette charmante jeune femme est issue d'un site photographique de très haute tenue que j'ai découvert grâce à la fréquentation du site, non moins bien tenu, de l'Inconsolable

J'ajoute que l'inventivité et l'éclectisme de Is this isn't happiness impressionnent durablement.


mercredi 11 mai 2016

Banalités de base (6)

 
6. Misères et splendeurs de la critique sociale

« La lecture des feuilles révolutionnaires [nous] laisse perplexe ; le plus souvent, leurs auteurs jugent inutile de [nous] éclairer sur les griefs personnels qu’ils ont contre ce monde, de sorte que leur littérature semble, quand elle n’est pas simplement calquée sur le journalisme traditionnel, se prévaloir d’une espèce de valeur abstraite, garantie peut-être par une science inconnue où l’on sent qu’il entre beaucoup de marxisme vulgaire. Cette prétention même est contrariée par une critique indigente et un style fort triste. Quoique désincarné, tout cela manque aussi d’esprit ».  

Claude Guillon, De la Révolution. 1989 : l’inventaire des rêves et des armes.

La critique sociale revêt diverses formes d’expression dont bon nombre nous inspirent la plus grande réserve quand ce n’est pas une franche hostilité. Ainsi, nous n’éprouvons aucune affinité avec ceux qui, affectant la posture du dandy, rejettent narquoisement une société dans laquelle ils évoluent avec tant d’aisance et de connivence ; pas plus qu’avec les héroïques intellectuels autoproclamés révolutionnaires qui sont disposés à se battre jusqu’au dernier prolétaire pour la cause du socialisme. Nous ne croyons pas que la critique du monde moderne ait été achevée par de brillants esprits il y a plus d’un siècle, et qu’il suffise de se plonger dans leurs œuvres pétrifiées pour comprendre et combattre l’évolution du monde contemporain. 

Comme l’écrivait Engels lui-même dans La Sainte-Famille, « le travail critique […] n’est pas cette personnalité abstraite, surnaturelle, située hors de l’humanité ; il est l’activité humaine réelle d’individus qui sont des membres laborieux de la société, et qui souffrent, sentent, pensent et agissent en êtres humains ». Et parce qu’il est vain d’espérer se libérer, se désaliéner, s’émanciper individuellement, cette critique vivante, réaliste, de la société existante doit être menée collectivement, à la fois sur le plan théorique et pratique, en se fondant sur le projet de réaliser concrètement les conditions de l’autonomie individuelle et sociale. Cette critique sociale est nécessairement radicale, non seulement parce qu’elle saisit les choses à la racine, mais aussi parce qu’elle exige de tout explorer, de tout reprendre, de tout essayer, de tout consulter.

Nous sommes convaincus de vivre des « temps obscurs » dominés par des forces économiques, sociales, politiques et idéologiques qui alimentent une dynamique historique laissant augurer le triomphe d’un totalitarisme scientiste et techniciste déjà bien avancé. Dans le vacarme ambiant, le processus n’est pas immédiatement perceptible ; tout se passe comme si le système offrait en guise de leurre la libéralisation planétaire du capitalisme mondialisé afin de focaliser l’attention des anti ou « altermondialistes » et de permettre ainsi que des transformations irréversibles autrement plus radicales puissent se dérouler sans entraves. 

Il ne s’agit donc pas de combattre pour une « autre mondialisation », autrement dit pour une moralisation du capitalisme, ni d’appeler à la « lutte finale » et à la « révolution sociale » alors même qu’aucune force poursuivant un programme authentiquement socialiste ou communiste n’existe ; alors même que, depuis près de deux siècles, c’est la bourgeoisie moderniste et non le prolétariat, ni aucun sujet révolutionnaire de substitution qui s’est vite révélée comme la seule force à pouvoir lier la contestation de l’ordre établi avec le projet de sa réorganisation. Il s’agit plutôt de résister au déploiement d’un système-machine nécrophile qui menace la survie de l’humanité et réduit de jour en jour les chances de son émancipation.

Dans les rangs clairsemés de la critique sociale radicale, alors que l’urgence devrait inviter à l’unité, des dissensions opposent les représentants de ses différentes composantes notamment à propos du mode de désignation du commun objet de notre ressentiment. Faut-il qualifier la société de « moderne », d’« industrielle », de « capitaliste », ou encore de « spectaculaire » ? La question n’est pas de pure forme car la dénomination retenue permet de pointer la cible en son point jugé névralgique. Les savantes controverses sont sans nul doute nécessaires à l’élaboration de la conscience critique, mais elles paraissent dérisoires au regard des forces en présence et de la faiblesse du courant relativement à la puissance démoniaque de la mégamachine … d’autant que, si un jour des troubles sociaux d’ampleur conséquente devaient survenir, ils balaieraient immanquablement tous ces sacristains et leurs querelles de clocher. Elles trahissent chez certains une dérive « théoriciste » où l’exercice de la raison critique en « vase clos » permet de compenser sur le terrain de la théorie, les frustrations accumulées sur celui de l’action.

Aussi faible soit leur portée, ces conflits théoriques n’en révèlent pas moins l’incertitude quant à l’évolution future d’un monde parvenu à un point de bifurcation et son expression parmi les tenants de la critique sociale radicale. Il en est qui remettent au goût du jour les vieux schémas marxiens, « exotériques » pour les uns, « ésotériques » pour les autres. Certains soutiennent que la révolution microinformatique crée des conditions favorables à la prise de contrôle de l’Empire par la « multitude ». D’autres ne fondent aucun espoir sur la lutte de classes, mais sont convaincus que cette même révolution technico-scientifique génère une crise inédite de la valeur qui ne manquera pas de provoquer l’implosion du système – à charge pour les hommes de s’approprier alors les moyens de production et leur vie. Des néo-situationnistes espèrent que le capitalisme achèvera de déployer les forces productives grâce auxquelles les hommes pourront définitivement s’affranchir de l’obligation de travailler. D’autres ne reconnaissent à ces mêmes techniques aucune puissance libératrice ; au contraire : ils les considèrent comme les instruments d’un programme de domination appelés à broyer les hommes et la nature contre lesquels il est impératif de résister.

Au-delà de leurs divergences d’appréciation sur le devenir de notre monde, ces oppositions expriment également des conceptions contradictoires notamment de l’aliénation ou de l’émancipation. On ne saurait ni les ignorer, ni les minimiser, ni prendre parti sans délibérer. Ces débats ont pour mérite de définir la problématique et le champ de la critique sociale ; en ce sens, ils sont indispensables. Le fait de n’appartenir à aucune de ces chapelles ne nous autorise aucunement à jouer le rôle d’arbitres impartiaux ; mais il nous permet d’examiner sereinement les positions des uns et des autres et de fonder notre jugement sur leur confrontation. Sans entretenir l’illusion d’une possible combinaison d’opinions inconciliables, nous estimons que tout regard critique porté sur le monde contemporain doit être pris en considération. Ainsi, chacune des épithètes citées plus haut pour le qualifier en fait ressortir une dimension particulière : capitaliste parce que notre société est soumise à une logique indéfinie d’accumulation du capital dans le cadre d’un rapport social de production, d’exploitation et d’aliénation, fondé sur le salariat ; industriel, parce que, en s’appuyant sur le développement de la technoscience, cette dynamique historique crée un monde artificiel peuplé de machines qui tend à abolir la nature et le genre humain ; moderne, parce que, au nom du « Progrès » et de la « Raison », cette civilisation entend supprimer tous les vestiges de la tradition ; spectaculaire, parce qu’elle porte à son paroxysme l’appauvrissement, l’asservissement et la négation de la vie réelle.


mardi 10 mai 2016

Banalités de base (5)

 
5. L’acte de décès du prolétariat révolutionnaire

Le mouvement ouvrier et les autres forces qui se sont engagées pour la démocratisation, tout en se heurtant aux représentants empiriques du système capitaliste, ont involontairement poussé ce système vers sa forme achevée, qui prévoit l’égalité et la liberté abstraites de tous le sujets du marché.  
Anselm Jappe, L’Avant-garde inacceptable.

L’évolution du monde industriel, son passage à un capitalisme « généralisé » où rien n’est destiné à échapper au règne combiné de la marchandise et de la technoscience, n’est pas très bien perçu ni mesuré. Pour le plus grand nombre, l’attention se concentre sur le mouvement d’extension planétaire du capitalisme occidental. Mais la mondialisation ne constitue qu’un aspect de la dynamique du capitalisme historique. Si, comme l’a montré Rosa Luxembourg, le capitalisme doit, pour survivre, détruire et absorber tous les autres modes de production, toutes les autres formes de vie sociale et culturelle, il ne limite pas cette guerre de conquête aux formations économiques et sociales qui lui sont initialement étrangères : dans le même temps où il atteint les confins de la planète, il poursuit inlassablement son programme d’artificialisation de la nature et de l’homme. A terme, ces derniers sont appelés à disparaître pour laisser la place à leurs substituts high tech.

On serait bien en peine de trouver parmi les bateleurs de la politique une Cassandre suffisamment hermétique à la démagogique politicienne pour clamer que notre civilisation projette la fin de l’humanité et de son milieu naturel de vie et appeler à la résistance contre le déferlement du progrès mortifère. Leurs aspirations sont plus prosaïques. Les caciques de la gauche réformiste aspirent à être reconnus comme des gestionnaires du capitalisme plus avisés que leurs homologues de droite, tandis que dans les rangs de l’extrême-gauche et de l’anarchisme, en deçà de leurs divergences, sont ressassés les prêches surannés des révolutionnaires des siècles passés où il est toujours plus ou moins question de lutte des classes et de dictature du prolétariat. 
 
Si, dans les premiers temps la classe prolétarienne a été porteuse d’un projet communiste authentiquement révolutionnaire, cette phase de son histoire est aujourd’hui révolue : sous l’effet conjugué de divers processus, elle a progressivement été intégrée dans la logique capitaliste. Parmi les différents facteurs qui ont contribué à l’anéantissement du mouvement ouvrier communiste figure en bonne place l’indéniable victoire idéologique, politique, voire militaire, que le marxisme-léninisme a remportée à ses dépens : en se plaçant sous la domination et l’autorité « scientifique » des intellectuels socialistes, la classe ouvrière s’est laissée contaminer par l’imaginaire capitaliste de la rationalité technique et organisationnelle ; elle a renoncé à son projet d’auto-émancipation pour attendre des capitalistes qu’ils créent, malgré eux, les conditions matérielles de sa libération. Et les échecs des entreprises menées par ses éléments les plus révolutionnaires (en Russie, en Italie, en Allemagne ou en Espagne) n’ont pu que la conforter dans cette position. La crise de 1929 qui aurait pu réhabiliter la thèse marxienne d’un effondrement du capitalisme ouvrant la voie au socialisme, a en fait été mise à profit non seulement pour restructurer le capitalisme, mais également pour parachever l’intégration du prolétariat dans la dynamique de l’accumulation du capital : en sollicitant désormais l’individu en tant que consommateur et non plus seulement l’esclave en tant que force de travail, et en lui offrant les moyens d’acheter n’importe quoi à n’importe quel prix, le capitalisme réglait à la fois le problème des débouchés et celui de la question sociale.

A la fin des années 1960 et au début des années 1970, la classe ouvrière eut bien quelques velléités révolutionnaires – dernières convulsions d’un mouvement autonome moribond – que, depuis, le capitalisme lui a fait très chèrement payer. Après vingt années de résistance contre l’entreprise de reconquête menée par les capitalistes, elle se retrouve exsangue au point que ses représentants les plus combatifs sont à présent davantage préoccupés de préserver les conditions de survie des travailleurs [salariés] dans le cadre du système existant que de réveiller le « spectre » qui hantait autrefois le monde occidental.

Constater la défaite du mouvement ouvrier et de son projet d’auto-émancipation ne signifie pas qu’il faille l’entériner comme une fatalité ou abandonner l’un et l’autre aux oubliettes de l’histoire. Dans la guerre à laquelle la société industrielle se livre contre la vie, les ouvriers figurent en première ligne et subissent frontalement, de manière plus intense que dans le passé, les assauts dévastateurs des forces coalisées de la technoscience et du capital : on leur doit à tout le moins la solidarité. On ne saurait pour autant entretenir le vieux mythe révolutionnaire selon lequel la clef du changement de société résiderait dans la seule guerre des classes. Rétrospectivement, l’expérience montre que les luttes de travailleurs contre l’exploitation capitaliste n’ont pas menacé le système dans son existence même, mais ont plutôt contribué à le sauvegarder en élargissant les marchés intérieurs et en corrigeant les « irrationalités » de son mode de fonctionnement. On a vu, en outre, que, passé une première phase révolutionnaire, la classe prolétarienne, bridée par les syndicats, a fini par être incorporée dans la structure d’ensemble du capitalisme et dans les modalités de sa reproduction élargie : il n’est plus question d’« exproprier les expropriateurs » mais de garantir la progression du pouvoir d’achat des salariés ou simplement son maintien. Enfin, si, dans les premiers moments de l’industrialisation, il était permis de croire en la possibilité d’une réappropriation des outils par des hommes libres travaillant en commun, ce scénario est aujourd’hui inconcevable pour les raisons subjectives qui viennent d’être évoquées, mais aussi compte tenu des révolutions technologiques survenues entre-temps : les moyens de production portent désormais la marque indélébile de l’ordre productif et reproduisent pour ainsi dire par inertie la structure hiérarchisée des rapports de production capitalistes.

En bref, étant donné la configuration prise par la société industrielle et le cours de son développement, il n’est plus possible d’envisager un au-delà du capitalisme uniquement fondé sur l’abolition du salariat et l’autogestion généralisée. On serait déjà bien en peine de trouver une force sociale crédible se battant pour un semblable projet, et quand bien même existerait-elle, la réalisation de ce dernier ne résoudrait pas les problèmes majeurs auxquels l’humanité se trouve confrontée. Les questions écologiques et technico-scientifiques ont pris une dimension telle qu’elles ne peuvent être traitées comme découlant simplement de la cupidité et du cynisme des capitalistes. Sont en cause les machines et autres instruments de production mais aussi les moyens de consommation ; et, en deçà et au-delà, les modes de vie et l’imaginaire de la modernité. Si, comme tout nous porte à le croire, le capitalisme se généralise, si le règne de la marchandise et celui de la technoscience ne connaissent plus de bornes et menacent l’humanité en tant que telle, alors la critique radicale de la modernité industrielle impose que l’on remette en question le système dans sa globalité, que l’on n’épargne aucune de ses composantes. Car le système n’attente pas seulement à la vie de l’homme dans son rapport avec ses semblables, dans et hors de la sphère de la production ; il le nie aussi et surtout dans ses rapports avec la nature, avec son corps et sa conscience, avec son existence même et avec sa mort. 


lundi 9 mai 2016

Banalités de base (4)

 
4. L’effondrement des grands récits et la montée de l’insignifiance

« Nous nous retrouvons dans un espace ni « autonomique », ni critique, ni même névrotique, mais dans un espace anomique sans repère et sans limite où tout s’inverse, c’est-à-dire un espace où tous les individus ne deviennent pas nécessairement psychotique, mais où les sollicitations pour le devenir abondent. » 

Jean-Pierre Dufour, L’Art de réduire les têtes.


Toute société normalement constituée transmet à ses membres une culture grâce à laquelle ils peuvent se repérer dans le monde, donner du sens à leur univers et à leur propre existence, et se conforter dans le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue dans cette communauté-là. L’illusion collective joue, à n’en pas douter, un rôle non négligeable dans ce partage de valeurs communes qui fonde la cohésion sociale ; mais sans cette forme de communion autour d’un même imaginaire social, c’est tout le tissu des relations sociales et la vie du groupe qui se trouvent menacés. Les sociétés sont invivables si elles ne savent plus inventer des conceptions idéales, des mythes qui mobilisent les énergies individuelles et soudent les âmes, des visions du futur qui fondent leurs buts idéaux et leurs espérances. 
 
Aujourd’hui, tout se passe comme si le système ne cherchait même plus à se faire désirer ni à obtenir l’adhésion volontaire de ses subordonnés en leur laissant augurer des lendemains qui chantent. Il s’impose par inertie grâce à sa fantastique puissance et apparaît si irrépressible dans sa fuite en avant que nul ne paraît entrevoir d’issue, d’autant qu’il est aujourd’hui communément admis qu’il n’y a plus d’alternatives depuis la faillite de l’expérience prétendument « communiste ». Et s’il en est qui s’effraient de sa puissance destructrice, la plupart suggèrent de ralentir son train, de corriger sa trajectoire, de lui donner un visage humain, de le moraliser, mais non de le démonter pièce par pièce avant qu’il n’implose emportant dans sa débâcle l’humanité et la nature.

Si notre société connaît une montée de l’insignifiance, c’est précisément parce qu’elle est incapable d’offrir à ceux qui la composent, de bonnes raisons d’espérer mener une vie bien remplie. Elle ne donne pas aux individus le sentiment que leur auto-accomplissement constitue le but de la vie ; au contraire : elle ne cherche même plus à cacher qu’ils sont au mieux les simples servants d’une mégamachine qui contient sa propre raison d’être : la puissance pour la puissance, la production pour la production, l’accumulation pour l’accumulation, la raison pour la raison, le progrès pour le progrès, la domination pour la domination, etc. Les exigences de ce Léviathan technico-scientifique devenant davantage pesantes et contraignantes, les hommes apparaissent de plus en plus inadaptés et superflus, en un mot obsolètes. Aucune perspective d’avenir ne leur est offerte hormis leur remplacement par une humanité reprogrammée génétiquement pour répondre aux besoins du monde des machines. En attendant, ils devront s’estimer heureux que le système se préoccupe d’assurer leur survie et les distrait d’une existence insipide en leur offrant un « cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante » - le fameux « tittynainment » de Zbigniew Brzezinski1.

1 Le conflit autour du projet de réforme des retraites a été, de ce point de vue, révélateur d’un double vide : il a montré que les gouvernants pas plus que ceux qui contestaient sa politique de « régression sociale » n’étaient porteurs de ce qu’il est convenu d’appeler un « projet de société » pour l’avenir. Les uns soutenaient qu’ils paraient au plus pressé et que les conditions de vie dans le futur seront pires qu’actuellement, les autres entendaient simplement défendre les « acquis sociaux »…