mardi 8 mars 2016

Que faire ?



Une revue universitaire vient de nous poser l’une de ces questions qui remplissent les bibliothèques de livres et les penseurs d’angoisse depuis 1945 : « Quelle forme est-il encore envisageable de donner à la résistance ? Peut-on espérer voir se lever les populations superflues contre le capitalisme technologique et ses soutiens politiques ? »
Il faudrait pour répondre à pareilles questions avec une certitude scientifique, maîtriser la théorie du chaos et connaître la situation dans toutes ses conditions initiales et toutes les chaînes de réactions qu’elles peuvent déclencher. Heureusement, ni les big data, ni les logiciels des sociologues et de la Rand Corporation, malgré tous leurs modèles, ne peuvent encore traiter l’avenir comme un mécanisme programmé.
Le plus sage serait de dire, oui, on peut espérer un tel soulèvement, mais ses formes, par nature, sont indéterminables, et c’est d’ailleurs ce qui en fera un véritable soulèvement et lui donnera une issue possible. Nous n’obéissons à nul destin. Tant qu’il y aura de la vie et de l’humain, l’irréductible liberté nous ouvrira une issue de secours.

La suite est sur le site de Pièce & Main d'Oeuvre


Distique élégiaque



Nil nimium, studeo, Caesar, tibi uelle placere
Nec scire utrum sis albus an ater homo.

Je n'ai pas plus envie de chercher à te plaire, 
César, que de savoir si tu es blanc ou noir.

Catulle

Radio libre


J'écoute une des dernières « radios libres » du coin. Il n'y a pas de publicité et, en dehors de ce qui est dit sur ses ondes, et qui, par sa charge critique la place résolument en dehors de ce que l'on entend sur les radios privées et d'état, deux choses me frappent à son écoute. 

La première : le rythme des émissions adopte une marche qui n'est jamais précipitée. L'enchaînement des séquences, et tout particulièrement des chansons, se fait avec une certaine indolence et il y a toujours quelques secondes de silence entre l'annonce d'une chanson et sa diffusion. Ce « blanc » là serait, non seulement considéré comme une hérésie, voire une faute professionnelle sur une radio périphérique ou nationale, mais serait aussi perçu désagréablement par les auditeurs à la façon d'une panne technique ou comme « quelque chose qui ne va pas ». Sur ma « radio libre », ce blanc là m'apparait comme une respiration bienvenue dans l'existence sans temps morts qu'est la vie contemporaine. Ainsi, lorsque l'animateur annonce Out fort the week-end et que j'entends ces quelques secondes de silence puis le bruit du diamant se poser maladroitement sur le micro-sillon avant que la voix de Neil Young ne résonne dans mes oreilles, cela m'apparait alors comme tout aussi revendicatif et critique de l'état actuel des choses que les propos des animateurs.

Seconde impression : la satisfaction que j'éprouve à entendre le ton des animateurs de cette radio. C'est le ton d'une conversation entre égaux, le discours d'un individu qui appuie son discours sur aucune autre autorité que lui-même, au risque, bénéfique, d'être contredit. On est loin de la parole de l'expert, du journaliste, du politicien, de l'intellectuel médiatique ou de l'animateur professionnel. Ici, ce ton possède la chaleur de la parole humaine. Parfois maladroite, souvent mal assurée (certains « heu » sont les virgules du doute), elle laisse la possibilité à l'auditeur de la nier, de la critiquer, voire de s'en défier si ce n'est de l'apprécier pour ce qu'elle est : la parole de quelqu'un qui en sait, à peine, plus que vous. Tout le contraire des intervenants professionnels à l'efficacité si quotidienne dont l'exemple le plus caricatural est le ton péremptoire, et les accentuations parfois comiques, des journalistes économiques qui semblent, même quand il s'agit de dire littéralement n'importe quoi, toujours absolument concernés et informés. Un ton qui fonctionne surtout comme une manière d'auto-vérification permanente de leur importance. Et vient toujours, à l'écouter, l'idée qu'ils doivent immanquablement causer ainsi à leurs proches lorsqu'ils demandent le sel. 

Je pense alors, pour finir, à cet extrait du livre de Pierre Eyguesier, Psychanalyse négative, qui traite de ce ton là : […] la langue est imprégnée, à un très haut degré dont elle n'est pas consciente elle-même, par le monde de la technique, de l'efficacité, de la rationalité et de la prévisibilité. J'aurais pu aussi citer Marthe Robert, qui la première s'est inquiétée de la rigidité du ton, de cette façon qu'ont les hommes et les femmes qui parlent au poste, de télé ou de radio, d'adopter tous la même musique, d'insister par exemple sur certains mots soi-disant plus significatifs pour le message, mais dont l'effet sur les têtes qui les écoutent est proprement débilitant (si on fait sentir sur quel mot je dois faire porter mon attention, c'est parce que je ne suis pas en mesure d'en décider seul, donc je suis débile). »

lundi 7 mars 2016

Dissiper l'ombre de l'angoisse




La règle fondamentale ne peut être mise en oeuvre qu'à la condition que l'analyste ait fait entendre à son analysant potentiel à quel point il est en rupture avec cet ordre social qui conduit les sujets au mutisme, à la panique face à la « pause » que son silence réalise. C'est ainsi que se dissipera peut-être « l'ombre de l'angoisse qui s'étend lourdement sur tout ce qui reste de discours ». Compte tenu de tout cela, on admettra que l'analyste doive aujourd'hui donner de la voix, qu'il prête éventuellement des livres, et qu'il n'ait pas peur d'entraîner son patient sur les rayonnages de sa bibliothèque mentale, si possible élargie à d'autres auteurs que les maîtres de la psychanalyse...

Pierre Eyguesier, Psychanalyse négative.

On lira avec profit l'excellent article du Moine Bleu consacré à ce livre. De même, on pourra aussi lire l'interview de Sébastien Dupont sur ce qu'il nomme l'autodestruction du mouvement psychanalytique.

jeudi 3 mars 2016

Années




Et en effet les femmes qu'on n'aime plus et qu'on rencontre après des années, n'y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussi bien que si elles n'étaient plus de ce monde, puisque le fait que notre amour n'existe plus fait de celles qu'elles étaient alors, ou de celui que nous étions, des morts ?

Marcel Proust, Le temps retrouvé.

Pier Paolo & Orson



mercredi 2 mars 2016

Chez Casto




L'aliénation trouve ses conditions, au-delà de l'inconscient individuel et du rapport inter-subjectif qui s'y joue, dans le monde social. Il y a, au-delà du "discours de l'autre", ce qui charge celui-ci d'un poids indéplaçable, qui limite et rend presque vaine toute autonomie individuelle. C'est ce qui se manifeste comme masse de conditions de privation et d'oppression, comme structure solidifiée globale, matérielle et institutionnelle, d'économie, de pouvoir et d'idéologie, comme induction, mystification, manipulation et violence. Aucune autonomie individuelle ne peut surmonter les conséquences de cet état des choses, annuler les effets sur notre vie de la structure oppressive de la société où nous vivons.

Cornélius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société

Bona & André


mardi 1 mars 2016

Verre à vitre




Tous les écrivains sont vaniteux, égoïstes et paresseux, et à la racine de ce qui les pousse à écrire réside un mystère. Écrire un livre est une lutte horrible et épuisante, c'est comme un long accès d'une douloureuse maladie. Personne ne voudrait jamais entreprendre une tâche pareille s'il n'était poussé par quelque démon irrésistible et incompréhensible. Pour le peu qu'on en sait, ce démon est simplement ce même instinct qui pousse un bébé à hurler pour qu'on s'occupe de lui. Et en même temps, il est également vrai de dire qu'on ne saurait rien écrire de valable sans livrer une lutte constante pour effacer sa propre personnalité. La bonne prose est comme un verre à vitre.

George Orwell, cité par Simon Leys