vendredi 12 février 2016

Triangles rouges


L'autocar roulait vite. Au delà des montagnes, le soleil n'était plus qu'une énorme boule rouge que l'horizon n'allait pas tarder à dévorer. Quelques nuages s'étaient amassés vers le nord. Il pleuvrait sans doute dans la nuit.
K. se tourna vers le gros type qui somnolait depuis qu'ils avaient quitté la ville. 

« - Vous savez quand on arrive ?
Le type grogna et ouvrit des yeux humides. K. pensa à un hippopotame. En plus, il puait la sueur.
- 'Chai pas.
- On est parti vers quelle heure ?
- Aucune idée, mon gars, fit le gros avant de tourner sa tête massive vers l'allée centrale. » Visiblement, il n'avait pas envie de causer. K. jeta un oeil sur les autres voyageurs. La plupart dormait, la bouche ouverte, la tête roulant au grès des chaos de la route.

K. but une gorgée d'eau. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas eu aussi soif. Il pensa à Arlette. Dès que le bus s'arrêterait, il trouverait un téléphone. Une petite bouffée d'irritation lui serra l'estomac : qu'est-ce qu'il avait fait de son portable ? Il faudrait qu'il appelle SFR pour bloquer son compte. Manquerait plus qu'on lui crame son forfait !

Il consulta sa montre : sept heures. La nuit n'allait pas tarder à tomber. Par la fenêtre, les montagnes avaient cédé la place à une vaste plaine de buissons et d'arbres nains. Cet endroit lui rappelait les Baronnies. Gamin, avec son frère et Richard, ils avaient passé des journées entières à en parcourir les bois de mousse et de silex. Peut-être parce qu'il commençait à avoir faim, il se souvint du gueuleton qu'ils avaient fait quelque années plus tard près de Mauvezin, à l'ombre du gros donjon du château. Richard fêtait son premier poste à Toulouse. C'est lui qui régalait. L'eau lui vint à la bouche. Après les foies gras sur canapé, ils s'étaient régalé d'un magret de canard accompagné de fenouils à l'orange et au miel. Qu'est-ce qu'ils s'étaient mis ! Par contre, il n'arrivait plus à se souvenir du nom du vin. Un cahot de la route lui fit cogner du front contre le verre. Un Cahors, ils avaient bu un Cahors mirifique dont le domaine avait un nom génial, un nom à coucher dehors mais qui sonnait bien en bouche. C'était ça : Trotteligotte, un Cahors du domaine de Trotteligotte ! Une splendeur.

Nasillarde et aiguë, la voix du chauffeur fit sursauter la moitié du bus. Le type avait un accent à couper au couteau et mangeait la moitié de ses mots. K. compris vaguement que l'arrêt n'était plus très loin. A ses côtés, le gros ouvrit une paupière et le regarda d'un oeil vague avant de bailler en étendant ses énormes bras au-dessus de lui. K. eut envie d'enfoncer sa tête dans le tas de saindoux que constituaient ses épaules. Il colla de nouveau son front contre la vitre. La pause n'était plus très loin, il pourrait se dégourdir un peu les jambes et téléphoner à Arlette.


Le paysage s'empourprait doucement sous les assauts du crépuscule. K. laissa son regard flotter sur l'horizon jusqu'à ce qu'il sursaute. Un panneau lui frappa la rétine avant de disparaître, aussitôt avalé par la vitesse. C'était un panneau d'avertissement, un triangle encadrant de rouge la silhouette d'un chevreuil bondissant. Qu'est-ce qui lui prenait ? Des panneaux comme ça, il y en avait des milliers sur les routes de France. Pourquoi la vision de ce panneau l'avait fait sursauter ? Il haussa les épaules. Il était crevé, voilà tout Et dire qu'il lui faudrait repasser au restaurant, samedi... Ce boulot le tuerait. Sans oublier le cadeau pour Alice. Arlette ne lui pardonnerait jamais d'oublier l'anniversaire de leur fille.


Il ferma les yeux pour les rouvrir quelques secondes après avec un soupir d'agacement. Ce maudit panneau revenait le hanter. Son triangle rouge n'arrêtait pas de danser devant ses yeux. Qu'est-ce qu'il lui prenait ? Pourquoi ce panneau le faisait tiquer ainsi ? Des panneaux de ce genre, il en voyait des dizaines par jour sur la route qui le menait au boulot. Qu'est-ce que celui-là avait de spécial ? Il toussa. Sa gorge était sèche et nouée, signe chez lui d'anxiété. Il but avec difficulté une nouvelle gorgée d'eau à sa bouteille.

Il se radossa à son siège et fixa attentivement le bas-côté de la route. Il y en aurait peut-être d'autres... De toute façon, il n'avait que ça à faire en attendant l'arrêt.
Il entendit le chauffeur descendre un rapport avant d'aborder la côte. Ils roulaient maintenant en plein milieu d'une forêt. Le goudron de la route était fendillé et les talus n'avaient pas été taillés depuis un bon moment. K. respira à fond pour dégager sa poitrine de l'étau qui la serrait depuis quelques minutes. C'était étrange, cette angoissé née depuis qu'il avait vu ce panneau.

Cela faisait combien de temps qu'il n'avait pas pris de vacances ? Cinq ans ? Cinq ans, c'était la moitié de l'âge d'Alice, des années où il avait mal vu grandir sa fille. " - Tu ne la vois pousser qu'à moitié, lui disait souvent Arlette. "

Le triangle dansa à nouveau devant ses yeux. Cela devenait fatiguant cette obsession des panneaux routiers ! Il se força à penser à autre chose. Ce serait peut-être bien qu'il reprenne l'entraînement. C'était vrai, l'entrainement et les matchs le dimanche lui faisaient un bien fou. Chaque fois qu'il croisait Martinez, celui-ci sortait les violons au point que s'en était gênant : depuis qu'il avait arrêté, l'équipe se prenait râteau sur râteau, il était leur ailier n 1, leur missile, leur pointeur d'élite...

Sa poitrine se serra à nouveau et d'autres triangles rouges se mirent à danser devant les yeux de K. Il fallait qu'il voit un autre panneau. Ce serait une façon de se délivrer. Parce que, quand même, à bien y repenser, ce truc avait quelque chose qui clochait, un détail qu'il n'arrivait pas à cerner.

L'autobus gronda une dernière fois avant de passer le sommet de la côte puis entama une descente qui menaient droit vers des lumières qui clignotaient au fond d'une vallée. 

K. poussa un cri qui fit sursauter le gros dans son sommeil. Un panneau s'annonçait, là, sur le bord de la route ! Malgré la pénombre qui gagnait, il le vit s'approcher le coeur battant, étonné de l'excitation qui le gagnait. C'était un triangle ! Le même panneau que tout à l'heure ! K. plissa les yeux et se colla à la vitre, prêt à graver l'image dans sa mémoire. L'autocar ralentit dans un virage et il eut le temps de le distinguer : c'était bien un panneau avertissant du passage d'animaux sauvages. "- Sauf que, marmonna K. en fronçant les sourcils, sauf que... les cornes du chevreuil ne sont pas dans le bon sens. " Ce qu'il avait vu, il en était sûr à présent, c'était une gazelle. Une gazelle ! L'angoisse qui le tenaillait disparut, remplacée aussitôt par une indignation qui le fit bégayer. Une gazelle ! Et pourquoi pas un lion tant qu'on y était ! S'il s'agissait d'une blague, elle était lamentable. Si ce n'était pas le cas, les types de la DDE étaient vraiment de sacrés branleurs ! Une gazelle ! 
Il sentit que l'autocar ralentissait puis s'immobilisait. La nuit était tombée. Il avait du s'endormir. Le gros se leva et prit son sac. K. fit de même et se glissa dans le courant des voyageurs qui descendaient. Il posa le pied sur un sol inégal au moment où une bouffée de chaleur l'assaillait. Il eut un vertige et dut s'appuyer contre l'autocar pour ne pas vaciller. Après quelques secondes, il ouvrit les yeux et regarda autour de lui. Les voyageurs, accompagnés de ceux qui étaient venu les chercher, s'égaillaient déjà dans les rues mal éclairées qui entouraient la gare routière où il se trouvait. L'angoisse le saisit à nouveau, forte, glacée, labourant chacune de ses veines. Il n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait. Il se dirigea vers un panneau que surmontait un lampadaire et déchiffra les grosses lettres qui le barrait dans toute sa longueur : Tambécounda. Ce nom résonna d'abord en lui à la manière de sons étrangers et hostiles et puis, tout explosa, tout ce qu'il n'avait pas voulu voir et entendre bouscula les portes de sa mémoire pour jaillir dans le présent. Il revit son départ précipité à l'aube, les affaires qu'il avait du rapidement emballer, les cris d'Arlette et de sa fille. Il se mit à trembler et fouilla dans la poche de sa veste de tweed pour en sortir une feuille pliée en trois. Il se força à lire ces mots qui dansaient de façon obscène dans le silence de cette place poussiéreuse et déserte : Notification de l'arrêté de reconduite à la frontière
Il s'assit sous le panneau et contempla la bouteille à la lumière du lampadaire : il lui restait un peu d'eau. Par contre, il crevait de chaud avec sa veste en laine. Il déplia à nouveau la notification, au bas de la feuille, une main pressée avait griffonné un nom : Justine Khéza. Ce devait être la cousine de son père, le seul lien qu'il conservait avec ce pays qu'il avait quitté bébé. Il était seul, à présent, lui l'enfant de Toulouse, dans l'exotique pays des gazelles. 


jeudi 11 février 2016

Double feature (bonus)




Justifications. Ce soucis de la fesse alors que tant disparaissent en Méditerranée ! Ces attentions du cœur quand se dissout le droit du travail ! Ces guipures exposées quand la moindre source nous tourne l'estomac ! Que répondre ? Que ce saccage se retrouve, en ombre portée, sur les peaux que j'évoque ? Que le fait même d'aimer est frappé de nullité par la perspective de notre     disparition ? – car nous en sommes là : l'extinction, à deux ou trois siècles près. Que ces solitudes à deux ne sont que la condition nécessaire mais non suffisante de notre libération ? Que ces conjonctions là, malgré tout, offrent l'un des plus beaux faisceau de possibilités qui soient ? Que ceci n'empêche pas cela ?

Fragile. En terre gaste, les prophètes dressent leurs autels tous azimuts : froids calculs et chauds sentiments, science empesée et chakras quotidiens, tout pour ma gueule et don de soi... C'est le bazar de l'ultime, le méli assez mélo des dernières découvertes, le diktat mou d'un renoncement qui a sapé jusqu'à l'ombre de notre courage. Notre corps, douillettement pomponné d'injonctions – des récits écrits par d'autres -, est un drapeau fragile trop heureux de n'être plus qu'en berne.

Père sévère. Avec l'âge, on soupèse avec moins d'ironie l'assertion lacanienne sur l'amour : donner ce que l'on a pas à quelqu'un qui n'en veut pas. Au-delà du plaisir de l'aphorisme et du jeu syllogistique, on se surprend à creuser le passé pour juger nos déboires. Entre-t-on dans ce schéma que se dessine, avec soulagement, l'impossibilité de l'amour. Et voilà nos pauvres histoires nimbées d'un lustre qui n'est pas sans rappeler le plus modeste : "Je vous l'avais bien dit" de la sagesse populaire. A cette lumière là, c'est presque un soulagement que d'avoir souffert.


lundi 8 février 2016

Luana


Double feature



Culte. A leur début, certains font ce rêve : s'approcher du soleil en de lentes discussions où le passé est revisité à l'aune de la vérité. Aventures, billets clandestins, fiascos, saillies fantômes, tromperies... Rien n'est épargné de ce culte naïf de la purge. Comme si le récit de ces avanies garantissait d'un présent qui ne laissera pas pierre sur pierre de leur désir.

Jouir, disent-ils. La jouissance qu'impose, par lavements progressifs de la sensibilité, la doxa actuelle est un éclair pauvre, dépouillé des embuscades, trébuchements et séduisantes erreurs que nous vivons quand nous nous laissons gagner par l'autre. La jouissance comme seul but nie le désir et le trésor broussailleux de ses découvertes. Jouir comme on nous y incite ( « Pas moins de trois orgasmes par semaine ! »), c'est faire rimer le plus intime avec le mot de possession – possession d'un manque qui, de toute façon, ne se livre jamais. Le désir, lui, est échappée belle, offrande de sa faiblesse à l'autre qui nous tient dans la paume de ses envies et glisse sous la notre comme une truite.
Clic. Qu'espèrent-ils trouver dans l'éther du Net, ces chercheurs d'âmes ? On précise ses critères, on mesure ses envies, on sélectionne le bon profil dans le cheptel labellisé. Sur l'écran, nait la possibilité d'une rencontre sans mystère. L'autre se doit d'être présent en pleine lumière afin d'exorciser l'irréductible différence de ce qui n'est pas soi.
La ronde. J'ai six ans. A l'école, ce matin là, nous dansons une ronde au son d'une chanson diffusée par un électrophone. Je suis obnubilé par une brune à culotte bleue qui tourne à quelques pas de moi. A chaque interruption de la chanson, nous devons nous asseoir. J'ai compris qu'il me reste quelques minutes pour manoeuvrer. Avec une patience effrayante, je réussis à me rapprocher et, lorsque la chanson s'interrompt pour la dernière fois, je suis assis à ses côtés. Son genoux touche le mien. De ma vie, jamais je ne connaitrai plus magnifique accomplissement.

Un si fragile vernis d'humanité

C'est une tarte à la crème des fins de soirée arrosée : comment devient-on un héros ? Un monstre ? Où se loge le bien ? Le mal ? Qui ne s'est retrouvé, verre en main, face à un convive tout aussi aviné que soi, qui déclare d'un ton assuré : " Moi, sous l'Occupation, eh bien je...". 
A l'heure où moult anthropologues se disputent sur la nature bienveillante ou prédatrice des premiers hominidés, là où la découverte de ce qui semblerait être le massacre d'une vingtaine d'hommes et de femmes, il y a dix milles ans, relance le débat entre rousseauistes bon teint et partisans du "Que voulez vous, c'est comme ça, madame", le livre de Michel Terestchenko tente de répondre à cette question en montrant d'abord combien est stérile l’opposition entre la croyance dans l’égoïsme « naturel » de l'être humain et dans celle de l'altruisme comme sacrifice. Ce n’est pas par « intérêt » que l’on tue ou que l’on torture, ni par pur altruisme qu’on se refuse à faire le mal.
Marchant, à sa façon, sur les traces d'une Hannah Arendt au procès d'Adolf Eichmann, Terestchenko, à partir de recherches en psychologie sociale, et en s’appuyant sur des exemples historiques, montre que héros et bourreaux ne sont pas des gens exceptionnels. A l'image de Franz Stangl, commandant du camp d'extermination de Treblinka ou de Marie et André Trocmé qui, à Chambon-sur-Lignon sauvèrent près de 5 000 juifs avec l'aide de la population du village.
Phénomène troublant : si l'auteur se montre très disert sur les raisons qui font basculer un homme vers le mal, il est plus emprunté lorsqu'il s'agit du bien. Ainsi, pour aller vite, et à l'aune des exemples qu'il donne, Terestchenko montre que faire le bien résulte de la fidélité à soi, de l'obligation, ressentie au plus profond de soi, d'accorder ses actes avec ses convictions en même temps qu'avec ses sentiments. Parfois même, il s'agit plus simplement encore, d'agir en accord avec l'image que l'on a de soi indépendamment de tout regard ou jugement d'autrui et de tout désir de reconnaissance.
Comme le dit Michel Terestchenko : « Seul celui qui s'estime et s'assume pleinement peut résister aux ordres et à l'autorité établie, prendre sur lui le poids de la douleur et de la détresse d'autrui et, lorsque les circonstances l'exigent, assumer les périls parfois mortels que ses engagements les plus intimement impérieux lui font courir. »
Certes, Michel, certes... Visiblement, nos soirées arrosées par ce thème pourront durer jusqu'à l'aube.
 

jeudi 4 février 2016

Les amants transpercés


L'objet ne suffit pas. Il faut considérer le dispositif pour sentir ce qu'un téléphone peut faire d'un baiser. Amants, nous chuchotons dans des gadgets rougis par le pillage, cavalier sans masque du retour sur investissement. M'aimes-tu ? Notre désir est sur écoute quand nous ne courons pas le claironner sur la place numérique. Sur l'écran, se reflète la liste de nos satisfactions - il est même possible de retoucher nos soupirs -, mais nous ne tirons plus les rideaux que pour éviter au canapé d'être décoloré par le soleil.


mercredi 3 février 2016

La mécanique des peaux


La mécanique des peaux n’est pas difficile à enclencher. C’est un système de poulies souples et de vertèbres huilées qu’alimente un feu qui semble inépuisable. Il y eut une succession d’hôtels, de chemin creux, de parkings souterrains, d’arrière-salles de café, de studio empruntés, des lieux d’une neutralité un peu pétrifiante mais qui, par la grâce de notre passion, se muaient en un décor qui offrait mille attendrissements.
L’usure vint lentement. Bégaiements, battements plus nombreux des paupières et cette sensation, mon amour, que mon sang se raréfie à force de me brûler les veines. La fatigue vint moins des histoires que nous devions inventer pour justifier nos absences, de ces comédies du désir qu’il lui fallut jouer devant son mari, de ce cortège de justifications à usage interne que nous dûmes dresser entre notre sentiment et le quotidien, que de notre volonté d’incandescence.
Non, ce qui finit par gripper fut moins ce manège que ce qu’exigeait notre passion. Isolés l’un de l’autre, une fois que les étiquettes reprenaient leurs droits, nous n’étions plus que les sujets interchangeables d’une société qui ne tient guère à l’individualité. La culture ? Nos métiers ? Nos lectures ? Nos amis ? Pauvres hobbys, pâles journées où tout se répète. Rien ne nous distinguait des autres piétons de ce globe que l'intensité de notre brûlure. J’étais incomplet, vague écho sur cette planète et me voilà rassasié, empli par ta voix, par cette façon que tu as de me regarder.
Sans doute avions-nous parié au-delà de nos réserves car, à déployer de telles couleurs, à brandir tant d’oriflammes, nous nous obligeâmes à un héroïsme auquel Anaelle ne s’était jamais préparé. A ses yeux, notre passion était plus grande que nous-mêmes. 

mardi 2 février 2016

Pier Paolo et les lucioles




« Au début des années soixante, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l'eau (fleuves d'azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n'y avait plus de lucioles. (Aujourd'hui, c'est un souvenir quelque peu poignant du passé : un homme de naguère qui a un tel souvenir ne peut se retrouver jeune dans les nouveaux jeunes, et ne peut donc plus avoir les beaux regrets d'autrefois.) Ce « quelque chose » qui est intervenu il y a une dizaine d'années, nous l'appellerons donc la ''disparition des lucioles ''. »

Quel est donc ce moment que désigne la « disparition des lucioles » ? Celui de l'installation d'un système empoisonné de dictature consumériste et capitaliste moderne, de mercantilisme à outrance, de tolérance en tous sens et d'hédonisme forcené conduisant à la mort certaine de ce qui, dans le monde et l'humanité, pouvait être encore aimé. Toute l'oeuvre de Pasolini est construite sur cette protestation, sur cette exécration, sur cette condamnation multiforme de l'hédonisme marchand qu'il qualifiera un jour – au risque de déclencher une hostilité haineuse qui le harcèlera jusqu'à la fin – de fascisme pire que le précédent puisqu'il réussissait sans le moindre accroc là où l'autre avait échoué, c'est-à-dire dans l'asservissement de tous et de tout.

Jean-Paul Curnier, A Vif, Pasolini, La disparition des lucioles


On pourra lire aussi cet article de Courrier International sur les circonstances de la mort de Pasolini.

lundi 1 février 2016

Et le bras de la mer nous enclot


J'aime me souvenir de ce moment au milieu du soleil : des rochers, brunis par le clapotis, dentellent l'horizon maritime. Poncés par le sel, nous sommes assis côte à côte. 
Vers l'est, le croissant de la baie se termine sur la Ciotat vrillée de chaleur. Je me lève, glisse dans l'eau et contourne le rocher dans les scintillements. 
Tu es tournée vers le large, ta chevelure descend jusqu'à tes fesses comme une gerbe de fougères. Tes sourcils sont froncés - à quoi penses-tu ? - , je te fais signe, tu souris, me rejoins, et le bras de la mer nous enclot.