lundi 11 janvier 2016

Tchouktches


Ces impuissants, ces incapables, miserabilis personae, qui ne peuvent rien pour eux-mêmes, ils peuvent beaucoup pour nous. Ils ont en eux un mystère de puissance reconnue, une fécondité cachée, des sources vives au fond de la nature.
 
Jules Michelet, Le Peuple

dimanche 10 janvier 2016

Se désencombrer de ses timidités


Il existe encore, non loin de P. – et ce nom même évoque celui du passage -, un canal situé au sud de ce gros bourg. Il y a ces hautes herbes, les pins surplombant l’eau mate, le béton fendillé des rives, le parfum de fenouil et de roseaux pourris qui hante les endroits retirés. Nous ne sommes plus très loin de l’été. C'est là, quelques semaines après notre première rencontre, que je retrouve Oriane. Elle voit très vite dans quel genre de naïveté je patauge.
Oriane est brune et ses lèvres s'opposent à la vulgarité du monde. Elle a de longs cheveux noirs très épais. Son nez romain lui donne un air grave qu'atténuent des gestes de farfadet. C’est une fille brillante, vive, que l’on imagine mal immobile. Son intelligence me charme par l’étendue de sa mémoire et de sa fantaisie. Elle voue un culte à Proust et transporte toujours dans son sac à main un exemplaire de La Recherche du temps perdu.
Ce jour là, nous marchons en nous tenant par la main et nos reflets dans l’eau du canal nous désencombrent peu à peu de nos timidités.
- Tu as déjà fait l’amour ?
- Une ou deux fois...
- Un puceau ! Il va falloir que je m’occupe de toi ! 
Nous prenons beaucoup de temps à nous passer au crible de nos lectures. Comment peut-elle aimer ma rugosité forgée à coup de marteau sartrien ? Comment mon présent, jaugé à la seule balance existentialiste, est-il perçu par cette fille qui ne frémit qu’aux échos de Méséglise ? Nous nous disputons avec régularité même si l’encre et ses pouvoirs nous permet de dresser des ponts suffisamment féconds. Elle me donne la mesure de ce qui m’attend.
En mai 1988, dans notre petite chambre de la rue V., Oriane croque un carré de chocolat et s'étire. Elle a travaillé toute l’après-midi à son mémoire. Elle allume une cigarette et souffle la fumée vers la fenêtre qui s’ouvre au ras des tuiles. Elle se tourne vers moi en s'emparant de l'exemplaire taché d'encre qui lui sert de sherpa. Nous reprenons notre dispute du matin. Comme d’habitude, elle veut me convertir au temps proustien et, comme d’habitude, je résiste. Sa voix s'élève dans la pièce, un peu étouffée et ne se met à résonner qu'au moment ou je copie ces lignes : Et c'est parce qu'ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu'ils contiennent tant de souvenirs, de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l'ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu'à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs - si indifférents, si pâlis - sont effacés de celle qui n'est plus et le seront bientôt de celui qu'ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d'un corps vivant ne les entretiendra plus.

jeudi 7 janvier 2016

Une fleur au fond de l'eau




L'été s’ouvre sur un orage violent escorté d'un puissant parfum de pierres trempées. Lorsque nous sortons du cinéma, le ciel racle les toits en jetant la pluie par poignée. Nous courons à travers des rues vouées au sens unique de l'eau. Lucile me mène au centre de la ville dans l'hôtel particulier où elle vit avec sa mère et ses cousins. Nous franchissons la porte en bois ouvragé avant de grimper un escalier de marbre jusqu’au premier étage. Raphaël nous ouvre et sa tête blonde surgit de la pénombre. Il embrasse sa cousine et me serre la main avant de disparaître au fond de l'appartement. Lucile m'explique que, depuis le divorce de ses parents, il se fait un peu d'argent en jouant au poker.
La chambre est immense. Ses deux fenêtres donnent sur les réverbères de la rue. Dans la clarté aquatique, le plafond resplendit d'angelots en moulure. Au fond de la pièce, je repère un lit à baldaquin orné de velours rouges. Lucile pose son sac sur le fauteuil, se déshabille puis s'agenouille sur le couvre lit. Elle me fait penser à une madone avec ses cheveux noirs qui lui descendent jusqu'aux fesses. Elle à une grande bouche et des yeux marrons très doux. Sous l'ombilic, son sexe est une pelote d'ombre. J'ai dix sept ans, la gorge serrée et les vêtements trempés.
Je plastronne un peu, plus pour me rassurer que pour l'impressionner. Lorsque je me déshabille et me glisse à ses côtés, Lucile murmure quelque chose que je ne comprends pas et m'embrasse. Ses seins et son ventre me paraissent terriblement doux. Ses jambes m'enlacent, elle s'ouvre puis m'accueille. Plus tard, nous parlons dans le tambour de la pluie jusqu'à ce que la nuit nous enveloppe. A ses côtés, l'orage est bienveillant.
Je me souviens d'une de nos conversations. Nous sommes assis, nus, face à l’autre. Moi, les yeux fixés sur son entrejambe, elle, souriant à chacune de mes questions - j’ai gardé l’habitude de sonder sans relâche celle avec qui je suis. Lucile me répond par des silences qui n’ont rien de frustrant. Je suis curieux d’elle, bourré de désir. Elle me montre son sac, répand ses affaires sur le lit, j’ai l’impression de compulser des documents secrets. Elle place mes mains sur son corps et m’indique les endroits où il faut que je m’attarde.
- Qu’est-ce que tu regardes ?
- Ton sexe.
- Et qu’est-ce que tu y vois ?
- Je ne sais pas…
Elle écarte doucement ses lèvres.
- Moi, je trouve que ça ressemble à une fleur. Une fleur au fond de l’eau. Je ne crois pas qu’il y ait autre chose à voir.
Nous entendons parfois un bruit au fond de l’appartement : une chaise que l’on bouge, une porte qui se referme doucement. Sa mère est rentrée. Je ne la verrai qu’une fois en partant, bonjour jeune homme, bonjour madame. La maison n’a rien de triste. Tout y est propre, joyeux et organisé, comme dans ces maisons de femmes qui ont compris que, pour les choses les plus importantes, il ne faut pas compter sur les hommes.

Je garde la sensation d’avoir passé de longs moments avec Lucile. Pourtant, nous n’avons dû nous voir que deux ou trois après-midi où elle m’a appris qu’on pouvait laisser filer le temps sans dommage. Avec elle, le présent suffisait.
Quelques années après, alors que j’étudiais à Marseille, je croisais un type qu’on appelait le licenciado Mirales depuis qu’il avait passé une année au Mexique. Comme cela faisait un moment qu’on ne s’était vu, nous allâmes boire un verre à l'Unic, au début de la rue Francis Davso. Le licenciado Mirales me donna des nouvelles de Lucile. Elle vivait à Lyon et avait épousé un funambule. Un funambule, tu es sûr ?, avais-je demandé au licenciado. Aussi sûr que je te vois, avait-il répondu. Un funambule authentique, avec diplôme de l’école du cirque et numéro à l’avenant. 

Cette nouvelle me fit plaisir. Sans pouvoir expliquer pourquoi, je me suis dit que c’était dans l’ordre des choses.

mercredi 6 janvier 2016

Lettre de loin (quand on vient à pied)



Cher Vieux,


(…) Tu imagines que je connais la rengaine. On te dira : mais vous avez un boulot, de quoi vivre, des horaires réguliers, de quoi vous plaigniez-vous ? Beaucoup de gens n'ont même pas dix pour cents de ce que vous avez ! (Note que ceux qui te sermonnent emploient souvent le vocabulaire des managers.)


Que veux-tu répondre à celui qui, le plus souvent, masque le vide de sa propre existence derrière un tel discours ? Ceci dit, il suffit, pour le voir se décontenancer, de lui demander d'imaginer ce qu'il ferait s'il ne travaillait pas. La pauvreté de ses réponses aurait de quoi te fendre le coeur, mon pote.


Que veux-tu dire à ce croyant là – le culte du travail est une religion avec ses prêtres, ses bedeaux et ses fidèles – quand le ventre serré, on se rend au chagrin en se disant que ce chemin, nous le verrons encore dix mille fois avant une hypothétique retraite à petits pas ?


Comment faire comprendre à ce type qu'on s'étouffe à l'idée que notre boulot, comme des millions d'autres, contribue à la dégradation de tous les êtres ? Et tu peux juger, à l'aune des destructions actuelles, des dimensions de la pulsion de mort qui habite nos dominants.


Comment lui faire piger que nos rêves parient sur un arrêt brutal de cet ordre des choses ? Et chacun, selon son caractère ou sa constitution de rêver à un Grand Soir, à un retrait du monde dans quelque campagne épargnée, à une maladie utile ou à un héritage soudain.


Mais comment rêver à mieux quand, dès le premier pas de côté, on se retrouve face à un mur de peur entretenue dont les moellons portent les doux noms de précarité, de répression policière, de mise à l'écart, de solitude, de marginalité, de pauvreté, de qu'en-dira-t-on et de loyer à payer... (Dans cette zone mouvante, jamais fantasmes et réalité n'ont formé de couple aussi vénéneux).


Pourtant, il faut rêver et ne pas lâcher nos songes. Ceux-ci sont par trop liés à la vie. Il faut entretenir ce foyer là, alimenter l'impossible – ou ce qui semble l'être depuis les crédits qui nous sont alloués. Il faut qu'un si beau spectre continue à hanter ce qu'il reste de nos vies. Et, dans ce domaine là, toute initiative, aussi modestes soit-elle, est bonne à prendre. Car, quand bien même surviendrait l'échec, cette tentative (le bon Sartre dirait : « J'ai posé un acte ») aura produit ce sens qui manque tellement à nos vies aliénées. La lecture de l'histoire doit nous y inciter : la plus frêle des étincelles a souvent provoqué les incendies les plus salvateurs.


Il faut partager nos désirs pour ne pas rester ce rêveur isolé qu'apprécient tant nos ennemis – et qui n'a pas compris dans quelle guerre de classes nous vivons tiquera, évidemment, sur ce terme. Ici, le partage de cet art de la désertion, ce geste qui nous fait brandir l'étendard de la bonne vieille cause, l'envie d'utopie – que l'on glane ses idées dans les greniers ou dans un futur que nous aimons à imaginer – constituent les armes non suffisantes mais nécessaires de notre survie.


Vois-tu, je rêve de rassemblements informels, à la façon des Folles de mai, le soir sur des places publiques. Pas de mot d'ordre, pas de sélection, pas de pattes blanche. On arriverait, mains dans les poches, timides puis, heureux de se voir plus nombreux, on discuterait. On ne serait plus seul. Ce pourrait être inquiétant, pour nos ennemis, ces rassemblements qui s'initient avec pour seul signe de ralliement une brindille d'acajou. « Ça ne va pas : voilà pourquoi. Et voilà ce que je voudrais à la place... ».


Il s'agirait de faire corps, modestement. De rompre l'isolement. Ce serait un début, tu ne crois pas ?


Je t'embrasse,

V.


PS : J'aime assez ton blogue, il me donne parfois l'envie de reprendre le mien. Ceci étant dit, vu la catastrophe présente, je pense qu'il faudrait cesser de pleurnicher devant nos écrans. Peut-être nous faudrait-il descendre sur ces fameuses places et faire corps avant que nous n'en n'ayons plus le choix.


Roulez jeunesse...


mardi 5 janvier 2016

Deborah


Plus poétique que mille recueils



"Trouver sa base en s'élevant", aime dire Patrice de la Tour du Pin. J'écoute l'air. Après la tension de la découverte, une vibration vous enveloppe. L'environnement imprègne la pensée ; il la génère, la structure presque "génétiquement" ; l'espace a une présence physique : il est habité. L'aigle continue à voler, il décrit de larges cercles, et se rapproche. Des baleines blanches bondissent en groupe et plongent avec grâce.

Cependant que l'Allée des baleines, dans la singularité de ses arches, son poste de guet ( agixsylgaq en haut de l'allée ), son dédoublement s'impose comme un des lieux majeurs du détroit de Béring, les questions continuent à s'entrecroiser dans mon esprit. C'est le petit matin. Je me suis adossé à un crâne et médite face à l'île Aramchechen. L'air, dénué de volume, commence à trembler aux rayons du soleil.

Jean Malaurie, L'Allée des baleines

lundi 4 janvier 2016

Le plus splendide des isolements


Cinq années avec Amélie ne peuvent se résumer qu'à la hache, lame automatiquement miséricordieuse qu'il me faudra serrer plus fortement qu'à l'ordinaire. Et qu'est-ce que l'ordinaire sinon l'accumulation sans joie de jours semblables ?
J'ai connu Amélie au milieu d'une solitude choisie. Ma sœur fêtait son anniversaire dans un vieil appartement du centre-ville. Sous les poutres scarifiées par les marques des charpentiers, les discussions, la musique et les allées et venues faisaient comme un gros pâté sonore. Un verre de vin à la main, je m'étais assis près de l'entrée pour me distraire du spectacle des arrivées. Quand Amélie ouvrit la porte, je vis apparaître un chaton chantant les louanges du plus splendide isolement : une frange courte de cheveux noirs, des yeux très doux et un minois rendu moderne par une bouche tressée de tulipes. Sa robe de velours mauve la serrait de près, révélant un corps menu à la poitrine charnue. L'effet passé, je vis une jeune fille, rendue gauche par sa timidité, qui hésita un moment dans l'encadrement de la porte. Comme cela contrastait avec les roues hâbleuses de certaines invitées !
Je la rejoignis près du buffet. Sa conversation nous évita les coagulations pénibles de la drague. Elle aimait un turc de Taksim rencontré à la faculté. Je pris beaucoup de plaisir à l'écouter parler d'Istanbul, de la crainte qu'avait son ami de partir traquer le kurde lors de son service militaire. Ce soir là, elle repoussa mes avances, non sans garder un moyen de me joindre, et quelques semaines après, comme le Saljûqide lui imposait un lien proportionnel aux vagues qui la séparaient du Bosphore, elle ne me repoussa plus.
Quels évènements confortent en vous l'idée que l'aimée vous va ? Est-ce un mot dans le courant d'une conversation ? L'atmosphère qu'elle sait créer autour de vous ? Cette façon, pour l'air, de se densifier quand elle entre dans la pièce ? Un acte ? Une façon de réagir ? Où, comme le dit Truffaut, ce moment où vous réalisez que vous agissez contre vos intérêts – preuve absolue dans une époque qui voue un culte féroce au retour sur investissement ?
Après qu'elle se fut installée dans ma maisonnette, Amélie glissa comme une loutre dans les pelisses décrites plus haut. Une seule, cependant, retint mon attention au point que l'épisode devint, par sa force d'impact, une manière d'étalon. Un jour que nous nous baignions dans les eaux d'un torrent que j'aime par dessus tout, j'observais avec quelle évidence Amélie se lovait dans ses creux. En apportant une preuve aussi éclatante de son appartenance à ce lieu, Amélie montrait combien elle s'incorporait à ma vie. A regarder l'eau l'épouser au plus rapide de cette baignoire de schiste, je compris que j'aimais Amélie car jamais ce lieu qui me fondait n'aurait rendu un tel hommage à une usurpatrice.
Amélie avait, dans le balancement du plaisir, un sourire qui en épurait les scories. Son bonheur recouvrait notre chambre d'or tranquille. Dans le roulis, ses seins étaient comme deux barges de débarquement. Ce n'était pas rien, ce don, dans l'océan où nous nous débattions. J'ai aimé son calme, son habileté à détailler la beauté, cette attention aux souffles les plus légers. Ai-je dit que nous aimions les livres ?
Son père, un breton de Saint-Vaast, avait exercé plusieurs métiers – marin, photographe, vendeur de planches à voile – avant que les premiers vents de la crise ne lui fassent reprendre ses études d’architecte. Il avait installé sa caravane sur un terrain situé sur l’ancien marais qui s’étend de Grimaud à Cogolin, entre une vigne et un ruisseau masqué par les joncs. Quelques temps après son arrivée, il en avait retiré les roues et construit sa maison autour. Ces débuts donnèrent une marque de poésie manouche au lieu : enveloppée d’arbres, la maison participait du mas et de l’hacienda. À l’intérieur, il me semblait parcourir les coursives d’un voilier. La sociabilité de cet homme nous fit connaître la société de ceux qui huilent les machines de l’été tropézien. Cuisiniers, serveurs, chambrières, skippeurs, vignerons, maçons, jardiniers, patrons de boite de nuit, plongeurs – il venait même un millionnaire, homme triste et affable que la mort de sa femme avait laissé désemparé.
Cinq années paisibles s’écoulèrent. Amélie était douce, patiente, souvent angoissée par la fin de ses études et une appréhension suffisamment juste du monde pour ne pas se précipiter sur le premier boulot venu. Cinq années où Amélie m’offrit une paix que je réussis à capter dans les interstices. Grâce à son amour, le chaos qui m’habitait se maintenait dans des frontières qui permettaient à notre couple de vivre. Elle étudiait l'histoire de l'art et écrivit un mémoire sur certains hôtels particuliers de la Régence.
Souvent, Amélie, à peine éveillée, glissait sous les couvertures pour me prendre dans sa bouche. Les yeux fermés, je m’arrimais à elle, l’entourant de mes bras et de mes cuisses pour me laisser porter par le rythme de sa tétée. Selon l’humeur, nous donnions un prolongement à ce premier éveil. Parfois, Amélie buvait et un fleuve nocturne abandonnait son limon entre ses lèvres. Cet apex était attendu par une bouche qui avait la plus grande méfiance pour les réalités du jour. Les lèvres d'Amélie étaient gonflées par un souffle délicat. Buveuse, mangeuse, goûteuse, fumeuse, sa bouche était l’instrument favori de son rapport au monde.
C'est au soir de je ne sais quel hiver. Au-dehors la neige n’a cessé de tomber depuis le matin et recouvre le pays qui voit ses routes et l’électricité coupées. Le monde a repris taille humaine, il se meut désormais à la seule force des pieds. Amélie est assise face à la cheminée. Son profil danse doucement. Il n’y a plus de téléphone, plus de mensonges, il n’y a plus que les collines et les arbres autour de la maison immobilisée par les flocons. Sur la table, il y a un bol empli de noix, deux livres et son paquet de cigarettes. Je suis allé chercher du bois. Demain, je n’irai pas travailler. Amélie me regarde : voilà le monde que nous désirons. Nous nous enlaçons face aux flammes. Son parfum est une poudre étoilée, sa bouche se pose sur mon cou. Le silence nous enveloppe. Tissé par l’instant, le présent redevient quelque chose de possible.
Nous sommes allé dîner au Puy en Velay après une journée à lézarder devant la maison qu'on nous a prêté près du lac du Boucher. Dans un restaurant de la vieille ville, nous mangeons deux pigeons accompagnés d'une bouteille de ce Chanturgue qu'Amélie a voulu me faire connaître. Ce vin m'étonne. Amélie m'assure en souriant que César en fait mention dans la Guerre des Gaules. J'aime la façon dont sa main, fine, à peine veinée, entoure son verre et décortique la chair du volatile. Elle boit jusqu'à en avoir les joues roses et me donne à chaque fois l'impression de laper une source. Quand nous sortons, les lampadaires qui éclairent la ruelle sont éteints. Nous sommes un peu saouls. L’air sent le feu de bois et la pierre humide. Amélie m’embrasse et son rire s’élève pour annoncer l’An mille.
Est-ce l’ennui, si tôt inséminé en moi, qui me fit tout foutre en l'air ? Je tombais amoureux de Manon et m'échinais à maintenir l'habituel triangle malheureux. Avec ce recul qui nous fait gagner Waterloo, je me dis qu'une simple pause dans l'incendie m'aurait évité bien des brutalités.
Un matin, peu de temps avant notre séparation, Amélie me laissa un petit poème dont je n'ai gardé que cette phrase : «  Pauvre idiot, c'est une ombre à trois ailes qui t'a chassé du paradis.» 

 

Françoise