Même
les ruines ont péri.
Lucain
Il
était allongé sur le ventre. De l’eau salée emplissait sa
bouche. Cela aurait dû être du sang car la
lance avait percé sa nuque avant de jaillir d’entre ses lèvres
avec un goût d'airain. Il ouvrit les yeux. Du sable humide s’étalait
devant lui. Il sentait ses jambes régulièrement bousculées par
l’écume. À moitié pris dans le sable, sa pique et son bouclier
gisaient non loin de lui. Que faisait-il sur le rivage ? Le
combat avait eu lieu dans la plaine, près des remparts. Le Phyléide
avait dû prendre son corps et ses armes pour les ramener près de
leurs nefs. Il se retourna sur le dos et, incrédule, palpa son
visage intact, son corps et la cuirasse qui, à présent, faisait
comme un poids incongru sur sa poitrine. Il était vivant. Était-ce
là l’œuvre d’un dieu ?
Il
se redressa. Où étaient ceux qui, comme lui, devaient être étendus
côte à côte le front dans la poussière ? Où se
trouvait-il ? Tout semblait désolé ici et une terrible odeur
assaillait ses narines. La peur saisit son âme. Est-ce qu’Illion
brûlait ? Est-ce que les Achéens avaient triomphé ? Il tenta
d’apercevoir de la fumée au-dessus des pins qui bordaient la plage
jusqu’à ce que la pestilence qui régnait le fasse à nouveau
grimacer. Même les plus féroces charniers ne dispensaient pas une
telle abomination. Il sentit sa tête se troubler, son cœur
s’alourdir. Il fit quelques pas avant de s’immobiliser. Au loin,
deux silhouettes étaient apparues. Il ramassa sa pique et son
bouclier. Sur ces rives inconnues, qui pouvait prédire que celui qui
vient est un ami ?
Un
homme et une femme s'approchaient d’un pas hésitant. Il vit qu'ils
étaient vêtus comme des esclaves. Il raffermit sa main sur la
lance. Sa poitrine lui semblait emplie de plomb. Il avait de plus en
plus de mal à respirer. Les deux esclaves s'immobilisèrent non loin
de lui. Un hoquet douloureux le força à s'agenouiller sur le sable.
Il dut poser son bouclier. Seul, il ne pourrait regagner la cité. Il
ordonna à l'homme d'aller à Illion quérir Anténor. Qu'il lui dise
que son fils Pédaios était ici. Il devait envoyer un char et des
serviteurs car ses forces l'abandonnaient. Au lieu d'obéir,
l'esclave leva la main comme s'il déclinait une invitation et,
saisissant la femme par le bras, contourna Pédaios en prononçant
des mots que ce dernier ne comprit pas. Proche de défaillir, il vit
avec rage les deux esclaves s'éloigner d'un pas tranquille, les
pieds baignés par le va et vient de la mer. Il n'eut pas la force de
crier, son souffle le quittait. Un voile noir s'abattit sur ses yeux.
Mandel
avait pris son ton colonel, comme à chaque fois qu'il était
contrarié. Pourtant, nous étions confortablement installés dans le
salon de sa maison du Pradet. Il nous avait servi un vin issu de sa
précieuse cave. Derrière les baies vitrées, la Méditerranée
déroulait paisiblement sa toison.
- Si j'étais poète,
dit-il, je dirais que l’homme que j’ai autopsié était un
hoplite. Une brute débarquée tout droit de l'Illiade ou de je ne
sais quelle phalange spartiate.
Maigre et nerveuse, sa main
se dressa dans l’air tranquille du salon. Il énuméra sur ses
doigts chacune de ses assertions.
- Le bouclier, la lance et
la cuirasse étaient d'authentiques antiquités. Il
possédait une musculature que l'on ne fabrique pas dans les salles
de gym et son corps montrait un nombre impressionnant de
cicatrices. Je n'ai jamais examiné d'individu qui, ayant reçu
autant de coups, ait conservé une telle santé. Ce gars là était
en granit !
Je
reposais mon verre de vin.
- Qu'est-ce qui l'a tué,
alors ?
Mon
hôte ricana.
- Une intoxication
respiratoire.
Je m’étonnais
bruyamment. Je connaissais la plage où l’homme avait été
découvert par deux touristes.
- Il n’y a rien là-bas,
juste une route et des villas !
Je
vis l’œil de Mandel briller. Il prit un air féroce.
- Je le sais bien !
Pourtant, mon hoplite présentait tous les symptômes d'une
intoxication par les voies aériennes.
- Vous n'avez trouvé
aucune cochonnerie sur la plage ? Un tonneau suspect ? Des
algues vertes ?
Il eut un geste
d'agacement. Comme si mes questions étaient inutiles.
- Mais qu'est-ce qui
l'a tué, alors ?
- Rien !, rugit-il.
Les analyses n'ont décelé aucune substance toxique dans son
organisme !
Il quitta son fauteuil
pour faire quelques pas devant la baie vitrée. Cela faisait
longtemps que je ne l'avais vu aussi troublé. J'attendis qu'il se
rassoie pour le taquiner un peu
- Alors, si le médecin ne
conclut rien, que dirait le poète ?
Il
soupira avant de s'enfoncer dans son fauteuil. Sa réponse me surpris
par sa mélancolie.
- Le poète dirait qu'un
puissant guerrier venu des siècles obscurs n'a pas résisté une
seule seconde à l’atmosphère viciée de notre siècle.
Ses
mots s'étiolèrent lentement dans le silence de la pièce. Je
regardais mon verre en silence jusqu'à ce qu'un étrange sentiment
de tristesse s'empare de moi.
- Pauvre de nous...,
finis-je par murmurer.
Mandel
resta muet. Ses yeux s’étaient déjà perdus dans le rebond des
vagues.