samedi 8 juin 2024

Ahmed Zitouni 1949 - 2024

 


Homme entier, écrivain dont le verbe saboulait sans indulgence les lâchetés de ce monde, Ahmed Zitouni a rejoint l'orient éternel il y a quelques jours. Loin, très loin des tiédeurs compassées du landerneau littéraire qu'il vomissait, le verbe d'Ahmed portait haut le cri de l'écorché qu'il était et de tous les laissés pour compte, déplacés et autres mal-vivants que martyrise à l'envie notre époque.

Pour goûter à son suc acerbe, on lira parmi d'autres les fuligineux Attilah Fakir, Une difficile fin de moi ou Y a t-il une vie avant la mort ?

La paix sur toi, Ahmed.

 

jeudi 6 juin 2024

Les jeux et le peuple

 

Glanée sur le site de notre lexomaniaque préféré, cette authentique publicité parue à l'occasion des Jeux Olympiques de Berlin en 1936. 

On apprendra également, en lisant cette chronique parue sur la France Culture, que la cérémonie de la flamme olympique a été inventée par les nazis à l'occasion de ces JO, comme l'explique l'excellent historien Johann Chapoutot : « Berlin 1936, pour le dire clairement, ce sont les Jeux par excellence, et la matrice des Jeux contemporains. Les nazis ont tout inventé : la course de relais de la flamme olympique, certes, mais aussi la mise en musique médiatique […] le classement des nations au nombre de médailles obtenues et l’édification d’infrastructures gigantesques, du site olympique au village des athlètes, en passant par la décoration des principaux axes et places de la capitale allemande. »

Une bonne manière de rendre hommage aux mânes de Pierre de Coubertin et de remettre en perspective les prochains ébats parisiens de nos athlètes.

lundi 3 juin 2024

De sable, d'eau et d'air

 


Cher Monsieur Dupierreux,

La bêtise est un spectacle fort affligeant mais la colère d'un imbécile est quelque chose de réconfortant. Aussi je tiens à vous remercier pour les quelques lignes consacrées à mon exposition, tout le monde m'assure que vous êtes une vieille pompe à merde et que vous ne méritez pas la moindre attention. Il va sans dire que je n'en crois rien et vous prie de croire, cher Monsieur Dupierreux , en mes sentiments les meilleurs.

Magritte 

 

vendredi 31 mai 2024

Loin d'llion

 


Même les ruines ont péri.

Lucain


Il était allongé sur le ventre. De l’eau salée emplissait sa bouche. Cela aurait dû être du sang car la lance avait percé sa nuque avant de jaillir d’entre ses lèvres avec un goût d'airain. Il ouvrit les yeux. Du sable humide s’étalait devant lui. Il sentait ses jambes régulièrement bousculées par l’écume. À moitié pris dans le sable, sa pique et son bouclier gisaient non loin de lui. Que faisait-il sur le rivage ? Le combat avait eu lieu dans la plaine, près des remparts. Le Phyléide avait dû prendre son corps et ses armes pour les ramener près de leurs nefs. Il se retourna sur le dos et, incrédule, palpa son visage intact, son corps et la cuirasse qui, à présent, faisait comme un poids incongru sur sa poitrine. Il était vivant. Était-ce là l’œuvre d’un dieu ?

Il se redressa. Où étaient ceux qui, comme lui, devaient être étendus côte à côte le front dans la poussière ? Où se trouvait-il ? Tout semblait désolé ici et une terrible odeur assaillait ses narines. La peur saisit son âme. Est-ce qu’Illion brûlait ? Est-ce que les Achéens avaient triomphé ? Il tenta d’apercevoir de la fumée au-dessus des pins qui bordaient la plage jusqu’à ce que la pestilence qui régnait le fasse à nouveau grimacer. Même les plus féroces charniers ne dispensaient pas une telle abomination. Il sentit sa tête se troubler, son cœur s’alourdir. Il fit quelques pas avant de s’immobiliser. Au loin, deux silhouettes étaient apparues. Il ramassa sa pique et son bouclier. Sur ces rives inconnues, qui pouvait prédire que celui qui vient est un ami ?

Un homme et une femme s'approchaient d’un pas hésitant. Il vit qu'ils étaient vêtus comme des esclaves. Il raffermit sa main sur la lance. Sa poitrine lui semblait emplie de plomb. Il avait de plus en plus de mal à respirer. Les deux esclaves s'immobilisèrent non loin de lui. Un hoquet douloureux le força à s'agenouiller sur le sable. Il dut poser son bouclier. Seul, il ne pourrait regagner la cité. Il ordonna à l'homme d'aller à Illion quérir Anténor. Qu'il lui dise que son fils Pédaios était ici. Il devait envoyer un char et des serviteurs car ses forces l'abandonnaient. Au lieu d'obéir, l'esclave leva la main comme s'il déclinait une invitation et, saisissant la femme par le bras, contourna Pédaios en prononçant des mots que ce dernier ne comprit pas. Proche de défaillir, il vit avec rage les deux esclaves s'éloigner d'un pas tranquille, les pieds baignés par le va et vient de la mer. Il n'eut pas la force de crier, son souffle le quittait. Un voile noir s'abattit sur ses yeux.

Mandel avait pris son ton colonel, comme à chaque fois qu'il était contrarié. Pourtant, nous étions confortablement installés dans le salon de sa maison du Pradet. Il nous avait servi un vin issu de sa précieuse cave. Derrière les baies vitrées, la Méditerranée déroulait paisiblement sa toison.

- Si j'étais poète, dit-il, je dirais que l’homme que j’ai autopsié était un hoplite. Une brute débarquée tout droit de l'Illiade ou de je ne sais quelle phalange spartiate.

Maigre et nerveuse, sa main se dressa dans l’air tranquille du salon. Il énuméra sur ses doigts chacune de ses assertions.

- Le bouclier, la lance et la cuirasse étaient d'authentiques antiquités. Il possédait une musculature que l'on ne fabrique pas dans les salles de gym et son corps montrait un nombre impressionnant de cicatrices. Je n'ai jamais examiné d'individu qui, ayant reçu autant de coups, ait conservé une telle santé. Ce gars là était en granit !

Je reposais mon verre de vin.

- Qu'est-ce qui l'a tué, alors ?

Mon hôte ricana.

- Une intoxication respiratoire.

Je m’étonnais bruyamment. Je connaissais la plage où l’homme avait été découvert par deux touristes.

- Il n’y a rien là-bas, juste une route et des villas !

Je vis l’œil de Mandel briller. Il prit un air féroce.

- Je le sais bien ! Pourtant, mon hoplite présentait tous les symptômes d'une intoxication par les voies aériennes.

- Vous n'avez trouvé aucune cochonnerie sur la plage ? Un tonneau suspect ? Des algues vertes ?

Il eut un geste d'agacement. Comme si mes questions étaient inutiles.

- Mais qu'est-ce qui l'a tué, alors ?

- Rien !, rugit-il. Les analyses n'ont décelé aucune substance toxique dans son organisme !

Il quitta son fauteuil pour faire quelques pas devant la baie vitrée. Cela faisait longtemps que je ne l'avais vu aussi troublé. J'attendis qu'il se rassoie pour le taquiner un peu

- Alors, si le médecin ne conclut rien, que dirait le poète ?

Il soupira avant de s'enfoncer dans son fauteuil. Sa réponse me surpris par sa mélancolie.

- Le poète dirait qu'un puissant guerrier venu des siècles obscurs n'a pas résisté une seule seconde à l’atmosphère viciée de notre siècle.

Ses mots s'étiolèrent lentement dans le silence de la pièce. Je regardais mon verre en silence jusqu'à ce qu'un étrange sentiment de tristesse s'empare de moi.

- Pauvre de nous..., finis-je par murmurer.

Mandel resta muet. Ses yeux s’étaient déjà perdus dans le rebond des vagues.


mardi 23 avril 2024

Mégamachine

Le processus d’expansion qui a commencé en Europe il y a cinq siècles se révèle être une histoire qui, pour la plus grande part de l’humanité, fut d’emblée synonyme de déportation, de paupérisation, de violence massive – allant jusqu’au génocide – et de saccage des territoires. Cette violence n’est pas révolue. Il ne s’agit pas d’une maladie infantile du système mais de l’une de ses composantes structurelles et durables. Ce qui se profile à l’horizon, la destruction des conditions de vie de centaines de millions d’êtres humains par l’aggravation du changement climatique, nous le rappelle aujourd’hui.

Pourquoi la plupart des humains ont-ils accepté que se constituent des élites qui règnent sur eux et s’emparent d’une partie de leurs revenus, sous forme d’impôts, pour financer des armées et construire des palais colossaux ? Pourquoi les humains ont-ils admis que ces élites puissent réglementer leurs rapports et même disposer de leur vie ? Comment et pourquoi, pour le dire en un mot, les humains ont-ils appris à obéir ?

Voilà ce qu'écrit Fabian Scheidler dans son précieux et précis La fin de la Mégamachine, livre fondamental que nous vous recommandons expressément de lire et de faire lire autour de vous. Fresque enlevée retraçant cinq mille ans d’histoire humaine, de la Protohistoire à aujourd’hui, en insistant plus spécifiquement sur les cinq derniers siècles, l’ouvrage éclaire les évolutions qui ont conduit à notre monde ainsi que les moyens d’échapper, peut-être, à cette destruction.

Pour celles et ceux que rebuterait l'ascension de ces impitoyables 624 pages, une excellente synthèse de l'opus est accessible sur le site A Contretemps. Rédigée par Sébastien Navarro, elle constitue un très bon résumé d'un ouvrage qui permet de comprendre le genre d'enfer dans lequel nous vivons et l'ensemble des raisons qui nous y ont mené.


mercredi 17 avril 2024

Dans les têtes

La morne succession des jours semblables en régime techno spectaculaire, a fortiori quand on se laisse flotter dans ce courant volontairement lénifiant, a tendance à nous faire oublier l'âpreté d'un réel - celui du visage aussi véritable que violent du Spectacle -, où nos maîtres veillent soigneusement à ce qu'aucune tête ne dépasse. Ce salubre rappel de Reporterre en est une preuve supplémentaire. 

"Interpellations brutales, gardes à vue interminables… 17 personnes ont été arrêtées le 8 avril dans le cadre d’une action contre Lafarge en 2023, avec les moyens « disproportionnés » de l’antiterrorisme. Elles racontent.

Il est 6 heures du matin, en région parisienne, lundi 8 avril, lorsque Guillaume est réveillé par le bruit des « coups de bélier », puis par « l’énorme fracas » de la porte « défoncée » de l’un de ses voisins. Quelques minutes plus tard, il entend une deuxième tentative d’intrusion chez un autre de ses voisins. Après deux erreurs, l’équipe de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) parvient finalement devant son appartement. En ouvrant la porte, Guillaume se retrouve nez à nez avec un fusil d’assaut pointé en sa direction.

« À terre, retourne-toi », lui crient les agents cagoulés. En quelques secondes, l’enseignant se retrouve à plat ventre, les deux mains menottées dans le dos. « Ils commencent à se déchaîner », raconte-t-il. Coups de poings et de pieds dans les côtes et le ventre. « Allez, une petite dernière », lui aurait lancé un agent de la brigade avant de lui asséner un coup de poing dans l’arcade, avec un gant coqué. Sur le compte-rendu médical établi le lendemain de sa garde à vue et que Reporterre a consulté, le médecin note plusieurs hématomes au niveau des côtes et du visage."

La suite se lit sur le site de Reporterre.

vendredi 12 avril 2024

L'obscène et l'enfant

 


Était-ce une particularité de mon caractère ? Était-ce dû à l'éducation dispensée par des parents sensibles à la question sociale ? Ou s'agissait-il d'un épisode traumatique plus ancien que j'avais oublié ? Enfant heureux et rêveur, avide des univers imaginaires que me livraient la littérature, la BD et le cinéma, je n'ai pourtant jamais oublié cette Blanche Neige à l'air emprunté qui apparût dans le jardin d'un camarade, à l'occasion de l'anniversaire qu'avaient organisé ses parents pour ses huit ans. Avec elle, une demi-douzaine de comédiens avaient été embauchée pour jouer les personnages préférés de notre génération.

Dans le jardin de leur luxueuse villa, entre gâteaux ventrus et musique incessante, nous pûmes frayer avec Peter Pan, Robin des Bois et, parmi quelques autres, le terrible capitaine Crochet. Pourtant, loin d'être émerveillé par ces apparitions, je passais l'après-midi à observer avec circonspection une Blanche Neige aux yeux cernés, un Robin des Bois qui sentait la transpiration et un capitaine Crochet avec de sérieux problèmes de peau.

Pour être franc, je ne m'offusquais pas de ces odeurs, ni de cette carnation tourmentée. C'était plus complexe : ces manifestations trahissaient leur humanité et m'amenaient à ressentir une gêne confuse à l'idée que des adultes soient obligés d'accomplir une telle activité. En outre, j'avais surpris la mère de mon camarade tancer Blanche Neige à plusieurs reprises pour lui reprocher son manque d'enthousiasme.

Est-ce que l'usage d'un déodorant, d'anti-cernes, ou la consultation d'un dermatologue aurait changé la donne ? Avec le recul, j'en doute. Chez le petit garçon que j'étais, persistait la sensation, certes imprécise mais bien présente, que ce merveilleux là (ce que je ne savais pas être encore les produits dérivés de la culture de masse) semblait ne devoir se manifester qu'avec effort, par le biais de personnes qui effectuaient un travail pénible, loin de la passion et de la joie qui constituaient l'essence même de ces êtres mirifiques. 

Quelque chose clochait. Du haut de mes huit ans, je me disais qu'on ne doit pas souffrir quand on est Peter Pan, que Blanche Neige ne doit pas se fatiguer ainsi, et surtout, que personne ne doit être obligé de faire croire qu'il est Robin des Bois quand, visiblement, il n'a aucun plaisir à grimper à un arbre.

À sa façon, cette après-midi fut fondatrice. Cette gêne, l'impression de surprendre un acte vaguement obscène, a resurgi chaque fois que je me suis trouvé face à un semblable spectacle. Plus tard, bien sûr, j'ai pu mettre des mots sur ce malaise. Ce que j'avais senti cette après-midi là était l'odeur que perçoivent, malgré eux, les bambins qui vivent ce genre d'expérience : celle d'employés sous-payés et fatigués ; l'exhalaison que la grosse gueule du Capital laisse sur la soie de songe des enfants. C'est cet étrange remugle que le petit garçon que j'étais avait perçu lorsque que Blanche Neige avait franchi d'un pas incertain la porte du local à piscine des parents de Lucas Bernardini.


lundi 25 mars 2024

L'irrationalité mythique

                                                                        

Glané sur le site Un et Commun, cette remarque, dont la pertinence n'a d'égale que celle des autres et nombreuses citations rassemblées régulièrement sur ce blogue par l'excellent Steka.

La souffrance, en tant qu'elle a une cause sociale, met d'autant plus en cause la domination qu'elle en expose l'arbitraire de manière flagrante et en pointe l'irrationalité. Elle est la preuve vécue que ce que l'on fait passer pour une organisation rationnelle de la société, fondée sur les lois immuables de l'économie, relève en réalité d'une irrationalité mythique que rien ne peut justifier en dernière instance. (Théodor Adorno)

A ce sujet, en lisant le Monde du 24 mars, on apprendra, avec un amusement dénué de toute surprise, que le théologien américain Harvey Cox, lisant, sur les conseils d'un ami qui lui avait assuré que c'était le meilleur moyen de comprendre la marche du monde, les pages du Wall Street Journal et celles, économiques, de Time ou de Newsweek a fait le constat suivant : "Je m'attendais à une terra incognita et je me suis au contraire retrouvé au pays du déjà-vu. Ces pages ressemblaient étrangement à la Genèse, à l'Epitre aux Romains, ou à La Cité de Dieu, de saint Augustin."

 

jeudi 21 mars 2024

Lourde & Lente

 

 

à André H., in memoriam

Une campagne de France. Au-delà de la ligne Bordeaux-Lyon. Un parc où les odeurs de lierre et de houx se mêlent harmonieusement à celles d’une terre humide et brune. Très douce, la pénombre est celle des grands arbres domestiqués de ce lieu qui hésite entre le faux naturel anglais et l’orgueilleux agencement d’un jardin à la française. Sur une des terrasses, une jeune femme m’attend. Elle a les cheveux châtains, légèrement ondulés. Elle a mis ses mains dans les poches d’un long manteau de laine noire. Je devine un haut de même couleur, des jean’s et des bottines de cuir marron. Son regard est d’un bleu qui n’a pas renoncé à une certaine mélancolie, ni à l’idée de ralentir le temps ou, du moins, à en extirper toute notion d’utilité. Derrière elle, le château où elle habite est une gentilhommière du XIVe siècle, restaurée par un industriel de la Belle Époque, oublié depuis. La jeune femme me regarde. Un sourire très pâle se devine sous ses pommettes. Elle m’attendait. Il règne autour d’elle un long parfum de sieste. Celle que l’on fait les yeux ouverts, dans le tic-tac paisible d’un été qui ne se dérobera jamais.


jeudi 29 février 2024

Dans la forêt

                        

                                   Elisa & André Breton, 1950