lundi 9 mai 2016

Banalités de base (4)

 
4. L’effondrement des grands récits et la montée de l’insignifiance

« Nous nous retrouvons dans un espace ni « autonomique », ni critique, ni même névrotique, mais dans un espace anomique sans repère et sans limite où tout s’inverse, c’est-à-dire un espace où tous les individus ne deviennent pas nécessairement psychotique, mais où les sollicitations pour le devenir abondent. » 

Jean-Pierre Dufour, L’Art de réduire les têtes.


Toute société normalement constituée transmet à ses membres une culture grâce à laquelle ils peuvent se repérer dans le monde, donner du sens à leur univers et à leur propre existence, et se conforter dans le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue dans cette communauté-là. L’illusion collective joue, à n’en pas douter, un rôle non négligeable dans ce partage de valeurs communes qui fonde la cohésion sociale ; mais sans cette forme de communion autour d’un même imaginaire social, c’est tout le tissu des relations sociales et la vie du groupe qui se trouvent menacés. Les sociétés sont invivables si elles ne savent plus inventer des conceptions idéales, des mythes qui mobilisent les énergies individuelles et soudent les âmes, des visions du futur qui fondent leurs buts idéaux et leurs espérances. 
 
Aujourd’hui, tout se passe comme si le système ne cherchait même plus à se faire désirer ni à obtenir l’adhésion volontaire de ses subordonnés en leur laissant augurer des lendemains qui chantent. Il s’impose par inertie grâce à sa fantastique puissance et apparaît si irrépressible dans sa fuite en avant que nul ne paraît entrevoir d’issue, d’autant qu’il est aujourd’hui communément admis qu’il n’y a plus d’alternatives depuis la faillite de l’expérience prétendument « communiste ». Et s’il en est qui s’effraient de sa puissance destructrice, la plupart suggèrent de ralentir son train, de corriger sa trajectoire, de lui donner un visage humain, de le moraliser, mais non de le démonter pièce par pièce avant qu’il n’implose emportant dans sa débâcle l’humanité et la nature.

Si notre société connaît une montée de l’insignifiance, c’est précisément parce qu’elle est incapable d’offrir à ceux qui la composent, de bonnes raisons d’espérer mener une vie bien remplie. Elle ne donne pas aux individus le sentiment que leur auto-accomplissement constitue le but de la vie ; au contraire : elle ne cherche même plus à cacher qu’ils sont au mieux les simples servants d’une mégamachine qui contient sa propre raison d’être : la puissance pour la puissance, la production pour la production, l’accumulation pour l’accumulation, la raison pour la raison, le progrès pour le progrès, la domination pour la domination, etc. Les exigences de ce Léviathan technico-scientifique devenant davantage pesantes et contraignantes, les hommes apparaissent de plus en plus inadaptés et superflus, en un mot obsolètes. Aucune perspective d’avenir ne leur est offerte hormis leur remplacement par une humanité reprogrammée génétiquement pour répondre aux besoins du monde des machines. En attendant, ils devront s’estimer heureux que le système se préoccupe d’assurer leur survie et les distrait d’une existence insipide en leur offrant un « cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante » - le fameux « tittynainment » de Zbigniew Brzezinski1.

1 Le conflit autour du projet de réforme des retraites a été, de ce point de vue, révélateur d’un double vide : il a montré que les gouvernants pas plus que ceux qui contestaient sa politique de « régression sociale » n’étaient porteurs de ce qu’il est convenu d’appeler un « projet de société » pour l’avenir. Les uns soutenaient qu’ils paraient au plus pressé et que les conditions de vie dans le futur seront pires qu’actuellement, les autres entendaient simplement défendre les « acquis sociaux »…


Our house


Le soleil était-il plus doux, à cette époque, dans le Laurel Canyon ? L'âge s'aurifie-t-il plus on s'éloigne de lui ? Cette nostalgie là nous sert-elle à supporter le présent ou à le rendre encore plus indéchiffrable ? Et où dorment les chats de Graham et Joni ?

dimanche 8 mai 2016

Banalités de base (3)



3. Genèse de la désolation

Si chaque avancée technologique considérée séparément semble désirable ,  le progrès technologique dans son ensemble restreint continuellement notre liberté.  

Theodor Kaczynski, La société industrielle et son avenir.

Ce monde-là est le produit d’une longue histoire. Ses prémices apparaissent dès le XIIe siècle, au moment où l’Europe occidentale connaît sa première révolution urbaine qui offre à la bourgeoisie naissante le théâtre de son épanouissement. A la Renaissance, la constitution des Etats modernes, l’alliance entre la grande bourgeoisie et les Princes, la montée des valeurs bourgeoises et les débuts de la technoscience, dessinent les contours du nouvel ordre social. A la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, l’accès au pouvoir de la bourgeoisie combiné à la révolution industrielle marquent symboliquement l’avènement d’une nouvelle civilisation, moderne et capitaliste, qui, brisant les « entraves » dressées par la tradition, est supposée embarquer l’humanité dans un mouvement illimité de progrès généralisé. L’amélioration du sort des travailleurs salariés tardant à se manifester, les chantres du capitalisme industriel, mais aussi ses contempteurs présumés les plus radicaux – à commencer par Marx – ont expliqué aux ouvriers que le temps œuvrait en leur faveur, que le développement continu des forces productives créait inexorablement les conditions matérielles de leur émancipation : en bref, qu’ils devaient prendre leur mal en patience.

Pour étayer leur entreprise de légitimation de l’ordre capitaliste, les idéologues bourgeois ont nourri leurs discours de l’imaginaire de la modernité, conçu au XVIIIe siècle à partir des valeurs des Lumières. Il était dit que « les progrès de l’esprit humain » allaient entraîner une spirale vertueuse enchaînant selon une séquence logique, l’essor des sciences et des techniques, la domination rationnelle de la nature par l’homme, la résolution du problème de la rareté, l’amélioration des conditions matérielles d’existence de l’ensemble de l’humanité, le bonheur, la paix et la fraternité universelles. Après deux siècles d’expérimentation, nous pouvons faire ce constat : non seulement, aucune de ses promesses n’a été tenue, mais c’est l’inverse du résultat escompté qui s’est produit.

Le progrès des sciences et des techniques devait être mis au service des hommes pour améliorer leurs conditions de vie : il n’existe pas une seule science qui n’ait apporté son soutien aux puissances mortifères ; quant au progrès technologique, au lieu de libérer les hommes, il les asservit au monde des machines. Ce même progrès devait les émanciper du joug de la nature : ils se sont finalement enchaînés à elle à force de la tyranniser. 

Il devait leur garantir bien-être matériel et psychique : malgré la croissance économique continue, les famines n’ont toujours pas disparu, et la misère et la pauvreté progressent dans tous les pays comme la consommation de neuroleptiques et d’antidépresseurs. Il devait créer les conditions économiques d’un nivellement social : les inégalités ne cessent de s’accentuer. Il devait affranchir les hommes de l’obligation de travailler : il produit des chômeurs et des exclus, et, dans le même temps, met des enfants au travail et exige des travailleurs une disponibilité qui dissout les frontières entre vie privée, vie sociale et vie au travail. Il devait faire de la femme l’égale de l’homme : quand il ne lui offre pas le travail salarié comme moyen de s’émanciper, il la traite comme un objet sexuel. Il devait policer les hommes, les rendre solidaires et faciliter leur intégration politique : la perte du sens moral et l’individualisme menacent la cohésion sociale, tandis que l’exercice du pouvoir demeure l’apanage d’une minorité, d’une « oligarchie libérale » dit Castoriadis. Il devait mettre fin à la mort sous ses formes violente et naturelle : à Auschwitz, Hiroshima et Nagasaki, il a pratiqué la mort industrielle, et depuis il fait planer sur l’humanité entière la menace de l’holocauste nucléaire ; et il lui faut à présent faire face aux maladies dites émergentes et nosocomiales, aux suicides des jeunes et des vieux. L’extension de ce mouvement à l’ensemble de la planète devait déboucher sur la paix et la fraternité universelles : le siècle dernier a connu deux guerres mondiales, quelques génocides, une multitude de conflits sanglants, et le nouveau perpétue cette sinistre tradition ; par ailleurs, en généralisant le niveau et le mode de vie occidentaux à tous les êtres humains, il a ravagé notre écosystème de façon parfois irréversible.

mercredi 4 mai 2016

Plouf


Attirés par l'image, nous plongeons sans savoir si nous raclerons le fond, palabrerons entre deux bulles avec une sirène, ou découvrirons l'entrée d'une grotte où d'austères pingouins n'ont rien trouvé de mieux pour attirer les nageurs que de vaporiser quelques fessiers rupestres sur l'écran de leur désolation.


mardi 3 mai 2016

Banalités de base (2)


2. Métèques et déclassés volontaires

« La vraie nouveauté, c’est qu’un nombre croissant de gens rejoignent le néoprolétariat par choix, parce qu’ils refusent la culture de la nanoseconde. De plus en plus de jeunes ont tendance à refuser de grimper les échelons, à préférer plus de temps libre à plus d’argent, à transformer leur emploi à plein temps en emploi à temps réduit et à se débarrasser de l’éthique du travail. »  
Peter Glotz, Die beschleunigte Gesellschaft, 1999.

Rien – aucune savante expertise, aucune position sociale dominante, aucune responsabilité politique majeure, aucun pouvoir spirituel reconnu – ne nous autorise à porter un regard sans concession sur le monde contemporain, hormis l’obligation qui nous est faite de composer avec lui, d’occuper une place en son sein. Nous nous déterminons en tant qu’homme « réels » qui déplorent de n’avoir pas la liberté de choisir le monde dans lequel ils souhaitent vivre. Et si nous nous plions à un rituel de présentation étranger à notre conception de l’homme1, qui consiste à décliner son statut social, ce n’est pas au nom d’une fatalité qui condamnerait tout individu à reproduire les structures mentales et dispositions d’esprit qui lui ont été inculquées par son groupe d’appartenance. C’est parce que nous sommes conscients que la structure de classes joue un rôle décisif dans le présent naufrage de la société, de l’humanité et de la nature. Nous n’ignorons pas non plus le poids de ce conditionnement social et idéologique sur la conscience et l’image que chacun a de lui-même. Mais nous sommes convaincus, et nous avons la prétention de le prouver par notre mode de vie et de pensée, que la dissidence est non seulement possible mais nécessaire. 

En conséquence, si nous rejetons le monde dans lequel les hasards de la vie nous ont immergés, ce n’est pas parce que nous appartenons à des titres divers à la classe des « néo-petits-bourgeois intellectuels ». Il s’agit là sans doute de notre statut tel que pourrait l’établir un sociologue, mais cette appartenance ne détermine en aucune façon notre engagement ; c’est plutôt ce dernier qui nous a conduits à occuper cette position sociale comme un pis-aller. En tout état de cause, nous ne nous sentons aucune affinité ni aucune communion de pensée avec ces intellectuels, professionnels stipendiés, qui se complaisent dans leur rôle de « mercenaires du capital ».

Nous savons que nous ne pouvons pas nous affranchir ni nous abstraire complètement du monde dans lequel nous vivons ; et nous n’ignorons pas qu’il serait illusoire de prétendre nous en sortir individuellement, égoïstement, sauf à jouer cyniquement de sa règle infernale – « Que les meilleurs gagnent, et que les autres crèvent ! » – et à participer ainsi à l’exclusion des « perdants ». C’est la raison pour laquelle, contraints de vivre dans une société qui n’offre comme idéal de vie qu’une lutte sans fin pour se tirer d’affaire nous refusons l’idée même de réussir. Nous veillons simplement à assurer notre survie économique sans zèle excessif pour ne pas courir le risque de piétiner nos semblables et de contribuer à la perpétuation d’un système que nous abhorrons. Le temps et l’énergie que nous ne consacrons pas à cette course du rat, nous en disposons librement pour jouir de la vie autant que faire se peut, et pour armer notre critique de ce système technico-totalitaire qui martyrise le vivant. Nul ne sort plus des rangs pour danser sur le volcan, à moins qu’il ne soit déclassé.

Malgré des sensibilités et des itinéraires de vie très différents, nous nous sommes retrouvés liés par le désir partagé de « danser sur le volcan ». Cette convergence exprime une même attitude réfractaire à la civilisation industrielle, mais aussi le même scepticisme à l’égard de ceux qui professent doctement sa contestation. Nous avons le sentiment que le monde moderne nous met dans la position des métèques au sens grec du terme, dans la mesure où il nous reconnaît formellement le statut d’hommes libres mais sans nous permettre de nous comporter comme des êtres réellement autonomes et capables d’être les acteurs de leur propre histoire et de leur propre vie. 

Aucun de nous ne croit au jeu politicien ni n’est membre d’un parti, d’un groupuscule ou de toute autre organisation du même tonneau ; aucun de nous ne se sent l’âme d’un militant, ce triste ascète du devoir citoyen. Et tous nous doutons des vertus du suffrage universel, de la démocratie dite représentative, au point pour certains de fuir les isoloirs comme la peste. Le cirque électoral nous paraît d’autant plus dérisoire que nous mesurons la puissance délétère de la société industrielle et l’ampleur des bouleversements qu’exigerait la création d’un monde harmonieux à la dimension humaine. On ne saurait espérer qu’un programme aussi radical soit défendu par des partis dont l’existence est lié aux intérêts de la domination, ou par des apôtres du grand soir qui se proposent de gérer, voire d’autogérer, en lieu et place des capitalistes et de leurs technocrates, le système tel qu’il est.

1 A cet individu défini par le monde de la marchandise, nous opposons « l’homme réel, l’homme de chair dressé sur la terre ferme et ronde et abreuvant ses poumons de toutes les forces de la nature », Marx, Manuscrits de 1844.

lundi 2 mai 2016

Banalités de base (1)




Il y a bien longtemps, avec deux camarades, nous avions rédigé à six mains ces notes comme une manière de préliminaires à la création d'une revue. La revue ne vit pas le jour mais ces "banalités de base" me semblent, encore aujourd'hui, conserver toute leur véracité et leur actualité.

1. Spectacle de la désolation et désolation du spectacle

« Rien n’est plus naturel que de considérer toutes choses à partir de soi, choisi comme centre du monde ; on se trouve par là capable de condamner le monde sans même vouloir entendre ses discours trompeurs. Il faut seulement marquer les limites précises qui bornent nécessairement cette autorité : sa propre place dans le cours du temps, et dans la société ; ce qu’on a fait et ce qu’on a connu, ses passions dominantes ». 
Guy Debord, Panégyrique
 
Quiconque prétend se déterminer librement et juger avec lucidité le monde dans lequel il vit, risque de passer pour un mystificateur, à moins qu’on ne le soupçonne d’être victime de son propre aveuglement. Gageons qu’il a de toute façon peu de chances d’être entendu par ceux qu’emporte le rythme imposé par la survie économique contemporaine. Il suffit pourtant de s’arrêter un moment, de faire abstraction de tout ce qui nous rattache à cet univers d’illusions et de contempler son agitation en nous en remettant à nos seuls sens, pour mesurer l’ampleur de l’effondrement. 
 
L’apparent consentement du plus grand nombre pourrait nous inciter à douter de notre propre entendement : pourquoi ne parvenons-nous pas à nous satisfaire d’une existence que le reste de l’humanité est supposée nous envier ? Mais notre raisonnable démence nous invite plutôt à retourner l’interrogation : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » Comment un système social fondé sur la dictature généralisée de la raison – raison d’Etat, rationalité économique et raison technico-scientifique confondues – peut-il espérer se perpétuer indéfiniment ? Alors que le simple bon sens laisse deviner l’inéluctabilité de la catastrophe, il poursuit sa frénétique course en avant avec la détermination d’une colonie de lemmings se jetant dans l’océan.

S’il est une passion qui nous anime, c’est bien le désir de vivre libre et pleinement dans l’harmonie du monde, et le souhait que chacun ici-bas puisse jouir de la même liberté de s’accomplir. Et si nous condamnons cette société-là, c’est bien parce que sa raison mortifère étouffe la vie, parce qu’elle nie son exubérance spontanée et les plaisirs gratuits de la rencontre, de l’amour, de l’amitié, de l’art, du savoir, de la création, de la tendresse, parce qu’elle déploie un ample mouvement d’artificialisation de la vie, de déshumanisation et de dénaturation, qui détruit la nature et fait du corps humain une prison aussi bien qu’une usine. Elle façonne un univers nécrophile peuplé de machineries qui rendent l’homme et la nature obsolètes.

L’exigence de renoncer aux illusions sur son état, est l’exigence de renoncer à un état qui a besoin des illusions. Les hommes sont entretenus dans l’illusion que leur longévité croissante, le recours aux neuroleptiques et l’envahissement de leur milieu de vie par les prothèses de la technologie moderne, leur donnent les moyens de mener une existence accomplie alors qu’ils consacrent l’essentiel du temps qu’ils croient gagner sur la mort à faire vivre les machines et à étendre ainsi leur règne hégémonique. « Tant qu’on invente dans les machines, on n’avance pas d’un pas vers le bonheur » écrivait Giono. En se repliant sur sa sphère privée, en s’enfermant dans son monde d’objets, non seulement l’homme s’éloigne du bonheur, mais il sombre dans la non-vie où, étranger à lui-même et aux autres, il dépérit, incapable de goûter aux joies et aux peines de la communication véritable.


mercredi 27 avril 2016

Air du temps



Par nature, le Bourgeois est haïsseur et destructeur de paradis. Quand il aperçoit un beau Domaine, son rêve est de couper les grands arbres, de tarir les sources, de tracer des rues, d'instaurer des boutiques et des urinoirs. Il appelle ça monter une affaire.

Léon Bloy, Éxégèse des lieux communs
 
 

jeudi 21 avril 2016

Sous le ciel d'un été précoce



Il ne faut pas rêver du départ mais le prendre, certain qu'en cours de route deux, trois, voire quatre jolis petits miracles s'accompliront.


jeudi 14 avril 2016

Proposition




Si le mouvement actuel de contestation de l'ordre établi devait se trouver un symbole, un étendard, voire même une oriflamme derrière laquelle se rassembler, je suggérerais cette très humaine main négative. Simple à reproduire, à imprimer, à taguer, à arborer ou à brandir, cette main là – que l'on en fasse un poing ou une paume accueillante – me semble propre à accomplir de belles choses.