Était-ce une particularité de mon caractère ? Était-ce dû à l'éducation dispensée par des parents sensibles à la question sociale ? Ou s'agissait-il d'un épisode traumatique plus ancien que j'avais oublié ? Enfant heureux et rêveur, avide des univers imaginaires que me livraient la littérature, la BD et le cinéma, je n'ai pourtant jamais oublié cette Blanche Neige à l'air emprunté qui apparût dans le jardin d'un camarade, à l'occasion de l'anniversaire qu'avaient organisé ses parents pour ses huit ans. Avec elle, une demi-douzaine de comédiens avaient été embauchée pour jouer les personnages préférés de notre génération.
Dans le jardin de leur luxueuse villa, entre gâteaux ventrus et musique incessante, nous pûmes frayer avec Peter Pan, Robin des Bois et, parmi quelques autres, le terrible capitaine Crochet. Pourtant, loin d'être émerveillé par ces apparitions, je passais l'après-midi à observer avec circonspection une Blanche Neige aux yeux cernés, un Robin des Bois qui sentait la transpiration et un capitaine Crochet avec de sérieux problèmes de peau.
Pour
être franc, je ne m'offusquais pas de ces odeurs, ni de cette
carnation tourmentée. C'était plus complexe : ces
manifestations trahissaient leur humanité et m'amenaient à
ressentir une gêne confuse à l'idée que des adultes soient obligés
d'accomplir une telle activité. En outre, j'avais surpris la mère
de mon camarade tancer Blanche Neige à plusieurs reprises pour lui
reprocher son manque d'enthousiasme.
Est-ce que l'usage d'un déodorant, d'anti-cernes, ou la consultation d'un dermatologue aurait changé la donne ? Avec le recul, j'en doute. Chez le petit garçon que j'étais, persistait la sensation, certes imprécise mais bien présente, que ce merveilleux là (ce que je ne savais pas être encore les produits dérivés de la culture de masse) semblait ne devoir se manifester qu'avec effort, par le biais de personnes qui effectuaient un travail pénible, loin de la passion et de la joie qui constituaient l'essence même de ces êtres mirifiques.
Quelque chose clochait. Du haut de mes huit ans, je me disais qu'on ne doit pas souffrir quand on est Peter Pan, que Blanche Neige ne doit pas se fatiguer ainsi, et surtout, que personne ne doit être obligé de faire croire qu'il est Robin des Bois quand, visiblement, il n'a aucun plaisir à grimper à un arbre.
À sa façon, cette après-midi fut fondatrice. Cette gêne, l'impression de surprendre un acte vaguement obscène, a resurgi chaque fois que je me suis trouvé face à un semblable spectacle. Plus tard, bien sûr, j'ai pu mettre des mots sur ce malaise. Ce que j'avais senti cette après-midi là était l'odeur que perçoivent, malgré eux, les bambins qui vivent ce genre d'expérience : celle d'employés sous-payés et fatigués ; l'exhalaison que la grosse gueule du Capital laisse sur la soie de songe des enfants. C'est cet étrange remugle que le petit garçon que j'étais avait perçu lorsque que Blanche Neige avait franchi d'un pas incertain la porte du local à piscine des parents de Lucas Bernardini.
2 commentaires:
Quel texte ! J'aime sa densité. il dit tant en si peu de mots.
Merci à vous, cher Kwarkito !
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